LA COURTE EVASION (Le sosie) |
CHAPITRE 2 COMME SI JE ME REGARDAIS DANS UN MIROIR |
Giacomo, cet été-là, vint sur son pavillon de chasse, à la limite des bois du village. Oui, au château. Giacomo, tu le connais aussi bien que moi, était à cette époque un garçon triste. Je ne sais pas depuis quand, il ruminait ce désir en lui. Et il savait qu'il ne pouvait le réaliser. Mais il est mieux à présent, et je suis content d'avoir d'une certaine façon contribué à le rendre heureux. Mais à cette époque, je ne savais rien de lui, parce que le château était de l'autre côté des collines et qu'il n'était jamais venu au village. J'allais encore moins au château, évidemment. Et donc, cette après-midi-là, Giacomo, pendant une chasse en battue, dépassa les bois du village. C'était dimanche, j'étais libre sinon rien ne serait arrivé. Il décida de laisser son cheval pour faire un tour. Enfin seul, profitant de ce qu'il avait distancé sa suite. Il fouetta son cheval pour le renvoyer vers la chasse, sauta la barrière, et rentra dans le bois en jouissant de l'idée de s'échapper pour quelques minutes. Il savait qu'ils le chercheraient et le retrouveraient rapidement, le ramenant dans sa cage dorée. Je venais juste d'avoir une de mes rencontres secrètes avec Lorenzo et je traversais les bois pour rentrer chez moi quand soudain je le vis en face de moi. Je n'avais jusqu'alors jamais vu une personne aussi élégante et raffinée. Il était beau, dans sa tenue de cheval, le fusil brillant sur l'épaule, la poire à poudre à la ceinture, les vêtements de soie le moulant comme une seconde peau, et le haut de forme rouge. Je le regardais, complètement fasciné. Non, à ce moment, aucun de nous deux ne s'était encore aperçu de quoi que ce soit. Il me regarda, me salua d'un mouvement de tête et dit, "Bonjour, je m'appelle Giacomo, et toi ?" "Giorgio, monsieur." "Tu ne sais pas qui je suis ?" "Vous êtes un seigneur, à l'évidence. Vous devez avoir beaucoup d'argent, pour être aussi bien habillé. Je n'avais encore jamais vu quelqu'un de si élégant, pas même le fils du docteur." Il sourit, peut-être amusé, "Oui, je pense que je suis riche. Quel travail fais-tu ?" "Je suis garçon de salle à l'auberge, monsieur." "Quel âge as-tu ?" "Dix sept ans, monsieur." "Le même âge que moi... pourquoi ne me pas me dire tu, alors ?" me dit-il avec un sourire engageant. Je passai mes doigts dans ma tignasse et dit, "Très bien, Giacomo, comme tu voudras." Il eut un sourire satisfait et me demanda, "As-tu beaucoup d'amis ?" "Oui, bien sûr, presque tout le village. Je suis né ici." "Tu as de la chance..." "Pas toi ?" "Non. Très peu... et pas de vrais amis, en fait, tu sais." "Mais que fais-tu dans la forêt ?" "Je m'évade." "Tu t'évades ? De quoi ?" "Des gardes..." "Tu as volé ?" lui demandais-je ahuri, tout en pensant à mon père. "Oui, je vole de la liberté." "Etais-tu en prison ?" lui demandais-je encore plus surpris. Si élégamment vêtu, comme pouvait-il fuir une prison ? "Une sorte de prison. Tu ne sais vraiment pas qui je suis ?" "Giacomo !" lui répondis-je en plaisantant. "Et... pour toi, quel travail fait mon père ?" "S'il est riche... il ne fait rien." "Voudrais-tu voir le portrait de mon père ?" "Hein ? Oui..." répondis-je en pensant que c'était une drôle d'idée de se promener avec le portrait de son père. Il fouilla dans une escarcelle, en sortit une pièce d'or et me la montra en disant, "Tu vois, c'est mon père." Je regardai la pièce et dis, "Mais c'est le Roi Stéphane !" "Exactement..." dit-il tranquillement. Je mis un instant à comprendre. Puis j'écarquillai tellement les yeux qu'il se mit à rire. Non, bien sûr, je le crus tout de suite. Je ne sais pas pourquoi, peut-être seulement parce que je sentais qu'il était sincère. "Tu es le prince ? Giacomo, le prince héritier ?" "Oui, malheureusement." "Tu dis malheureusement ? Mais pourquoi ? Tout le monde voudrait ta place ! Surtout moi, merde... !" "Et moi, je voudrais être à ta place. Pour vivre librement, pour jouer avec mes amis, pour ne pas devoir obéir aux règles de l'étiquette de la Cour..." Nous étions en train de parler quand les cors de chasse sonnèrent à peu de distance. Il eut un sourire triste et dit, "Écoute, ils se sont aperçus de ma fuite. C'est la sonnerie en cas de danger. Combien de temps vais-je rester libre avant qu'ils ne me rattrapent ? Tu vois ? Maintenant, c'est moi, le gibier, pas le renard. Je pense que les renards doivent pousser un ouf de soulagement." Il disait ces mots avec une telle tristesse que d'instinct, je lui dis, "Écoute, veux-tu que je te cache ? Au moins pour un moment, jusqu'à ce que tu décides qu'ils te retrouvent ?" "Tu parles ! Je voudrais... qu'ils ne me retrouvent jamais..." "Viens, alors, dépêche-toi..." lui dis-je. Il me regarda avec des yeux excités, sourit et me dit un "Merci !" à voix basse et me suivit. Et bien je suis agile, mais il l'était aussi, il me suivit en courant dans la forêt sans ralentir, sans trébucher. Je le guidais vers la route, vérifiai qu'il n'y avait personne et la lui fit traverser. Nous entrâmes dans un champ de maïs, plus hauts que nous, à cette saison et je le guidais vers l'étang de pêche. Je savais qu'il y avait là de vieilles cabanes qui ne servaient plus. Je l'y conduisis. "Bon, ils auront du mal à venir te chercher là, au moins avant un moment." lui dis-je heureux et essoufflé. "C'est sûr. D'abord ils me chercheront dans la réserve, et puis peut-être aussi dans les bois. Qu'est-ce qu'on peut faire, maintenant ?" "Tu veux te baigner ? L'eau de l'étang est chaude, c'est bon de s'y plonger. Tu sais nager ?" "Evidement ! Mais je n'ai pas de maillot..." "Un maillot ? Pourquoi faire ? Ici on se baigne nu !" "Nu ? Vraiment, tout nu ? Ça doit être bien !" "Allez, déshabille-toi et plonge, alors !" Riant de bonheur, il se déshabilla. Bien qu'il ait plus de vêtements que moi, nous avons été nus ensemble. Laissant les vêtements sur le sol de la cabane, nous courûmes pour plonger. En émergeant, il cria, "Quelle sensation merveilleuse ! Je n'ai jamais rien senti d'aussi magnifique de toute ma vie. Nous jouâmes à nous arroser, à nager, riant comme des fous. Puis sortant de l'eau, nous nous étendîmes pour sécher sur l'herbe, au soleil. Giacomo était en extase. "Merci, Giogio..." dit-il en se tournant vers moi sur le côté; dressé sur le coude. "Merci de quoi ? L'étang n'est pas à moi !" "Non... Tu me traites comme un ami, pas comme un prince." "Et bien..." répondis-je, troublé de l'émotion que je sentais dans sa voix. "Je voudrais tant rester ici. Être à ta place... Oh oui, ça doit être si beau..." "Et moi à la tienne, vraiment ! Beaux habits, nourriture de seigneur, tous prêts à me servir, s'inclinant devant moi..." "J'échangerais vraiment avec toi, tu sais ?" dit-il. Il regarda lentement mon corps de haut en bas, et dit, "Sais-tu que nous sommes semblables ? Vraiment... regarde, on a l'air de jumeaux... Et... nos figures aussi... Si tu te coiffais comme moi... Les yeux de la même couleur... Tu pourrais passer pour moi, et moi pour toi, sans problème... "D'accord," lui dis-je, amusé, "même si personne ne le remarque, ça sera facile pour toi d'être garçon de salle, mais moi, prince... complètement impossible !" "Tu crois ? Écoute, Giorgio, est-ce que je peux mettre tes vêtements, juste pour un moment ? Tu veux bien ?" "D'accord, et moi les tiens ?" répondis-je, amusé par le jeu. Nous retournâmes dans la cabane et chacun revêtit les habits de l'autre. Quelle sensation merveilleuse, ces sous-vêtements de soie sur ma peau ! Et ils m'allaient à merveille. "Ça chatouille... Ce tissu rugueux... Mais quelle sensation de liberté. Et ils sont à ma taille, tu vois ? Je ne pourrais pas passer pour toi ?" "Et bien..." dis-je en le regardant, un peu effaré, "À part les cheveux... oui... Mon Dieu, tu as vraiment l'air d'être moi !" m'exclamais-je. "Et toi pour moi, absolument. J'ai l'impression de me regarder dans un miroir ! Giorgio... prends ma place, s'il te plait ! Je suis sérieux, laisse-moi prendre ta place !" "Mais merde, c'est pas possible, tu le sais bien. Tu ne connais pas ma famille, aucun de mes amis, et je ne connais aucun des tiens. Je n'ai pas tes souvenirs, ni toi les miens. Ils verront tout de suite que ça va pas. Et c'est moi qui vais payer, pas toi... C'est toi, le prince... Et puis, le roi, la reine, tu peux imaginer, ils vont tout de suite voir que je ne suis pas leur fils !" "Oh, je ne les rencontre presque jamais. Ecoute, il y a une manière pour que ça marche pour chacun de nous... Nous n'avons qu'à faire semblant d'avoir eu un accident et d'avoir perdu la mémoire... Et tu te coiffes comme moi. Rien d'autre. Tout ira très bien." "Perdre la mémoire ?" "Oui, ça s'appelle une amnésie. Alors ça sera naturel que tu ne saches plus quoi faire, que tu ne reconnaisses personne autour de toi, que tu ne connaisses plus rien. Ça marchera très bien, tu verras... S'il te plait... "Mais... comment fait-on semblant d'avoir perdu la mémoire ?" demandais-je, commençant à être fasciné à l'idée de jouer au prince pendant un moment. Parce que tôt ou tard, me disais-je, il se fatiguerait de la pauvre vie qu'il devait avoir à ma place, et il faudrait échanger de nouveau. "Comme ça, regarde... Essaye de me poser des questions, de me saluer, ainsi de suite... comme si j'étais Giorgio et que tu étais un de mes amis..." "Ah... bon... Salut, Giogio !" m'exclamais-je en entrant dans le jeu. "Hein ? Tu me parles ?" "Bien sûr que je te parle ! Qu'est-ce qu'il y a ?" "Excuse-moi, mais... on se connaît ?" "Hé, mais de qui tu te moques ? C'est moi, Daniele, non, ?" "Daniele qui ? Je ne me rappelle pas de toi..." dit Giacomo, avec un regard interrogatif, comme s'il cherchait à se rappeler quelque chose... "Merde... quel acteur..." lui dis-je. "Acteur ? Moi ? Je ne sais pas. Mais où sommes nous ?" "Hé, arrête, j'ai compris. Mais on peut vraiment perdre la mémoire comme ça ? D'un seul coup ?" "Oui. Par exemple en tombant d'un cheval." "D'accord, pour toi c'est facile, tu étais vraiment sur un cheval... Mais pour moi... Je veux dire... Pour toi, dans mon rôle ?" "Je peux avoir glissé ici, à l'étang et m'être tapé la tête sur une pierre, par exemple. Je rentre dans ton village en regardant autour de moi avec un air perdu, jusqu'à ce qu'un de tes amis ou de te famille me récupère... Et ils pourraient te retrouver errant dans la réserve de chasse... Allez, Giorgio, s'il te plait... Faisons-le..." Je le fis me supplier encore un peu, mais je me sentais de plus en plus prêt à céder. C'était peut-être aussi, l'inconscience de mes dix sept ans... mais ça me semblait de plus en plus faisable. Et je me sentais de plus en plus tenté... Soudain, être un seigneur... Mieux, le Prince ! "Mais..." rétorquais-je encore, "Quand ils vont me trouver, qu'est-ce qu'ils vont faire ? Quand ils vont comprendre que j'ai perdu la mémoire, qu'est ce qu'ils vont faire ? Ils vont m'enfermer dans un asile de fous ?" "Sûrement pas ! Ils vont essayer de te guérir, et puis ils vont te réapprendre tout ce que tu es supposé savoir, c'est à dire tout de que je sais... Ça tu t'en rappelleras, les noms, l'étiquette de la cour, et ainsi de suite... Pareil pour moi, ta famille, tes amis feront pareil, non ? Alors ? Tu es d'accord ? Allez, Giorgio, s'il te plait..." Et en conclusion, comme tu le sais, nous échangeâmes nos rôles. Je remis mes vêtements, allais chez ma tante, pris des ciseaux, un peigne et un petit miroir, et revins à la cabane. Il me coupa les cheveux, et nous échangeâmes encore nos vêtements. Et puis nous fixâmes un rendez-vous. On se retrouverait à l'étang en novembre Après s'être serré dans les bras, se souhaitant bonne chance et au revoir, je retournais dans la forêt pendant qu'il attendait dans la cabane. Il rentrerait au village plus tard dans la soirée, trempé et boueux. J'arrivai à la clôture de la réserve sans problème. On n'entendait aucun bruit. Je me glissais à l'intérieur, et me mis à errer. Surtout parce que je ne savais pas où aller, et puis c'était à eux de me trouver. Comment je me sentais ? Et bien... Un peu anxieux, mais aussi excité. Parfois, je me disais que je m'étais mis dans un beau pétrin, où alors qu'une extraordinaire aventure m'attendait. Je pense que j'ai divagué pendant à peu près une heure, remontant vers les collines. Le jour baissait. Et puis j'ai entendu des chevaux et vu les torches. Ils ratissaient le terrain à cheval et à pied, des dizaines d'hommes, de serviteurs, de gardes. Le monde entier semblait là, à chercher. Et ils appelaient. Je me sentais indécis, inquiet, excité, perdu. Une partie de moi aurait voulu fuir, mais l'autre partie voulait qu'ils me trouvent, que commence l'aventure. Et finalement, ils me virent. Ils se précipitèrent tous vers moi. À cet instant, la peur me paralysa et, quand ils arrivèrent sur moi, je tremblais comme une feuille. "Altesse, enfin... Qu'est-ce qui c'est passé ? Nous étions si inquiets pour vous, quand nous avons vu votre cheval revenir seul. Où êtes-vous allé ? On vous cherche depuis des heures." "Mon cheval ?" balbutiais-je sentant une grande confusion, la peur m'envahir. "Vous allez bien, Altesse ?" me demanda un homme en uniforme. "Hein ? Oui... non... Je ne sais pas..." Je bégayais, réellement affolé par cette foule de visages inquiets, inconnus qui m'entouraient. "Altesse, venez..." "Altesse ?" demandais-je, et pas pour jouer. C'était la première fois que j'entendais ce titre. Si nous parlions du roi et du prince, au village, nous disions juste le roi et le prince. Mais sûrement pas Altesse ou Majesté. Mais ma question, mon expression confuse firent leur effet. "Amenez une litière, vite ! Son Altesse ne se sent pas bien !" cria l'homme en uniforme. Puis il dit, "Appuyez-vous sur moi, Altesse, on vous ramène au château." "Hein ? Où ?" demandais-je, retrouvant mon courage, et commençant vraiment à jouer mon rôle. "Au château, Altesse. Ah, un cavalier doit aller informer Sa Majesté, vite ! Sonnez la fin de l'alerte..." dit l'homme précipitamment et il commença à donner des ordres à droite et à gauche. Chacun obéissait rapidement. Je pensai qu'il devait être quelqu'un d'important. La litière arriva, il me firent coucher dedans, me couvrirent d'une couverture et me transportèrent. C'était une agréable sensation, d'être transporté ainsi, confortablement. Autour de nous, des hommes avec des torches éclairaient la route. "Où me conduisez-vous ?" demandais-je d'un ton égaré. "Au château, Altesse, évidemment." "Au château ?" demandais-je encore, et en même temps, je me demandais s'il fallait aussi demander ce qu'était un château... Après une amnésie, de quoi se rappelle-t-on et qu'a-t-on oublié ? C'était un problème. C'est sûr que je ne me rappelais pas ma vie de prince mais je pouvais me rappeler de choses comme les chevaux, les châteaux, le lit, le pain, salut et comment ça va... Je décidai que je pouvais me souvenir de choses comme ça. Ou alors je risquais de ne même pas pouvoir parler. Mais de toutes façons, les choses que j'avais oubliées seraient nombreuses. À l'arrivée au château (quelle construction de rêve ! Je n'en avais jamais vu, même de loin..) mon "père", le roi, et ma "mère" se précipitèrent vers moi. Ils avaient l'air inquiets (le roi ressemblait vraiment à la monnaie, juste un peu plus vieux). "Giacomo, mon fils, qu'est-il arrivé ?" me demanda le roi. Je me remis à trembler. À me moquer du roi... je risquais peut-être ma tête... L'homme en uniforme vint à ma rescousse. "Nous avons peur que Son Altesse ait eu un accident, Majesté. Il a peut-être été désarçonné et le choc... Je crois que Son Altesse est en état de confusion mentale." La reine posa sa main sur mon front et me demanda, "Comment te sens-tu, Giacomo ?" "Perdu... Où sommes-nous ?" Question parfaite ! C'est ainsi que ma carrière de prince, et de prince qui n'a plus de mémoire commença. Une visite médicale approfondie, "Son physique ne semble pas avoir été touché. Mais il est dans un état évident de confusion avec perte de mémoire. Nous ne savons pas si c'est définitif on non." fut le rapport médical. Je fus tout de suite reconduit à la capitale. Encore des visites, même rapport. Et ma "convalescence" commença. Petit à petit, j'appris à me retrouver dans l'immense palais royal, à me "souvenir" des noms, des titres et des grades (et à savoir ce qu'ils voulaient dire). Ils m'avaient affecté, outre les serviteurs déjà au service de Giacomo, un garde noble qui était toujours à mes côtés (oui, c'est toi, mon gentil Gualtiero), qui devait me guider, m'assister et me conseiller et une série de précepteurs. De ce qui s'est passé après, tu sais presque tout, puisque tu étais plus proche de moi qu'aucun autre. Mais tu veux savoir ce que je pensais, ce que je ressentais ? Au début, une grande curiosité et une remarquable excitation pour cette vie de luxe et de confort. Par exemple, le fait que je me baigne tous les jours. Quelle belle sensation, et quel luxe ! Et l'eau était même parfumée ! Tu penses, pour un petit campagnard comme moi, quelle expérience ! Mais aussi beaucoup de problèmes. Je ne savais même pas qu'il y avait une façon spéciale d'utiliser les couverts, les couteaux, de boire... faire les choses ordinaires. J'avais tout à apprendre (à réapprendre, officiellement). Heureusement, j'ai toujours eu une grande facilité pour apprendre, pour retenir, pour comprendre... Et puis les interminables leçons de mes précepteurs... Mon Dieu, tant de choses que le pauvre Giacomo devait supporter ! Je commençais à le comprendre. Mais il y avait tant de cotés positifs... Et toi ? Et bien au début, je te percevais un peu comme mon ange gardien quand tu me rappelais mille petites choses, comment me tenir, quoi dire ou quoi faire. Pour toi, il a dû être pesant de servir de nounou à un "garçon amnésique". Mais petit à petit, j'ai découvert en toi un ami sincère, discret, dévoué, habile et attentif... Un ami vrai. Avant d'être appelé à mon service, tu ne connaissais le prince que de vue, non ? Qui sait pourquoi c'est toi qu'ils ont pris pour cette tâche ? Je crois au destin... j'y crois au moins à cause de ça. Quand le premier mois a été passé, je me suis retrouvé face à un problème. J'avais un besoin fou de faire l'amour. Oui, tu me plaisais beaucoup... et il y en avait d'autres qui me faisaient phantasmer. Mais, bien que tu sois toujours à mes côtés, comment t'approcher ? Oui, tu avais été un des premiers à exciter mes désirs. Peut-être parce que tu devais dormir dans ma chambre... Je te regardais te déshabiller, à moitié caché par le paravent, et tu ne savais pas que je voyais ton ombre contre le mur, et que ça m'excitait. Parfois je pouvais voir tes formes les plus secrètes, surtout le soir, quand tu étais un peu excité et que l'ombre me révélait ton état. Je sais qu'heureusement, tu ne t'en apercevais pas. Le premier fut Fabiano, le serviteur qui, chaque matin, m'aidait à prendre mon bain. Tu restais dans la chambre, pendant ce temps. Quand Fabiano me savonnait, ça m'excitait. C'était un beau jeune homme, et ses mains sur mon corps étaient plus qu'agréables. Au début, j'avais un peu honte de ces érections que je n'avais aucun moyen de cacher, mais il semblait (il semblait seulement) qu'il ne s'en soucie pas. Et puis j'ai remarqué que sa livrée, quand j'étais excité, se tendait entre ses jambes... Tu sais, même s'il portait des sous-vêtements étroits, les chausses blanches ne cachaient pas grand chose. Le fait que Fabiano s'excite quand je l'étais me fit réfléchir. Et le fait que ses massages se fassent plus longs et plaisants sur certaines parties de mon anatomie (comme les seins, le ventre, les fesses...) me firent réfléchir encore plus. Jusqu'à ce qu'un matin je me décide et, sans un mot, je guide sa main sur mon membre tendu. Il se crispa, résista légèrement, rougit, mais je ne le laissais pas se dérober. Et finalement, il se mit aussi à la masser. Alors je mis la main sur son panier gonflé, entre ses jambes et la palpai. Il rougit de nouveau, mais continua à la masser, ou plutôt, il commença à me masturber doucement. Jusqu'à me faire jouir... C'était bon, dans l'eau chaude et parfumée. Je fermais les yeux, profitant des sensations. Il finit ma toilette, me fit sortir du baquet et me sécha. Sans dire un mot. Le matin, suivant je n'eus pas besoin de guider sa main... Et quand je passai la main entre ses jambes, il ne me regarda pas avec surprise. Il eut juste un léger sursaut quand je mis mes lèvres sur sa braguette gonflée et la frottais. Je le sentis en réponse palpiter fortement. Et le matin suivant ou celui d'après, je ne sais plus exactement, j'étais assis dans le baquet, je déboutonnai ses chausses et libérai son membre des sous-vêtements si ajustés. Je commençai à le sucer. Il poussa un hoquet étouffé (je me suis demandé si par hasard, tu l'avais entendu... non, hein !) et puis, quand je me suis levé, il s'est baissé par courtoisie réciproque. C'était fait ! Non, à part les tous premiers jours, nous ne l'avons pas fait tous les matins. Assez souvent, cependant. En silence, avec l'angoisse diffuse d'être découverts, mais l'étiquette me protégeait. Personne n'aurait osé pénétrer dans ma salle de bain sans demander ma permission, même toi. La nudité, à la cour, est un tabou puissant. Et puis le professeur Manfredo. Tu sais que j'ai tout de suite aimé le latin. Mais aussi mon précepteur de latin. Allons, Manfredo était beau. Je ne dis pas que... mais il avait un beau corps, et même sa figure était belle. Et puis... Non, c'est arrivé plus tard, beaucoup plus tard. Mais bon, procédons par ordre. Je vivais dans le palais depuis un peu plus d'un mois. Ils ne m'avaient pas laissé sortir, à part dans un jardin intérieur. Mais je ne m'ennuyais pas, j'avais tant de choses à découvrir. Et puis tu étais là, et avec toi, je me sentais de mieux en mieux. Bien sûr, je n'avais encore rien essayé avec toi, tu avais l'air si... Tu ne me donnais pas la plus petite raison de croire que tu me désirais. En plus, ce que je faisais avec Fabiano allégeait un peu mes tensions sexuelles ou au moins apaisait mon désir physique. Manfredo ? Je te l'ai dit, il me plaisait, physiquement. Et aussi de caractère, même s'il était un peu trop sévère, un vrai "Monsieur le Professeur". Je n'ai pas compris tout de suite qu'il m'aimait bien, il était capable de le cacher au moins aussi bien que toi. L'étincelle est venue d'un livre que j'avais trouvé dans la bibliothèque du palais. Je me rappelle le titre, "De moribus Graecorum". Il y avait une image, parmi les autres qui montrait Zeus kidnappant Ganymède. Il l'emmène dans les airs, le tenant dans ses bras et il l'embrasse. De l'image, j'avais deviné le contenu, au moins pour ces pages, mais mon latin n'en était qu'à ses débuts, alors je ne le comprenais pas. Alors un jour j'ai demandé à Manfredo de le traduire. "Altesse, c'est juste un mythe ancien de peu d'intérêt." me répondit-il, mais son air un peu embarrassé me fit comprendre que j'avais deviné juste. Alors j'ai insisté. Pour faire bref, il finit par m'expliquer que dans la Grèce antique la pédérastie était une pratique courante. Il me déclara ça d'une façon alambiquée (pour moi, le mot pédérastie était une nouveauté). Mais quand je compris, je lui demandais, "Vous voulez dire qu'un jeune homme ou même sa famille, demandait à un adulte de l'initier à l'érotisme ? C'était normal de le faire entre deux hommes ?" "Oui, Altesse, à cette époque, c'était comme ça." admit-il avec embarras. "Mais à présent, arrive-t-il que deux hommes fassent de telles choses entre eux ?" lui demandais-je en jouant les ingénus. "Et bien, cela arrive parfois, Altesse. Mais à la différence de la Grèce antique, notre société condamne ces pratiques." "Si c'est condamnable, comment cela peut-il arriver ?" "L'amour extra-conjugal aussi est condamnable, dans les mots et selon la loi, mais il est pratiqué avec une certaine liberté. Il suffit qu'on ne le sache pas, de ne pas le faire voir en public, de ne pas en parler." "Mais alors, si on n'en parle pas, si un jeune de notre époque désire être aimé d'un adulte, il ne saura pas se faire comprendre des adultes, non ? Ou l'adulte du plus jeune." "L'homme est ingénieux, il trouve toujours le moyen de dire l'indicible, d'exprimer l'inexprimable." "Comment, par exemple ?" lui demandais-je. "Vous me mettez dans l'embarras, Altesse. Ce sont des choses dont on ne parle pas, comme je vous l'ai dit." "Je ne sais rien, je ne me rappelle de rien. Vous ne pensez pas que je devrais aussi savoir pour ces choses ?" demandais-je en posant une main sur les siennes, sur la table, en le regardant dans les yeux. L'imperturbable Manfredo parut troublé. Sincèrement, je ne m'attendais pas à ça. Mais ça me fit penser qu'après tout, l'irréprochable professeur ressentait quelque chose "d'inavouable". "S'il vous plait..." insistai-je d'une voix douce, le regardant dans les yeux et lui caressant légèrement les mains. Il retira sa main, encore plus troublé, sans répondre. Alors je décidai d'attaquer, de risquer... J'étais excité, et je me sentais encore plus attiré par lui. Je mis ma main sur la sienne, en serrant un peu. Je lui dis, "Si par exemple, vous m'attiriez, comment pourrais-je vous le faire savoir ? Ou vous par moi, expliquez-moi, je vous en prie." "Vous êtes le prince héritier, je ne suis qu'un précepteur..." "Imaginons que nous ne soyons que des gens ordinaires." "Si vous étiez... Vous me demandez trop, Altesse." Il était de plus en plus troublé, je pouvais le sentir. Je resserrai la pression sur sa main et je dis. "Est-ce que je vous demanderais de m'embrasser ?" Il me regarda, interloqué, je lui souris. Il hocha lentement la tête puis il demanda, "Pourquoi insistez-vous tellement ?" "Parce que... Si vous ne m'expliquez pas comment les choses arrivent, il ne me reste qu'à les essayer à ma manière. J'aimerais vraiment que vous m'embrassiez, que vous m'appreniez à embrasser." "Moi, Altesse ? Pourquoi moi ?" "Parce que je pense que vous êtes un bon professeur... et parce que j'aime vos lèvres." Cette fois, il rougit visiblement. "Vous ne devriez pas dire de telles choses..." murmura-t-il. "Mais si vous ne m'expliquez pas... Embrassez-moi, je vous en prie..." Finalement, les yeux brillants comme s'il avait de la fièvre, il se pencha vers moi, me prit dans ses bras, m'attira vers lui, et m'embrassa sur la bouche, avec un transport et une passion incroyable. Je baissai alors la main pour le caresser entre les jambes, et je sentis son excitation. Je murmurai d'une voix excitée, "Je voudrais que vous m'enseigniez tout... vraiment tout..." "Altesse..." murmura-t-il et lui aussi explora de la main entre mes cuisses, fouillant avec une passion fiévreuse pour testermom érection. Puis il s'écarta de moi et dit, d'une voix cassée, presque tremblante, "C'est dangereux, ici. Quelqu'un pourrait entrer." 'Dites-moi où et quand, alors." "Vous n'êtes jamais seul, Altesse... Votre ordonnance, à ce moment précis, est derrière cette porte." "Nous devons trouver un moyen. J'aime votre façon d'embrasser, de me toucher. Je veux aller plus loin, avec vous. Je vous en prie." Et bien, sais-tu comment n'est.ce pas? Sous le prétexte de recherches dans la bibliothèque, pendant que tu attendais dans le salon, nous sommes montés dans la salle des manuscrits. La longue échelle de bois grinçante nous aurait donné l'alarme. Une caisse poussée contre la petite porte aurait éventuellement retardé son ouverture et donné le temps de nous rajuster. La première fois que nous y montâmes, dès que nous fûmes seuls, Manfredo me montra son désir, sa chaleur. Quand je m'offris à lui, il me prit avec une vraie fougue, mais il aimait aussi être pénétré, et il fut le premier homme à me recevoir en lui. J'aimais beaucoup le faire avec lui, c'était bien plus satisfaisant que de se sucer mutuellement comme je le faisais avec Fabiano dans la salle de bain. Nous n'avions pas beaucoup de temps, il fallait le faire rapidement, à moitié habillé, mais nos unions, même si elles étaient courtes étaient particulièrement intenses. Certainement aussi, le secret de la chose la rendait encore plus excitante. J'étais satisfait, j'avais maintenant deux possibilités de faire l'amour et je me sentais suffisamment comblé. Mais c'est sûr, en moi, je continuais à rêver de toi. Plusieurs fois, pendant la nuit, j'éprouvai la tentation de sortir de mon lit pour me glisser dans le tien. C'est dommage que je n'aie pas osé. Mais la chose importante est qu'à présent nous soyons ensemble. La vie de la Cour ne te manque-t-elle pas ? Non ? Pas même un peu ? Tu es vraiment gentil. J'ai eu de la chance de t'avoir découvert, et, grâce à toi, de découvrir l'amour.
|