LA COMMUNE LIBRE DE SYLVANA CHAPITRE 1

Une brève histoire de la Commune de Sylvana - par Andrej Koymasky


A - Préface


Peu de gens connaissent la ville fantôme de Sylvana, ses châteaux, ses sculptures, sa nature intacte. Le gouvernement l'a préservée comme un grand musée unique. Beaucoup de théories se sont succédées sur l'histoire de cette bande de terre qui a fièrement conservé son indépendance pendant mille sept cents ans, jusqu'à il y a cent cinquante ans exactement, quand toute sa population fut déportée et que la ville devint un lieu désert et abandonné.

Dernièrement la presse a fait état des revendications que les ex-citoyens de Sylvana, dispersés dans tout le pays, ont porté à l'examen du Tribunal d'Etat pour obtenir le droit de rentrer dans leurs propres terres et retrouver leur indépendance passée. On dit que le nouveau gouvernement serait disposé à accéder à leur demande.

Peu de gens savent qu'il y a trois ans le professeur Berkov et son équipe ont enfin retrouvé les légendaires archives de la ville, aussi pouvons-nous aujourd'hui connaître en détail l'incroyable et singulière histoire de la "Justissime et Sérénissime Commune de Sylvana", pour reprendre sa véridique dénomination. De nombreuses anecdotes de la légende ont été confirmées, précisées et illustrées grâce à ces riches archives où se trouvent de précieux et exhaustifs documents, et recouvrent une période durant d'il y a deux mille ans à il y a cent cinquante ans. L'ancien régime a essayé en vain d'annihiler l'histoire de cette fière bande de terre.

J'ai disposé de la copie microfilmée de toutes les archives et pendant trois ans j'ai analysé ce matériel pour pouvoir rédiger cette "brève histoire de la Commune de Sylvana" que j'offre au lecteur. Tout le contenu de ma "brève histoire" provient des chroniques, documents, ballades, lettres, poèmes, récits, registres et narrations présents en grands nombre dans ces archives. Les archives étaient cachées dans la Roche, derrière le monument au Fondateur, dans sept pièces sans fenêtres et aux murs couverts de précieux bas-reliefs. Il s'agit au total de 352.758 documents allant du simple feuillet au fascicule de quelques pages et à de pesants volumes : il y a là toute l'histoire des 1700 ans de la vie de la Commune.

Même les dialogues ne sont pas inventés, mais recréés à partir de documents trouvés. Parfois ce récit omet quelques périodes de l'histoire, il m'a semblé opportun, dans ce premier ouvrage, de ne traiter que des moments les plus significatifs de l'histoire de la Commune. Pour une histoire complète, il faudra attendre les travaux que l'équipe du professeur Berkov entend publier : le contenu intégral des archives. Ces travaux requerront encore trois années d'étude. Prenez ce livre comme une simple anticipation et l'illustration de comment une poignée d'hommes ont créé une communauté à la culture particulière et où dominaient l'ordre, le respect, la liberté, l'harmonie et la fierté de sa propre indépendance que seule la force de l'armée d'un empire immense réussit à faire fléchir et, apparemment, plier.

NB: Toutes les dates sont données avec un double système de datation : celui de la Commune et, entre parenthèses, l'actuel. Le calendrier de la Commune s'appuyait sur des cycles de vingt ans, appelés "générations" numérotés à partir de la naissance de leur fondateur. Chaque génération était divisée en 4 cycles de 5 ans, appelés Graine, Feuille, Fleur et Fruit. Par exemple, la date "an 2 du Fruit de la 12ème génération" s'abrège 2 Fr XII et correspond à l'année 387 de notre ère, puisqu'elle se calcule comme : 150 + (12-1)*20 + 15 + 2.

Les noms ne sont pas transcrits mais traduits, puisqu'il apparaît clairement dans tous les documents que la culture de la Commune attachait une importance particulière à la signification des noms propres. Lorsque cette signification s'était perdue, ils en donnaient l'explication.

Le symbole dessiné en couverture est le "Soleil de la liberté" qui apparaît sur les plus anciens drapeaux de la Commune.

Je remercie le sylvanien Juste pour la précieuse assistance qu'il m'a apporté dans l'écriture de ce texte et je lui dédie les pages suivantes.

Andrej Koymasky
De l'Académie Nationale d'Archéologie


B - Sylvain et ses premiers compagnons : Daim, Heureux et Ligne, Fort et Fleur, sur le Mont Ardent.


Le 3ème jour du 7ème mois de l'an 1 de la Graine de la génération 0, 3/7/1 Gr 0 (151) naquit dans la ville de Colle un garçon à qui fut donné le nom de Sylvain (ou Sylvestre), fils d'un tailleur de pierre appelé Vaillant. Sylvain grandit en travaillant avec son père, mais se fit vite un nom en tant que sculpteur : ses œuvres étaient si appréciées que, à l'âge d'à peine quatorze ans, il fut appelé pour sculpter les statues du célèbre temple du "Doigt du Réveil" dans la ville d'Opulence.

Le jeune Sylvain grandissait en grâce, renommée et adresse, de sorte qu'à l'âge de dix-huit ans il fut appelé par la noble famille Vallée d'Opulence pour sculpter la façade de leur maison.

Les Vallée avaient un esclave de quinze ans : Daim. C'était un très beau garçon que le fils aîné des Vallée, Heureux, un garçon de vingt ans, utilisait comme "esclave de lit" comme c'était la coutume parmi les jeunes nobles de ce temps avant le mariage. En d'autres termes, comme la loi interdisait les relations sexuelles pré-matrimoniales, Heureux utilisait Daim pour satisfaire ses propres désirs sexuels, en attendant de se marier.

Daim trouva grâce aux yeux de Sylvain, qui tomba amoureux du garçon. Daim, qui passait son temps libre à observer le travail de Sylvain, peu à peu se sentit aussi attiré par le beau jeune qui, vêtu d'un simple pagne, sculptait les statues et les frises qui allaient décorer la façade de la résidence des Vallée.

Sylvain, qui devait sculpter une effigie du Réveillé à placer au dessus de l'entrée principale, décida de lui donner les traits de Daim : d'ailleurs la légende disait qu'il avait trouvé le réveil justement à quinze ans, c'est à dire au début de la période du Fruit de sa vie.

Quand Daim se reconnut dans l'effigie du Réveillé, il demanda à Sylvain pourquoi il l'avait représenté lui dans les habits du Prince Réveillé.

Sylvain lui répondit : "Parce que c'est en te regardant que j'ai connu le réveil : je sais maintenant quel est le sens de ma vie, son but et sa valeur. C'est toi, mon charmant Daim. Je veux te dédier toute ma vie, à toi et à ta beauté."

"Mais je ne suis qu'un humble esclave." objecta le garçon, déconcerté.

"Et je ferai de toi un homme libre, si tu veux te fier à mon amour." répondit Sylvain.

Le garçon rougit, mais il dit : "Je ne peux pas disposer de moi, mais si je le pouvais, je ne serais qu'à toi."

Il s'écoula un an de plus pendant lequel Sylvain termina son œuvre. Les deux jeunes hommes ressentaient de plus en plus fort le sentiment qui les liait, même s'ils n'avait encore jamais pu se donner l'un à l'autre.

Sylvain, le travail terminé et ayant reçu sa paie, alla voir Daim et lui dit : "Mon petit Daim, lumière de mes yeux, je dois m'en aller maintenant. Mais je ne veux pas partir sans toi. Suis-moi, fuyons ensemble, et nous pourrons enfin nous donner notre amour l'un à l'autre, et être enfin ensembles."

"Ils me chercheront, ils me puniront. Mais même si c'est pour ne passer que quelques jours avec toi, je te suivrai. Peu m'importe d'être tué pour cela. Avoir ton amour donnera un sens à la courte vie que j'aurai eue."

Le soir, Daim s'échappa de la maison de ses maîtres et s'enfuit avec Sylvain qui l'attendait. Sylvain connaissait bien une montagne à près de vingt kilomètres d'Opulence, car il y allait souvent chercher les belles pierres qu'il travaillait. Alors il y emmena Daim. Arrivés au sommet (il s'agit du Mont Ardent qui s'élève 750 m au dessus des plaines qui l'entourent) il l'emmena dans la grande marbrière, une grotte d'où il avait tiré dans le passé les pierres blanches qu'il utilisait pour ses sculptures les plus fines.

Là, il posa le sac qui contenait ses outils, celui avec la nourriture et celui avec ses habits. Il prépara un matelas en remplissant de feuilles l'un des sacs et le posa au fond de la grotte (là où se dresse encore la statue de Sylvain et Daim) et il y emmena Daim. Le garçon se donna à lui, plein de joie. Les premières lueurs de l'aube les trouvèrent encore unis dans un très tendre rapport d'amour, en extase. Alors Sylvain composa le :

"Poème de l'aube."

"La grotte a deux hôtes bienvenus étendus et languides
Deux corps nus caressés par la lumière rosée de l'aube
Des yeux pleins d'étoiles et d'amour, qui se parlent en silence
Dans la joie de l'union consommée et pourtant encore vive
Dans leurs cœurs trépidants et heureux.

Des herbes parfumées ornent l'entrée taillée dans le roc
Des fleurs se penchent pour admirer les deux corps languides
Qui cette nuit se sont connus si intimement
Et resplendissent encore d'un amour plus ardent encore que le Mont
Et leurs cœurs sont trépidants et heureux

Rien ne pourra plus les séparer, ni homme ni dieu ni mort
Parce que leurs corps se sont jurés un amour vrai et éternel
Et né entre les pierres et qui entre les pierre a porté ses fleurs et ses fruits
Dans leurs cœurs trépidants et heureux."

Ils s'aimèrent passionnément. Sylvain apprit à sculpter à Daim et sur le côté droit de la grotte ils commencèrent à creuser ce qui allait devenir leur maison. De peur que les Vallée ne cherchent Daim, seul Sylvain descendait à la source chercher de l'eau et ramasser des baies et des racines pendant que Daim, à l'intérieur de la grotte, continuait à tailler leur maison dans le roc. Puis, pendant que Daim préparait le feu et le repas, Sylvain continuait à forer la roche dure. Et le soir, étendus sur leur matelas de feuilles, ils s'aimaient avec une passion renouvelée.

Le 3/5/2 Gr I (172) quelques tailleurs de pierre venus chercher des pierres virent les deux amants et, bien que Sylvain les ait priés de ne dire à personne où ils étaient, la nouvelle arriva à Opulence. Heureux des Vallée se douta que le jeune dont on parlait était Daim. Alors il prit quelques hommes et des armes et il monta reprendre son esclave.

Arrivé à l'entrée de la grotte, Heureux cria : "Daim, je sais que tu es là-dedans : sors, tu m'appartiens. Sors et je ne te ferai pas de mal. Mais je jure devant tous les dieux que je tuerai celui qu'il t'a enlevé à moi !"

Alors Sylvain demanda à Daim : "Veux-tu retourner avec Heureux ?"

"Non, je suis à toi, désormais. Je préfère mourir ici, avec toi."

Alors Sylvain alla à l'entrée de la grotte et Daim était dans son dos : "Heureux, rentre chez toi. Daim est désormais un homme libre, et il vivra et mourra ici, avec moi !"

"Alors vous mourrez ensemble, toi et mon esclave !" cria Heureux furieux et, levant son arc, il s'apprêta à tirer une flèche dans la poitrine de Sylvain.

Mais ce dernier fit un geste de la main, comme pour l'arrêter et Heureux resta immobile, paralysé : seuls ses yeux et sa bouche pouvaient bouger.

"Qu'as-tu fait ? Tu es un sorcier?"

"Pas moi : c'est le Prince Réveillé, sous la protection de qui je nous ai mis, Daim et moi, qui t'a empêché de faire une chose ignoble."

"Libère-moi !"

"Seulement quand tu feras de Daim l'homme libre qu'il est."

"Jamais, c'est mon esclave !" cria Heureux.

Mais il tomba au sol. Ses hommes épouvantés le ramassèrent et coururent dans la vallée, le ramenèrent à Opulence, dans la maison des Vallée et racontèrent au père d'Heureux ce qui était arrivé.

Aucun soin ne put rien y faire, aucun des sages, des médecins et des prêtres, Heureux était paralysé et on ne pouvait même pas lui retirer l'arc de la main. Il fallait le nourrir à la cuillère, le laver, tout ce qu'il pouvait faire était bouger les yeux et parler. Finalement le père d'Heureux, avec toute sa famille, portant son fils sur une litière, retourna à la grotte sur le Mont.

Là, ils appelèrent Sylvain : le père se prosterna devant lui et le supplia : "Rends-moi mon fils, je t'en prie. Il était fort et vaillant et maintenant il est comme une statue de pierre. Rends-le moi, je t'en conjure."

"Ça dépend de lui, pas de moi : j'ai prié le Réveillé d'avoir pitié de lui, mais si lui ne se repent pas, mes prières seront sans effet." répondit Sylvain.

Alors les parents demandèrent à Heureux de se raviser et d'affranchir Daim.

Le jeune homme répondit : "Oui, j'ai compris que j'ai eu tort de m'opposer à l'amour qui unit Sylvain et Daim. Je demande pardon et je rends sa liberté à Daim, et je promets que je ne ferai plus jamais de mal à aucun des deux et que je les protègerai de tout péril."

Alors Sylvain le fit porter dans leur maison et étendre sur leur matelas puis il se plongea dans la prière. Puis il se releva et il dit : "Je dois le plonger dans la source chaude puis dans la froide et il sera guéri."

"Et où sont ces sources ? Dis-le, je t'en prie." dit le père.

"Elles sont ici, dans la grotte. Laisse-moi le temps de les trouver." répondit Sylvain.

Puis il fit porter Heureux sur sa litière dans la grande grotte, retourna dans la Maison et désigna deux points : "Voila : nous devons creuser ici et là et nous trouverons les deux sources qui guériront ton fils. Laisse ton fils ici, nous en prendrons soin. Je te promets qu'il te reviendra fort et vaillant dans moins d'un mois."

Puis Daim et Sylvain se mirent au travail en excavant, l'un à droite, l'autre à gauche. Ils creusèrent deux petits tunnels jusqu'à entendre sonner creux, derrière la paroi. Le travail dura dix-huit jours, durant lesquels ils prirent soin d'Heureux, lui donnèrent à manger, le lavèrent, le changèrent. Et, enfin, ils trouvèrent deux petites grottes : celle de droite contenait une petite piscine d'eau chaude, fumante et dans celle de gauche de l'eau pure et fraîche tombait du plafond. Alors ils prirent Heureux, le mirent nu, le transportèrent dans la grotte avec l'eau chaude et ils l'y immergèrent : son corps se détendit, perdit sa rigidité, mais le garçon n'avait pas la moindre force.

Ils le portèrent alors dans l'autre petite grotte et le mirent sous la petite cascade d'eau pure et fraîche. Heureux fut baigné par l'eau fraîche et pure et retrouva ses forces et redevint sain et robuste, plus encore qu'avant, si bien qu'il put sortir seul de la petite grotte.

Quand Sylvain et Daim furent sortis aussi, Heureux se prosterna à terre et dit à Sylvain : "Me voila, nu comme quand je suis né, parce qu'aujourd'hui je suis né de nouveau, grâce à ta grande bonté. Tu es un homme puissant : enseigne-moi ce que veut dire aimer, prends-moi comme disciple. Permets-moi de vivre près de toi, maître Sylvain."

Sylvain lui dit : "Si tu le désires, Heureux, tu es le bienvenu. Creuse-toi une maison à côté de la nôtre, si tu veux. Mais tu ne pourras pas venir y habiter avant d'avoir trouvé le compagnon qui t'est destiné. Alors, chaque matin, tu viendras travailler pour creuser ta maison, et le soir tu redescendras dans la vallée, jusqu'à ce que tu trouves le compagnon qui t'est destiné."

"Comment puis-je le trouver ?"

"Tu le reconnaîtras facilement : il sera en train de pêcher et quand tu lui demanderas son nom, il te dira s'appeler Ligne. Alors tu pourras revenir ici avec lui et vivre avec nous."

Heureux commença à creuser sa maison à gauche de celle de Sylvain et Daim, parce que le côté gauche était de moindre valeur, pour dire que lui ne valait rien. Quand il rentra chez lui au soir, sa famille fit une grande fête et le père, en signe de gratitude, prépara un document par lequel il donnait à Sylvain tout le Mont et il le remit à Heureux pour qu'il le donne à Sylvain. Et puis il fit préparer un anneau avec le symbole du soleil, qui ne pouvait être porté que par les hommes libres, pour qu'on le donne à Daim.

Heureux allait et venait entre le Mont et la Vallée, et à chaque voyage il longeait la rivière qui prend sa source sous la Roche et court vers Opulence et il en scrutait bien les rives dans l'espoir d'y voir un pêcheur. Et des pêcheurs il y en avait, mais aucun ne s'appelait Ligne. Mais Heureux avait foi en la parole de Sylvain et continuait, jour après jour, à espérer. Pendant ce temps il avait presque terminé sa maison.

Sylvain et Daim décidèrent de creuser entre les deux petites grottes des sources une alcôve où dormir et d'agrandir et d'embellir les grottes de l'eau chaude et de l'eau froide en faisant deux vasques circulaires dont les rebords seraient décorés de sculptures racontant l'histoire d'Heureux. Puis ils décidèrent de couvrir aussi de bas reliefs l'alcôve au fond de leur maison, puis leur maison aussi.

Un matin, alors qu'Heureux montait le Mont Ardent, il vit un garçon de dix-sept ans qui péchait. Il traversa la rivière pour s'en approcher et il vit que le garçon était très beau.

Emu, il lui demanda : "Mon garçon, de grâce dis-moi, quel est ton nom ?"

"Je m'appelle Ligne, noble jeune homme."

"Que les dieux soient loués ! Je te cherchais. Veux-tu venir avec moi et être mon amant ?"

"Il y a un an, j'ai fait un rêve : un homme appelé Heureux m'offrirait un jour son amour, et avec lui je serais heureux : quel est ton nom ?"

"Mon nom est Heureux." répondit-il ému.

Alors Ligne prit sa canne à pêche, son panier plein de poissons et il le suivit.

Sylvain et Daim les accueillirent avec joie et Heureux et Ligne vinrent vivre à côté d'eux. Entre-temps ils continuèrent à embellir leurs maisons et à en sculpter la façade extérieure vers la grotte principale où ils firent sept marches jusqu'au niveau du sol. Ligne péchait, Heureux chassait, Daim cueillait des herbes et des fruits des bois et ils mangeaient ensemble et ils étaient heureux.

En 12/6/1 Fe I (175) alors qu'ils mangeaient, arriva un esclave de vingt cinq ans appelé Fort, blessé, au bout de ses forces. Il avait fui la ville parce que son maître l'avait torturé pour le punir d'avoir eu l'impudence de demander à son fils de seize ans, appelé Fleur (qui était un nom masculin à ces temps là), de faire l'amour. Fort demandait protection et hospitalité. Ils le soignèrent jusqu'à ce qu'il soit rétabli. Fort qui était doué pour cultiver, leur demanda alors à pouvoir travailler la terre pour eux.

Sylvain dit qu'il pouvait le faire, mais qu'il devait se creuser une maison à droite de la sienne et il lui dit : "Quand tu auras fini ta maison, la personne que tu aimes viendra l'habiter avec toi."

"Fleur ? Tu dis vrai ? Comment est-ce possible : il n'a jamais accepté de faire l'amour avec moi, c'est lui qui m'a dénoncé à son père."

"Ne doute pas de ce que je t'ai dit : Fleur, ces derniers jours, a beaucoup pensé à ce qui t'est arrivé par sa faute, et il a compris quel fou il avait été de refuser ton amour."

"Mais je ne suis qu'un esclave."

"Sur ce Mont, il n'y a ni esclaves ni maîtres : nous sommes tous libres."

"Je n'ai même pas l'anneau avec le soleil."

"Nous ferons un étendard avec le soleil et ce sera le symbole de notre liberté." répondit Sylvain.

À dire vrai, on ne sait pas comment ce premier drapeau fut fait ni quelles étaient ses couleurs. En fait le premier étendard documenté remonte à plusieurs générations après, mais rien n'interdit de penser que ce premier étendard fut identique à celui créé par Sylvain.

Fort se mit au travail avec entrain pour faire sa maison et Sylvain, avec Daim, décidèrent d'en sculpter les murs quand Fleur arriverait. Entre temps ils sculptaient les murs de la maison d'Heureux et Ligne avec leur histoire.

Quand Fort eut fini de creuser sa maison dans la pierre blanche, il sortit cultiver les champs : il regardait toujours dans la vallée dans l'espoir de voir arriver Fleur. Au milieu de l'après-midi de ce premier jour aux champs, il vit monter un groupe, cinq personnes. Quand ils furent assez près, il reconnut Fleur parmi eux.

Le garçon, plein de remords envers Fort, avait senti naître en lui un amour fort pour le jeune qu'auparavant, il avait fait punir. Alors il avait fui la maison paternelle avec un serviteur, un esclave et deux de ses amis qui, ayant entendu parler de Sylvain, avaient décidé de le rejoindre et de devenir ses disciples : en fait ils ne voulaient pas se marier, tous deux préféraient les hommes.

Fleur se prosterna devant Fort, lui demanda pardon et lui offrit son amour. Fort le fit se relever puis l'emmena voir Sylvain qui l'accueillit avec joie.

Alors Heureux dit : "Nous devenons une communauté et toi; Sylvain, tu es notre Maître. Nous avons un étendard, nous devons aussi nous donner un nom, un habit, une règle, comme toute communauté qui se respecte."


C - la "Commune du Mont Ardent" naît et Sylvain, premier Maître, en dicte la Règle. Mort de Sylvain.


Sylvain accepta. Aussi décida-t-il que la communauté s'appellerait la "Commune", l'habit serait une tunique bleue clair et, soir après soir, autour du feu, après avoir discuté tous les points avec les autres, il dicta la première Règle de la Commune que Fleur écrivit. Nous en avons retrouvé le texte :

  • La Commune du Mont Ardent est composée d'hommes libres et égaux qui s'appellent compagnons : aucun ne prévaut sur les autres en aucune façon.
  • Ce qui nous réunit est l'amour, pas un désir de gloire ou de puissance : nous défendrons cet amour par tous les moyens.
  • Le Maître sera le conseiller de tous, mais chaque décision sera prise après en avoir librement discuté et sur vote majoritaire et la minorité se soumettra librement et volontiers à la décision prise.
  • Chacun contribuera à la vie de la Commune selon ses capacités, prêt à servir tous ses compagnons dans tous leurs besoins.
  • Notre seule richesse c'est le travail pour la Commune. Avec l'amour, c'est ce qui nous rend libre.
  • La Commune protègera tous les compagnons et donnera sa protection à quiconque la demande, pourvu qu'il se soumette à la règle.
  • Chaque nouveau membre de la Commune doit construire sa maison, mais les autres l'aideront selon leurs adresses.
  • Les repas doivent toujours être pris en commun, pour que nous restions une communauté de fait.
  • Nul ne cherchera à séparer un couple uni selon la Règle, c'est à dire par consentement mutuel devant la Commune. Pour s'unir, le couple doit demander au Maître de réunir la Commune et, en sa présence, déclarer vouloir être unis et vivre ensemble.
  • Aucun compagnon ne possèdera rien en propre, mais tout appartiendra à tous et sera distribué et utilisé selon le besoin.
  • Le fruit du travail appartiendra aussi à tous et nul ne pourra en revendiquer une plus grosse part que les autres.
  • Qui est malade sera soigné et entretenu par les autres jusqu'à sa complète guérison.
  • Qui ne respecte pas cette règle devra être rappelé à l'ordre par un compagnon. S'il n'amende pas sa conduite, le cas sera présenté au Maître qui cherchera à lui faire comprendre son erreur. S'il ne la reconnaît pas, il sera jugé par la Commune rassemblée et il subira les conséquences de ses agissements.

Il ne s'agit que d'une règle simple et rudimentaire, bien adaptée aux problèmes d'un petit groupe. Elle verra plusieurs ajouts et amendements, mais on y trouve déjà clairement le noyau de ce qui deviendra les "Statuts" et qui vaudra à la Commune son titre de "Justissime".

Les quatre compagnons avec qui Fleur était venu sont Adroit, un esclave de dix-huit ans, Maure, un serviteur de dix-neuf ans, Sauf, un artisan de vingt et un ans et Comble, un noble de dix-sept ans. Les quatre maisons (le terme de cellule utilisé par les guides touristiques est impropre, les compagnons parlaient de maisons) sont devant les maisons du fondateur et des premiers compagnons, de plein pied. Elles sont décorées de bas-reliefs dits "des couples célèbres" qui, à la différence des bas-relief du noyau d'origine et de la grand statue du Prince Réveillé dans la grotte centrale, ne sont pas l'œuvre de Sylvain mais de ses élèves, comme le montre la différence de style.

Les autres rangées de quatre maisons, au dessus de ces premières, ne furent creusées que plus tard, trois rangées de chaque côté de la grotte, pour un total de trente et une maisons, soit soixante deux personnes pour le noyau d'origine. Les façades des maisons, la façade extérieure de la Roche, la décoration intérieure de la grotte principale et la statue des sièges (ou stalles) sont toutes des œuvres ultérieures qui datent d'entre l'époque de Sylvain et près de vingt générations plus tard (400 ans).

L'apparition des premiers amis (c'est à dire les hommes et les femmes mariés avec leurs enfants) n'est pas datée avec certitude, mais elle eut très probablement lieu du vivant du fondateur. Un document datant de cinq ans à peine après sa mort mentionne les "familles des amis". Une nouvelle, qui pourrait avoir des bases historiques, explique l'origine des amis, nous vous la rapportons.

LES GRAINES BOUILLIES FLEURISSENT

"Le Maître (Sylvain) donnait leurs instructions aux compagnons quand arriva à la grotte un jeune homme. Il avait avec lui son épouse et leur bébé. L'homme s'appelait Soleil et son épouse était Douce. Ils arrivaient de Villette. Ils dirent au Maître qu'ils avaient entendu parler de la communauté et qu'ils demandaient asile : leurs familles, ennemies depuis des générations, s'opposaient à leur union, bien qu'il leur soit né un fils ; ils voulaient le supprimer puis séparer les deux jeunes.

Le Maître leur dit : "Cette communauté n'est composée que d'hommes, nous n'avons pas de femmes parmi nous, ni d'enfants. Comment pouvez-vous me demander d'y entrer et d'en faire partie ?"

Ce à quoi Soleil répondit, en se prosternant : "Maître, on dit que vous accordez protection à tout fugitif persécuté et c'est ce que nous sommes : ne nous renvoyez pas chez nous."

Le Maître répondit : "Je ne te renvoie pas chez toi : vous pouvez aller ailleurs."

Alors Soleil lui dit : "Maître, notre bébé est un garçon. Prends-le au moins lui."

"Mais il n'est pas sevré." objecta le Maître.

"Alors permets-nous de rester près d'ici, jusqu'à ce qu'il puisse prendre soin de lui, au nom du Prince Réveillé que tu vénères," insista la femme la larme à l'œil.

Le Maître, ému, lui dit : "Si telle est la volonté du Prince Réveillé, vous resterez. Voyez-vous ce plat éperon rocheux au Sud-Est ? Si vous arrivez à y faire pousser des fleurs avec ces graines, vous pourrez y construire votre demeure." Et il leur donna une poignée de graines bouillies qui étaient prêtes pour le repas.

Soleil et Douce n'hésitèrent pas, ils remercièrent et allèrent sur l'éperon rocheux et y semèrent les graines bouillies en bon ordre.

Les disciples dirent au Maître : "Pourquoi leur as-tu demandé une chose impossible, ne valait-il pas mieux leur dire non ?"

Mais le Maître répondit : "Ah, si vous aviez leur foi ! Ne voyez-vous pas la foi qu'ils ont mis en ce semis ? Attendez et observez."

Le lendemain, à l'aube, l'éperon rocheux était tout couvert de fleurs bleues. La famille dormait encore, mais les disciples le virent et appelèrent le Maître.

Ce dernier dit : "Voila le fruit de leur foi pure et simple : le bleu est notre couleur et la réponse à leur désir de liberté et d'amour. Réveillez-les et aidez-les à construire leur maison, au milieu des fleurs."

Et ainsi firent les disciples, ils construisirent une petite maison de pierre et de bois et le lieu fut appelé le roc du Doux-Soleil.

En fait, cette nouvelle pourrait expliquer deux choses : l'arrivée des premiers amis et le nom d'un des châteaux, le château de Doux-Soleil qui se dresse au sud est de la Roche, mais qui fut construit plusieurs générations après. Dans les fondations de cet antique château, il y a une petite pièce de facture très antique, qui pourrait vraiment être la maison de ce premier couple.

Il y a autre chose à noter sur l'arrivée de ces premiers "amis" : leur acceptation ne fut pas immédiate, il a fallu un véritable "miracle" pour qu'ils soient acceptés. Et se posa vite le problème de comment les insérer à la communauté naissante : devaient-ils suivre la règle de la Commune ou pas ?"

Mais revenons à Sylvain à Daim et aux autres. Et à un autre document intéressant. Une lettre du grand prêtre d'Opulence à un membre de la Commune qui venait du temple de la Dormition du Prince. Dans cette lettre il demande comment il pourrait devenir un disciple du " ... soi-disant Maître Sylvain, qui est notoirement connu comme simple sculpteur d'images. Quelle sagesse peux-tu trouver chez un homme qui ne connaît les écritures que pour les avoir entendues quand il allait au temple ? Quelle chemin peut te montrer un homme qui ne sait manier que le ciseau et pas la plume ? Quel enseignement peux-tu recevoir d'un homme qui ose affirmer que tous les hommes sont égaux ? Nobles, prêtres, commerçants, artisans, paysans, serviteurs et esclaves seraient donc tous égaux ? Ne sais-tu donc pas qu'ils furent tous créés différents par les Dieux ?" et ainsi de suite. Ceci montre dans quelle estime était tenue la doctrine de Sylvain hors de sa communauté et comment, depuis le début, la religion officielle le regardait avec suspicion et mépris.

En 3/7/1 Fe III (216) Sylvain mourut. Nous avons le récit de sa mort, écrit peut-être par Fleur :

"Au matin du troisième jour du septième mois, après avoir chanté avec les compagnons les louanges du Réveillé, le Maître leur dit de le suivre.

Il descendit le sentier à l'ouest de la Grotte jusqu'à un petit pré en pente, couvert de fleurs blanches. Il demanda à Daim de s'asseoir par terre, puis il s'étendit, la tête appuyée sur le giron de son compagnon et il dit : "Et voila, compagnons, je suis arrivé au grand passage. Je vous laisse mais je serai toujours avec vous. Je vous donne une devise : soyez libres par l'amour. Adieu."

Daim lui demanda : "Pourquoi dis-tu cela, mon aimé ? Tu es fort, tu n'as que soixante cinq ans, j'ai besoin de toi, nous avons besoin de toi. Tu ne peux pas encore t'en aller."

Tous les compagnons reprirent ses mots : "Nous avons encore besoin de toi. Tu ne peux pas encore t'en aller."

Mais le Maître leur fit signe de se taire, sourit et dit : "Je dois m'en aller. Ne vous en lamentez pas. Soyez heureux parce que le Réveillé m'attend. Ici, à cet endroit précis, laissez reposer mes restes pour toujours. Maintenant, je vous prie, chantez avec moi la 'louange pour la Dormition du Réveillé' et laissez-moi aller en paix."

Tous les compagnons, émus, chantèrent, et quand ils arrivèrent aux mots : "... et, souriant, il ferma les yeux..." la voix du Maître se tut. Daim lui caressa alors le visage et, en le berçant, il termina avec les autres la louange. Puis il demanda aux compagnons de préparer le cercueil et d'apporter les outils pour creuser. Daim resta là, dans l'attente, la tête du Maître encore sur son giron.

Quand les Amis surent la disparition du Maître, ils laissèrent tous leur maison et hommes, femmes et enfants vinrent au pré fleuri pour honorer le Maître. Les compagnons apportèrent le cercueil et y déposèrent le corps, pendant que les Amis le couvraient de fleurs. Là où Daim était assis ils creusèrent puis descendirent le cercueil. Ils le décorèrent aussi de fleurs puis le couvrirent de terre.

Puis Daim sculpta des pierres avec lesquelles la tombe de Sylvain fut recouverte et les Amis plantèrent autour de jeunes arbres, un pour chaque famille. Daim commença alors à sculpter la grande effigie du fondateur, en se représentant lui-même plus petit, assis dans la paume de la main de son compagnon. Cette statue fut placée devant la grande statue du Réveillé, dans la grande grotte de la Roche. Puis il composa la "Louange du Maître" qui se chante encore de nos jours.

Au lieu-dit de Champfleury, le cimetière de la Commune, on peut encore voir la tombe du Maître : les sculptures qui la recouvrent sont indubitablement authentiques et sont clairement de la même main que la statue du fondateur. La tombe est entourée de dix grands arbres équidistants, ce qui pourrait signifier qu'à la mort du fondateur il y avait déjà un noyau de dix familles d'Amis. Les Compagnons, à la mort de Sylvain, devaient être entre soixante et soixante-dix. En tout, la Commune devait donc compter un peu plus de cent membres.

Nous ne savons pas leur nombre exact, parce qu'en ces premiers temps ils ne tenaient pas encore de liste des noms, comme ils commencèrent à le faire plus tard, pas plus qu'ils ne faisaient de recensements périodiques. Ils ne devaient pas en ressentir le besoin, dans cette petite communauté, chacun connaissait certainement le nom de tous.


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