LA COMMUNE LIBRE DE SYLVANA CHAPITRE 3

F - La Justissime et Sérénissime Commune de Sylvana. La première guerre de la Commune : la liberté.


En 4 Fe XLVII (1099) sous la régence de Cheval et la capitainerie de Maigre furent construits les châteaux de Doux-Soleil et Montagne, achevée la muraille qui unissait les quatre châteaux, et entamés les travaux de la Porte-Belle et la volée d'escalier qui de là montait à Champfleury. Il y eu aussi une reprise des Statuts. Le 1/4/3 Fe XLVII (1103) est promulguée la version définitive des "Statuts de la Justissime et Sérénissime Commune de Sylvana". Pour la première fois apparaît en entier le nom du territoire et d'évidence la Commune se considère désormais juridiquement libre et indépendante de toute puissance voisine. Ces statuts se limitent aux lois fondamentales et renvoient aux "Règlements" les lois ordinaires.

Pour la première fois est nommé le Défenseur qui avec le Recteur et le Capitaine siège dans le nouveau corps appelé la Régence. Le Recteur est élu par tous les compagnons de plus de vingt et un ans, le capitaine par tous les chefs de famille, donc par le Forum et le Défenseur est élu par tous les soldats, compagnons ou amis, servant dans les différents châteaux. Ils sont tous trois élus pour une période de vingt ans. Si l'un d'eux se retire ou meurt avant, on élit son successeur, également pour une période de vingt ans.

L'importance de cette date est attestée par le fait que la même année, quelques mois plus tard, les puissances voisines bloquent toutes les frontières du territoire : nul ne peut plus entrer ou sortir de Sylvana. Ceci entraîne une guerre, la première de la Commune. La guerre tourne à l'avantage de la Commune, qui y gagne quelques territoires en réparation des dommages de guerre : Opulence cède Frontière, Bonnaire cède Minière, Villette cède deux terres : Pierrier et Ensoleillé. Enfin, Montpain donne Assaini. Le territoire de la commune restera ainsi sans aucune extension ni perte ultérieure.

Cette politique de défense du territoire dénuée de visées expansionniste sera un des éléments qui garantira pour des générations la liberté de la Commune.

Mais en 2 Fr IL (1147) les seigneurs des territoires voisins, pour saper l'indépendance de Sylvana, soumettent au tribunal royal une requête pour que Sylvana acquitte l'impôt royal. Le roi envoie Fortrayon, ministre plénipotentiaire, à la tête de deux mille hommes d'infanterie et de cinquante cavaliers. Les Régents, avertis à temps de l'arrivée du plénipotentiaire, font fermer toutes les portes et descendent à Assaini, seuls et désarmés, vêtus de leur "tenue d'état", jusqu'à la frontière de Montpain. Là, à eux trois ils coupent la route au cortège de l'armée et des fonctionnaires.

Fortrayon descendit de cheval et parla aux régents qui lui dirent : "Nous ne voulons pas la guerre. Si vous nous démontrez que le roi est en droit de toucher notre impôt, nous le paierons. Sinon, vous nous laisserez en paix." Alors Fortrayon se laissa convaincre d'entrer accompagné seulement de dix fonctionnaires et dix cavaliers. Ils passèrent par la Porte-Belle et montèrent au Mont Ardent.

Fortrayon fut béant d'admiration devant la Porte-Belle, la façade de la Roche, la puissance des fortifications et surtout devant l'intérieur de la Grotte. Là les régents le firent s'asseoir sur une sorte de trône de bois, un degré en dessous de leur triple trône, mais eux-même s'assirent sur des sièges du même niveau. Puis ils démontrèrent au plénipotentiaire qu'aucun territoire de la Commune n'avait jamais payé de tribut à aucune ville, temple ou seigneurie du passé depuis près de mille ans.

Les experts examinèrent en détail tous les documents produits et les jugèrent valides et véridiques.

Mais le plénipotentiaire n'en fut pas satisfait : "Vous dites être un peuple libre et indépendant, mais qu'est donc cette liberté ? Je veux interroger les gens du commun et non vous, moines. Amenez-moi un illettré de chacun de vos villages, que je les interroge."

Les régents accédèrent d'emblée à sa demande. Nous avons trouvé la chronique des réponses des gens du peuple.

Son excellence Fortrayon, ministre plénipotentiaire du roi, sis sur le trône pour lui préparé en la Grande Grotte, demande aux hommes réunis et choisis par ses gens : "Dites-moi donc ce que signifient pour vous liberté et indépendance ?"

Agneau d'Eauvive répondit : "Les hommes de la Commune n'ont jamais payé de tribut depuis plus de cinquante génération, ni aux étrangers ni aux hommes de la Commune."

Guide de Temple répondit : "Nous autres qui vivons ici onques n'avons payé tribut à être vivant ni à dieu, et oncques ne les paierons parce que dès lors que notre mère nous nourrit au sein, nous savons qu'à la Commune nous sommes tous égaux, jeunes et vieux, amis et compagnons et qu'aucun n'est supérieur à nul autre."

Sensé de Bourg dit : "De ma vie je n'ai vu homme de la Commune de Sylvana s'incliner devant un autre homme, ni lui payer dîme, impôt ou tribut aucun, et mes parents et mes grands parents affirment aussi n'avoir jamais rien vu de tel."

Ebouriffé de Bois répondit : "De tout temps j'ai toujours entendu dire que nous sommes tous libres et indépendants car ainsi l'a dit notre maître Sylvain."

Coquelet de Jardin affirma : "Parmi nous il n'est nul esclave ni serf et nul n'est obligé de servir ou d'obéir à nul autre que son contremaître et ce seulement pendant les heures de travail. Nul d'entre nous n'a d'autre obligation que les Statuts et les Règlements. Et les régents eux-mêmes y sont soumis comme moi. Voici ce qu'est être libres, égaux et indépendants."

Porteur de Sereine dit : "L'homme naît libre et il ne doit donc être soumis à l'arbitraire de personne sous aucun prétexte. Et nous sommes tous venus ici librement pour vous répondre, et tous nous en partirons quand il nous plaira."

Matin de Vallon répondit : "L'homme naît libre et choisit sa vie selon son libre arbitre. Et de cela il ne doit de compte à personne, hors le Prince Réveillé, le jour où il sera en sa présence."

Beaudon d'Ecluse dit : "L'homme libre donne à manger au pèlerin, asile au réfugié, mais nul ne peut exiger son toit ou sa table."

Et enfin Gracieux , un jeune soldat, de Sylvana dit : "En tant que soldat, j'obéis à mon chef, en tant que fils à mon père, en tant qu'homme au Réveillé, en tant qu'Ami aux Statuts et aux règlements. En dehors de ces allégeances je ne reconnais à nul homme le droit de me dire ce que je dois faire ou ne pas faire".

Alors Fortrayon se leva et dit : "Vous êtes vraiment un peuple libre, fier et fort. Je dirai à mon Roi que vous n'appartenez à personne et qu'à personne vous ne pouvez appartenir. Et donc qu'aucun tribut ne peut être exigé de vous. Puissent les dieux vous protéger." Et, leur laissant une attestation de sa décision, il réunit ses hommes et rentra à Villeduroi d'où il venait. Il laissa en cadeau son manteau de soie blanche matelassée d'or.

Alors les régents rassemblèrent tout le peuple et déclarèrent que ce jour serait à jamais celui de la "fête de la liberté perpétuelle." Et le monument de la liberté perpétuelle fut érigé à côté d'Assaini où l'on voyait les trois régents arrêter le plénipotentiaire du roi. Le drapeau de Sylvana, azur avec un soleil d'or, fut brodé en souvenir, dans l'étoffe du blanc manteau du plénipotentiaire.

En l'an 1 Fr LX (1166), le Forum étant devenu trop grand et formé de membres trop âgés, on fit deux modifications : chaque famille devrait désormais choisir un de ses membres âgé de 20 à 60 ans comme chef de famille représentant, et chaque bourgade devait envoyer chaque année un nombre de représentant proportionnel à sa population, qui formaient un conseil général de 60 membres, tous choisis parmi les amis : 4 pour Eauvive, 5 pour Sereine, Vallon et Ecluse, 9 de Temple, Bois et Jardin et 14 de Bourg.

Enfin, à l'instar des territoires voisins, Sylvana eut son Seigneur, lequel fut élu entre les Compagnons et était considéré comme le successeur de Sylvain et siégeait sous la statue du fondateur, élu pour dix ans par les compagnons comme le compagnon de vingt cinq à trente cinq ans le plus beau d'entre eux : mais, à la différence des seigneurs des territoires voisins, il n'avait aucun pouvoir réel, il n'était qu'un symbole. Il était couvert d'honneurs, vêtu de façon splendide et présidait la Régence, le Conseil Général et le Forum, mais sans droit de vote. Aussi était-il très différent des autres seigneurs de ce temps, bien qu'il en partage les symboles et le nom.

Par ailleurs, l'armée formée d'un total de 671 hommes d'infanterie, de lanciers et d'archers en service permanent, eut des uniformes de différentes couleurs selon le château auquel chacun appartenait, chaque armée était commandée par un lieutenant, chaque château avait un gardien et tous ensemble élisaient toujours le Défenseur.

L'année suivante une misive du grand prêtre de Villeduroi (dont on ignore comment elle a fini dans ces archives puisqu'elle est destinée au "Grand Roi" de Villeduroi) décrit la "Justissime et Sérénissime Commune de Sylvana" dominée par "un pic très haut et très raide" couronnée de quatre châteaux "forts et solides, imprenables et bien gardés" et entourée "d'un territoire vaste et des plus beaux" avec huit "villages protégés par des remparts". Elle décrit minutieusement la Porte-Belle ainsi que la Porte de la Route vers le sud, la Porte-Majeure à l'est et la Porte de Vallée au nord. Puis elle décrit le "très charmant cimetière qui ressemble à un jardin avec de splendides statues de marbre blanc qui semblent d'ivoire ciselées". Qu'elle ne décrive rien de l'intérieur des murs fait comprendre que le grand-prêtre n'est pas entré, ou n'a pas été admis, intra-muros.

Mais cette chronique présente un autre intérêt : elle conclue par une considération : "C'est un vrai dommage qu'un joyaux d'une telle beauté n'orne pas votre couronne, mais ce peuple viril et fier, de tout temps libre et indépendant, ce territoire petit mais fort et paisible, n'a jamais reconnu de maître et n'en reconnaîtra jamais, aussi longtemps que les Dieux seront respectés dans vos terres." Cela semble presque, comme nous le verrons par la suite, une prophétie.

De la même année date une ballade en vers, comptant 9999 tercets, qui narre l'amour d'un compagnon pour un ami marié. En résumé :

"Dans le bourg de Bois vivait un jeune homme de vingt-cinq ans nommé Décidé Foureau, un vannier, marié à Violette de Villette. Ils avaient trois jeunes enfants. Décidé montait chaque jour à Champfleury pour orner de fleurs la tombe de son ancêtre Foureau. Chaque jour descendait à Champfleury un jeune compagnon de vingt ans, appelé Tiers, pour décorer la tombe du Fondateur.

La première fois que Tiers vit Décidé, il fut séduit : mais il apprit qu'il était marié et se dit qu'il n'avait aucun espoir de s'unir avec lui. Néanmoins, de jour en jour sa passion se faisait plus forte et plus profonde. Au début ils se saluaient juste et à chaque fois le cœur de Tiers faisait un bond. Puis ils se mirent aussi à échanger quelques mots et Tiers était joyeux dès qu'il le voyait et triste quand il devait partir.

Tiers ne dormait presque plus, il était complètement fasciné par Décidé, par son corps fin et solide, par son sourire lumineux, par sa voix basse et douce, par chacun de ses gestes et de ses mots. Il le désirait de tout son être, mais il savait qu'il ne pourrait jamais l'avoir. Et plus il se répétait de ne plus y penser, moins il y arrivait. Alors il se mit à prier avec ferveur le Prince Réveillé, le Maître Fondateur et tous les dieux du ciel, de la terre, des eaux et des éléments pour qu'ils viennent à son secours.

Il décida de faire semblant de ne pas le voir, mais Décidé le salua et lui demanda ce qu'il avait, s'il était malade. Tiers lui dit que non, que tout allait bien, mais quand il rentra à Sylvana il se mit au lit et n'arriva plus à se lever. Décidé, ne le voyant plus les jours suivants, décida de monter à la Roche demander des nouvelles de Tiers : on lui dit qu'il était atteint d'un mal mystérieux dont personne ne comprenait l'origine et que nul remède ne semblait soulager.

Tiers était couché, de plus en plus faible, malgré les soins affectueux des compagnons. Prudent, en particulier, un compagnon de son âge, qui était son ami, le veillait jour et nuit. "Tiers, mon doux ami, qu'est-ce qui te met dans cet état ? pourquoi parais-tu un lumignon qui se consume peu à peu ?" lui demandait-il, mais Tiers ne répondait pas.

Cependant Décidé venait chaque jour demander des nouvelles de Tiers et lui porter soit un fruit doux, soit une fleur rare. Si bien que Prudent se mit en tête qu'il pourrait bien y avoir un rapport entre ses visites et la maladie du compagnon.

Aussi Prudent demanda-t-il un jour à Tiers : "Dis-moi, mon cher ami, qu'y a-t-il entre toi et Décidé ?"

"Rien, je t'assure." répondit le jeune malade dans un filet de voix, mais une larme brillait au coin de son œil.

"Tu peux me faire confiance, je suis ton ami, je ne te trahirais jamais, tu le sais." insista Prudent.

Mais Tiers ne parla pas.

Jusqu'à une nuit où, dans son délire, Tiers murmura : "Décidé, mon tendre amour, je me meurs de ce que nous ne puissions nous aimer."

Prudent eut ainsi la confirmation de son intuition. Il ne voulait pas que Tiers meure, mais il savait aussi que cet amour était impossible, et il ne savait pas quoi faire. Alors, en pleine nuit, il sortit de Sylvana et demanda au garde de la Porte-Belle de lui ouvrir et de le laisser descendre à Champfleury.

Arrivé sur la tombe du Maître, il s'étendit dessus et le pria, au nom de l'amour qui l'avait uni à Daim, de l'illuminer et de ne pas faire mourir Tiers. Il pria toute la nuit, jusqu'à ce que l'aube teinte le ciel de rose derrière la Roche. Mais il n'avait obtenu aucune réponse. Il rentra triste à la Roche et retourna veiller Tiers. Ce dernier n'avait pas repris connaissance et tremblait de tout son corps, secoué de temps en temps par de profonds gémissements.

La nuit suivante Prudent retourna prier sur la tombe du Maître, jusqu'à l'aube, mais il n'obtint pas non plus de réponse. Il y retourna la troisième nuit et pleura longtemps, parce que Tiers lui semblait désormais promis à la mort. Quand la lune se leva, il vit un homme qui arrivait. Il se cacha.

C'était Décidé, qui se prosterna devant la tombe du Maître et dit : "Sylvain, notre père à tous, Tiers se meurt et nul n'en connaît la cause. Pourquoi ? Je sens que je l'aime, même si je ne devrais pas, alors je t'en prie, par l'amour que tu nous as laissé en héritage : prends ma vie, mais épargne celle de Tiers ! Ma femme trouvera un autre mari pour élever nos enfants, ma vie n'est pas importante. Prends-la et rends la sienne à Tiers."

Alors Prudent sortit des buissons où il se cachait et il dit à Décidé : "J'ai entendu ta prière et elle m'a profondément ému. Tu aimes Tiers et tu offres ta vie contre la sienne. Tiers aussi t'aime et il se meurt de ne pas pouvoir te dire son amour. Moi aussi j'ai prié le Maître pour qu'il sauve la vie de Tiers : qui sait, peut-être que si nous prions ensemble le Maître nous illuminera et nous fera comprendre quoi faire pour sauver la vie de Tiers."

Décidé, qui ignorait que Tiers l'aimait, en fut ému et dit : "Oui, prions ensemble et n'arrêtons pas de prier avant que le Maître ne nous illumine."

Ils s'étendirent l'un à droite et l'autre à gauche de la tombe et ils se remirent à prier dans leur cœur, avec toute leur force.

Cette nuit-là le Seigneur de Sylvana n'arrivait pas à s'endormir. Alors il se promena sur les remparts jusqu'à la Porte-Belle et, en regardant vers Champfleury, il vit distinctement au clair de lune un compagnon et un ami étendus autour de la tombe du Maître. À cette heure, dans cette position, ces deux-là piquèrent sa curiosité, aussi demanda-t-il aux gardes de lui ouvrir la porte et il descendit jusqu'à la tombe du Maître.

En arrivant sur place il vit une chose extraordinaire : la tête de l'ami était auréolée d'un halo bleuté et celle du compagnon d'un halo doré. Il essaya de les appeler, de les secouer, mais ce fut en vain : ils étaient bien vivants mais ils n'entendaient ni ne sentaient rien. Alors il s'agenouilla devant la tombe et il pria.

Et une très légère brume lumineuse s'éleva au dessus de la tombe, prit la forme du Maître, sourit et lui dit : "N'as-tu pas compris mon signe ? Que signifie le bleu ?"

"C'est la couleur des compagnons..."

"Et lequel l'a autour de la tête ?"

"L'ami et... et la couleur dorée, symbole de la liberté est sur le compagnon... Mais je ne comprends toujours pas."

"Que l'un prenne la place de l'autre et tout sera résolu." dit le Maître.

"Tout ? Quoi donc ?" demanda le Seigneur qui ignorait le problème qui minait ces deux-là.

"Regarde et tu comprendras." dit le Maître et le seigneur eut la vision de toutes les vicissitudes survenues et il comprit.

Tout redevint normal et les deux se relevèrent et virent le Seigneur et le saluèrent stupéfaits. Ce dernier leur dit la vision que le Maître lui avait envoyée et la solution à leur problème. Ils s'en réjouirent tous les deux. Le Seigneur les fit se dévêtir et échanger leurs habits. Puis il descendit avec eux à Bois et trouvèrent Violette qui attendait Décidé devant leur maison.

Violette déclara : "J'ai été réveillée par un rêve. J'ai rêvé que je perdais mon mari mais que j'en trouvais un nouveau... Mais je vois que tu es toujours vivant, Décidé."

"Oui, mais tu vois que j'ai revêtu l'habit bleu. Je suis venu te dire que je dois mettre fin à notre union. Mais, si tu le veux, Prudent, ici présent, sera ton nouvel époux."

"Il m'a l'air d'un jeune homme très bien... le rêve disait donc vrai."

Prudent lui dit : "Je t'aimerai et j'aimerai tes enfants et nous en aurons d'autres si tu le veux."

"Alors qu'il en soit ainsi." dit Violette.

"Venez demain à la Roche, nous annulerons le mariage précédent et nous célèbrerons le nouveau. Maintenant je te laisse avec elle, Prudent : sois un bon époux !" dit le Seigneur.

Alors Décidé salua Violette et leurs trois enfants et, avec le Seigneur, il monta à la Roche.

Là, le Seigneur emmena Décidé chez Tiers : "Passe la nuit ici, avec lui. Demain matin tu seras officiellement un compagnon. Mais tu en es déjà un, car ainsi l'a décidé le Maître. Maintenant, rends la vie à Tiers."

Quand le Seigneur fut parti, Décidé enleva tous ses habits et se glissa sous la couverture de Tiers, le prit dans ses bras, le caressa, l'embrassa, réchauffa son corps froid de la chaleur de son propre corps. Tiers petit à petit cessa de trembler, ouvrit les yeux et vit le visage souriant de Décidé.

"Je suis avec toi ? Est-ce un rêve ?" demanda-t-il d'une voix faible.

"Non, c'est réel : je suis venu t'offrir mon amour." Lui dit tendrement Décidé puis il l'embrassa sur la bouche, longtemps et profondément.

Tiers, sous ce baiser, sembla reprendre vie peu à peu, il se serra contre Décidé, le prit dans ses bras et finalement ils commencèrent à faire l'amour, et ils connurent tous deux les joies du paradis. Ils s'aimèrent plusieurs fois, se prenant l'un l'autre avec la plus grande passion et ce n'est qu'en entendant chanter les louanges du matin qu'ils réalisèrent que le soleil était levé. Alors, à contre-cœur, ils abandonnèrent leurs étreintes, revêtirent l'habit bleu et partirent chanter avec les autres.

Prudent et Violette, avec les trois enfants, arrivèrent. Le Seigneur raconta alors à la communauté réunie sa vision, puis il déclara dissoute l'union de Décidé et Violette, il libéra Prudent de ses liens avec la communauté et il célébra son union avec Violette et il voua leur amour aux trois enfants. Puis vint le rite d'admission de Décidé, suivi de la célébration de son union avec Tiers.

La ballade se termine par deux chants dont le premier narre l'amour de Prudent pour Violette et les trois enfants et raconte les trois autres enfants qui leurs sont nés. Le second raconte la beauté et le bonheur de l'union entre Décidé et Tiers et décrit de façon réaliste et lyrique à la fois comment ils faisaient l'amour.

L'intérêt principal de ce long et beau poème est qu'il montre la possibilité de changer de statut même une fois adulte, ce qui n'est pas décrit comme un fait exceptionnel : même si c'est l'apparition du Maître qui résout le problème, nul ne s'y oppose et nul n'y trouve rien à redire : les rites sont clairement pré-existants.


G - La deuxième guerre de Sylvana. Les archives secrètes. Lesystème d'éducation complet.


À Sylvana, la vie se déroulait paisiblement, jusqu'à ce que, avec la décomposition du royaume voisin, les différents seigneurs locaux ne se proclament rois et n'entament des guerres expansionnistes. Petit à petit, les Textes d'Opulence étendent son territoire aux dépens de Puissance, de Vaillance et de Bonnaire, tandis que les De Villa de Montpain conquièrent Villette. Les deux nouveaux royaumes, désormais voisins, entrent en guerre contre les Textes pour la possession de Puissance. La guerre dure plus d'une génération, entre 5 Fr LVI et 3 Gr LVIII (1290 - 1313).

Sylvana chercha à rester en dehors du conflit, mais la guerre arriva vite sur son territoire, les soldats des deux partis traversaient sa frontière chaque fois qu'ils étaient en difficulté et ils y étaient toujours poursuivis par l'autre armée. Aussi le Forum demanda-t-il de mettre l'armée à un niveau d'alerte qui permette la protection continue des frontières et le Conseil général déclara l'état de guerre. Les troupes de Sylvana furent amassées le long de la rivière Blanche qui marquait la frontière avec les territoires d'Opulence et de Puissance, on construisit le grand rempart d'Ecluse qui barre la vallée et deux petits châteaux à Bois et Frontière.

La mission des armées de Sylvana était d'interdire l'accès du territoire aux soldats en arme. S'ils demandaient asile, ils devaient d'abord être désarmés, dépouillés de leur uniforme, puis accueillis s'ils se considéraient des réfugiés ou conduits à un point de leur choix de la frontière où on les laissait libres. Cette politique mena à de petits affrontements armés, toujours au profit de Sylvana qui sut assurer la sécurité de ses frontières.

Quand enfin les deux seigneurs signèrent la paix, Puissance était passé sous la domination des De Villa. Les deux seigneurs demandèrent l'arbitrage de Sylvana et ils montèrent, avec chacun une escorte de dix chevaliers, à la Roche : Génie De Villa roi de Montpain et Juste des Textes roi d'Opulence signèrent la paix et laissèrent une déclaration de la plus haute importance historique puisque tous deux y confirment que la "Justissime et Sérénissime Commune de Sylvana est un Etat libre et souverain, une nation indépendante, un territoire inviolable dans ses frontières actuelles marquées au nord par la rivière Rapide, à l'est et au sud par la rivière Blanche, à l'ouest par la crête des collines qui passent par Ensoleillé, Pierrier et Minière, où la frontière est marquée de bornes de pierre blanche." Ces frontières, solennellement ratifiées par ce document, ne seront plus jamais changées.

L'année même de la signature de cette paix la Régence décida la construction des archives secrètes derrière les grandes statues du Réveillé et du Fondateur. Les deux colosses étaient posés sur un parallélépipède de roche vive, haut de cinq mètres, profond de six et large de quatre : c'est en dessous que fut creusée la galerie en L qui mène au centre d'un long couloir parallèle au fond de la Grande Grotte et s'ouvre sur sept salles : une à chaque extrémité et cinq sur le côté du couloir qui fait face à l'entrée. Le tout excavé dans la roche vive. Les parois de ce complexe sont décorées de magnifiques bas-reliefs homoérotiques, œuvre collective des compagnons : le couloir montre sur toute sa longueur des scènes de préliminaires, la salle de l'extrémité gauche montre des scènes de rapports oraux et les six autres salles des rapports anaux. Ces représentations surpassent en beauté les fameux Kama-Sutra de pierre en Inde. Ces murs représentent un total de cent quatre couples et les plafonds vingt et un autres couples. Les archives montrent que ce complexe secret était destiné dès son origine à servir d'archives secrètes et de dépôt pour les trésors de la Communauté.

La base des statues du Prince Réveillé et du Maître Fondateur, qui cèle l'entrée, fut couverte de bas-reliefs qui cachent un ingénieux système d'ouverture de la porte qui par chance ne fut jamais soupçonné par les envahisseur de ce petit état et qui put donc conserver intacts jusqu'à nos jours ces précieuses archives et le trésor.

En l'an 5 Fe LVII (1319) un recensement rapporte que la population atteint 2767 personnes. On ressentit alors le besoin d'établir un système d'éducation performant. Cette difficile tâche fut confiée au compagnon Habile de Bon, parce qu'il avait beaucoup voyagé dans les royaumes voisins où il avait visité divers types d'écoles. Habile met en place le système éducatif qui restera pratiquement inchangé pour des générations : les petits de l'âge de la Graine, de la naissance à quatre ans, sont élevés en famille, puis, à l'âge de Feuille, de cinq à neuf ans, ils entrent à l'école pour apprendre à lire, écrire et faire les quatre opérations : ils passent les douze heures du jour à l'école et les autres douze avec leur famille. De dix à quatorze ans, à l'âge des fleurs, ils vivent à l'école où on leur enseigne l'Histoire, les saintes écritures et à faire l'amour. De quinze à dix-neuf ans, à l'âge du fruit, ils passent les douze heures du jour en famille ou avec les compagnons et ils étudient toute la nuit à l'école.

L'âge des fleurs est une charnière, c'est l'âge où un garçon ou une fille comprend s'il est appelé à devenir ami ou compagnon. Le choix est fait dans la quinzième année. Avant la puberté ils apprennent à se toucher, puis, à la puberté, ils peuvent avoir des rapports complets entre eux, entre personnes du même sexe ou de sexe opposé, ce qui leur permet de comprendre quelle sera leur vie.

On construisit de nouvelles école, une par centre d'habitation et à chaque école sont affectés des enseignants, dans la proportion d'une moitié de compagnons, d'un quart d'amis et d'un quart d'amies. Pour la première fois on parle dans ce projet de possibles rapports sexuels entre femmes - non que cela ne soit pas arrivé avant, mais c'est la première mention explicite dans les textes.

Ceci conduit rapidement à la requête de fonder le corps des Compagnes. Les documents sur ce débat chez les compagnons sont très intéressants. En l'an 3 Fl LVII (1323) est prise une première décision : dorénavant, la communauté sera divisée en frères et en sœurs et le nom de compagnon ne sera plus utilisé que pour ceux qui ont fondé un couple. En outre, des Fraternités seront ouvertes en dehors du bourg de Sylvana, dans les différents châteaux. Elles auront la charge de prendre soin des écoles et des rites. Chaque fraternité élira pour cinq ans un père ou une mère. Lesquels formeront le Petit Conseil qui assistera la Régence pour les problèmes de l'ordre.

Ce système scolaire obligatoire conduit vite à l'alphabétisation de toute la population, à une époque où les royaumes voisins avaient une population à 90% analphabète. Ces nouvelles écoles accueillent près de 135 élèves à temps plein et 270 à mi-temps et il leur faut donc à peu près 270 lits, dont la moitié "mixtes" et communs et l'autre moitié "séparés" par sexe et individuels.

Pour notre culture il peut paraître étrange que des enfants de moins de quinze ans dorment ensemble et aient des rapports sexuels avec leurs semblable du même ou de l'autre sexe, et sous les yeux des compagnons. Mais c'est justement cela qui leur donnait une vision simple, sereine, libre et plaisante des rapports sexuels. Au delà de quinze ans par contre, la possibilité de dormir et de faire l'amour dans des chambres individuelles permettait au jeune de développer aussi son affectivité de façon personnelle, un composant fondamental du rapport physique.

Si l'être humain n'a pas de vraie difficulté à montrer son propre désir physique et à le vivre devant des autres, il a par contre une pudeur naturelle pour montrer son affectivité, qui ne touche pas seulement son être physique mais provient d'un niveau plus profond et spirituel.

Les enfants apprenaient aussi à l'école comment éviter des grossesses non voulues lors de rapports physiques complets avec l'autre sexe et les normes d'hygiène sexuelle. Les adultes, enseignants ou autres, ne pouvaient pas coucher ni avoir des rapport avec les élèves avant qu'ils n'atteignent quinze ans.

L'ensemble de ce système d'éducation sexuel semble extrêmement efficace et équilibré. La preuve en est qu'après cette réforme les cas de "crimes sexuels" diminuent drastiquement, de même que les divorces et les changements de statut.

À l'âge des Fleurs, lorsque l'enfant devenait pubère, on célébrait une petite cérémonie au cours de laquelle ses cheveux étaient dénoués et coupés courts. Au passage à l'âge des Fruits, lors d'une autre cérémonie simple, ils abandonnaient la tunique des petits et, pour la première fois, ils revêtaient leur habit d'adulte.


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