DE L'AUTRE CÔTÉ
DU MONDE
PARTIE I - CHAPITRE 1
MANOEL À SANTO ANDRÉ

La pluie tombait insistante et froide, recouvrant toute la nature d'un voile léger. Le chariot chargé de provisions se dirigeait lentement vers l'intérieur, sur le chemin de terre battue. Un homme et un garçon étaient assis sur le siège du conducteur, complètement mouillés, car le chariot n'était pas couvert. Les seuls bruits qui pouvaient être entendus étaient ceux des averses de pluie, le grincement des roues de la charrette et le récurage des jambes du cheval dans la boue de la route.

"D'ici peu, t'es arrivé, mon garçon. Essaie de parler personnellement avec monsieur Euclides Quadros Dutra, le maître de la fazenda, comme je t'ai expliqué. C'est un homme généreux et peut-être qu'il peut te proposer un boulot. Je suis désolé, je ne peux pas t'emmener avec moi, car les affaires de mon patron ne vont pas très bien et il limoge, plutôt que d'embaucher."

Le garçon acquiesçait pensivement.

L'homme continua : "J'espère que de toute façon, toi et moi, on pourra toujours nous voir, je t'ai aimé. Mais fais attention de mettre ta tête droite, si tu veux rester là sans problèmes, je te le recommande."

Le garçon le regarda et demanda : "Mais est-ce que vous pensez qu'ils vont vraiment me donner un boulot décent là-bas ? En fin de compte, ce n'est pas que je sache faire grande chose..."

"Dans une grande et importante fazenda comme celle de monsieur Euclides, il y a toujours quelque chose à faire, même pour un garçonnet sans art comme toi, il suffit que tu travailles dur."

La charrette avança encore pour un bout de route, jusqu'à un carrefour et l'homme fit arrêter le cheval.

"Voilà, descends ici. Vois-tu cette avenue ? Suis-la et t'arrives à la fazenda. Bonne chance, mon garçon."

"Merci, monsieur, merci pour tout." répondit le garçon en sautant du chariot qui reprit immédiatement son chemin.

Le garçon se passa la main sur le visage pour enlever l'eau qui coulait de ses cheveux. Il eut un bref frisson de froid et regarda le chariot partir.

Quand il avait dû fuir Sâo Paulo, parce que la police était désormais sur ses traces, suivant les conseils de l'un de ses clients, il était allé jusqu'à Santo André. Mais là, il ne lui avait pas été facile de gagner sa vie sans demander l'aumône, voler au marché ou dérober, s'il y arrivait, le porte-monnaie de certains passants. En fait, Santo André était beaucoup plus petite que Sâo Paulo, et trouver ici quelques clients prêts à payer pour l'emmener au lit était tout sauf facile.

Il pensait déjà essayer d'aller ailleurs lorsqu'il rencontra cet homme. Il avait demandé de l'argent, pour l'amour du ciel.

L'homme l'avait regardé de la tête aux pieds et lui avait dit sérieusement : "L'argent, il faut le gagner, mon garçon ! Il ne pousse pas sur les arbres !"

Le garçon avait répondu : "Je le gagnerais aussi, mais personne ne veut me donner un boulot. Alors, comment puis-je faire ? Quand on a faim, on prend une banane de l'arbre, même s'il on ne l'a pas faite pousser !"

"Comment t'appelles-tu, mon garçon ?" lui demanda alors l'homme, intrigué par la fierté que le garçon avait montré avec sa réponse.

"Manoel."

"Et quel âge as-tu ?"

"Seize ans, accomplis."

"N'as-tu pas de famille ?"

"Ma mère était une prostituée et elle est morte quand je suis né, alors la maitresse de la maison m'a emmené à l'orphelinat."

"Et toi, je parie, tu t'es échappé de l'orphelinat, n'est-ce pas ?"

"Vous avez gagné le pari, monsieur. Je me suis échappé il y a trois ans."

"Ah ! Et comment as-tu survécu pendant ces trois années ?"

"Avec l'art de la débrouille... Le chat affamé vole le saindoux sans surveillance, non ? Et s'il n'y a pas de saindoux à voler, il miaule jusqu'à ce que quelqu'un, pour ne plus l'entendre, lui donne des restes à manger..."

"Et si personne ne l'écoute quand il miaule ?" lui demanda l'homme amusé.

"Alors le chat se frotte contre la jambe d'un homme pour se rendre sympathique... si vous comprenez ce que je veux dire."

L'homme le regarda de la tête aux pieds : "Et tu es un très beau chaton, je dois l'avouer, tu devrais facilement trouver un homme qui te trouve sympathique... et qui, en échange de ta gentillesse, te donne de l'argent."

"Ne vous suis-je pas sympa à vous aussi, monsieur ? Si je suis gentil avec vous, ne me donneriez-vous pas de l'argent ?"

L'homme rit et dit : "Tu es vraiment fourbe comme un chat, toi ! Bon, Manoel, que dirais-tu de venir avec moi, de te mettre un peu à ... ronronner ?"

"Tout ce que vous désirez, monsieur, pour quelques reis..."

L'homme l'emmena avec lui dans un petit hôtel de passe, demanda une chambre et y emmena le garçon. C'était une très petite pièce qui ne contenait qu'un lit et un bol de terre cuite sur un trépied avec une cruche d'eau dessous.

Ils se déshabillèrent et l'homme poussa Manoel sur le matelas de bractées de maïs, sans un drap dessus.

"Tu as un joli petit cul, Manoel. As-tu déjà pris des bites d'homme là-bas ?"

"Pas mal, monsieur."

"Alors mets-toi à quatre pattes, comme un bon chaton, j'ai envie de faire une bonne baise."

"Ne voulez-vous pas que je le suce un peu, avant ?"

"Non, j'aime aller droit au but."

L'homme s'agenouilla derrière le garçon et fit pour la lui mettre.

"Mettez-y un peu de crachat s'il vous plaît, monsieur, votre outil n'est pas petit."

"Si tu en as déjà pris, tu ne devrais pas avoir de difficulté à loger la mienne aussi."

"Oui, j'en ai pris, mais ce n'est pas que je sois habitué à la prendre tous les jours, et heureusement pour moi, peu de gens l'ont de votre taille, monsieur."

L'homme fit ce que Manoel lui avait demandé, puis le saisit à la taille et commença à la lui pousser dedans. Le garçon, qui de toute façon avait eu de nombreuses expériences en trois ans, savait qu'il devait se détendre au maximum pour ne pas ressentir de la douleur. Il se sentait envahi avec une poussée constante et sans tirer, et pensa que pour sa fortune, l'homme semblait connaître ses affaires.

Quand le poteau de l'homme l'avait finalement rempli jusqu'au bout, il commença à se déplacer avec une certaine vigueur, mais sans hâte. Manoel commença à faire palpiter l'anus et à remuer légèrement le bassin, car il savait que cela accélèrerait l'orgasme de l'homme et augmenterait en même temps son plaisir.

Le vieux lit de bois craquait à chaque poussée de l'homme, qui commença bientôt à accompagner chaque fente d'un « oui ... » étranglé qui exprimait sa satisfaction.

La monte de l'homme ne dura pas longtemps, évidemment, pensa Manoel, cela devait faire bien longtemps qu'il ne pouvait plus se défouler comme il l'aimait. Le rythme fort et régulier avec lequel l'homme le prenait, à un moment donné, se rompit, devint désordonné et plus fort, jusqu'à ce que, avec une sorte de beuglement bas, l'homme se décharge en lui, la lui poussant jusqu'au bout. Puis l'homme se glissa hors de lui, alla laver le membre, qui était en train de se dégonfler, dans le bassin et remit son pantalon.

Il prit un sac en tissu dans sa poche, en sortit quelques pièces et les tendit au garçon qui, entre-temps, s'était habillé à son tour.

"Oui, tu as bien mérité ces pièces. J'ai adoré baiser ton joli cul, tu es encore assez serré."

"Venez-vous souvent ici à Santo André, monsieur ?"

"Non, plutôt rarement. Pourquoi ?"

"J'espérais pouvoir gagner quelque chose en venant avec vous à nouveau..."

"Non, et je ne pense pas que tu trouveras suffisamment de clients ici..."

"En fait, je pensais que je ferais peut-être bien de partir..."

"À Sâo Paulo ? Là, oui, tu trouverais des hommes disposés à te payer pour ce genre de service."

"Non, j'ai dû partir... et vite, aussi."

"Ah, tu es dans des embrouilles ?"

"La police a découvert comment je vivais et donc... Vous savez que la loi n'est pas tendre avec ceux qui sont comme moi."

"Mais aimes-tu faire ces choses avec les hommes ?"

"Bien sûr que j'aime, j'aime beaucoup. Mais malheureusement, pas tout le monde n'est beau et généreux comme vous."

"Pourquoi ne cherches-tu pas un travail régulier ?"

"Voudriez-vous me le donner, un boulot ? Ainsi, en plus de gagner quelque chose en bossant, je pourrais parfois m'isoler avec vous."

"Je te le donnerais plus que volontiers, mais je ne suis qu'un employé, je ne peux pas décider d'embaucher quelqu'un. Et puis, dans la fazenda dans laquelle je travaille, le maître n'engage plus personne. Mais... tu pourrais essayer de demander du travail dans la fazenda de monsieur Euclides Quadros Dutra... C'est la plus grande et la plus riche de toute cette région..."

Alors maintenant, tandis que la voiture partait sous la pluie battante, Manoel empruntait l'avenue que l'homme lui avait indiquée.

Après quelques mètres, il vit une arche en brique avec les mots «Fazenda Boa Sorte». Manoel souhaita que ce nom lui porte bonheur, c'est à dire d'avoir de la chance. Il passa sous l'arche et continua de marcher le long de la longue avenue.

Presque tout à coup, à travers le voile de pluie, il vit la façade de la maison de maître du propriétaire de la fazenda. En s'approchant, il l'étudia. C'était une construction jaune clair avec des décorations et des châssis gris perle. La partie centrale était sur deux étages très hauts avec un tympan triangulaire, une grande porte cintrée centrale, précédée de cinq marches de pierre et flanquée de deux fenêtres cintrées. À l'étage supérieur, il y avait un balcon central également flanqué de deux grandes fenêtres.

À droite et à gauche de cette partie centrale, il y avait deux ailes de trois étages, plus basses que les étages centraux, avec cinq fenêtres par étage et une porte centrale soit dans l'aile de droite et dans celle de gauche. Devant l'élégant bâtiment, l'avenue se terminait par un espace ouvert semi-circulaire qui englobait tout le bâtiment et était flanqué d'arbres.

Manoel s'arrêta un instant, bouche bée : il n'avait jamais rien vu d'aussi grand et élégant même pas à Sâo Paulo, à l'exception peut-être de l'église des jésuites avec le collège adjacent. "Bien sûr," pensa-t-il, "ce monsieur Euclides doit être au moins aussi riche que l'empereur !"

Au moment où il s'approchait de l'entrée principale du bâtiment, il cessa soudainement de pleuvoir. Manoel fit quelques pas de plus, se rapprochant encore, lorsque la porte principale s'ouvrit et que trois personnages en émergèrent. Pendant ce temps, une élégante voiture tirée par deux chevaux s'arrêta devant l'entrée de la maison.

"Je m'excuse !" s'écria Manoel.

"Que veux-tu, mon garçon, qui es-tu ?" demanda le plus âgé des trois hommes, qui montrait un peu moins de cinquante ans.

"Pourrais-je, s'il vous plaît, parler à monsieur Euclides Dutras Quadro ?" demanda à haute voix le garçon.

L'homme sourit et répondit : "Si tu cherches Euclides Quadros Dutra, le voilà devant toi, c'est moi."

"Oh, pardonnez-moi..."

"Oui, mais que voudrais-tu me dire, mon garçon ?"

"Monsieur, je n'ai pas de famille, personne ne prend soin de moi, alors je dois prendre soin de moi-même. J'ai entendu dire à Santo André que vous pourriez peut-être me proposer un boulot dans votre fazenda."

"Ah oui ? Et que sais-tu faire, mon garçon ?" lui demanda l'homme.

"Moi ? Pour être honnête, je ne sais rien faire. Mais je suis prêt à tout faire, à apprendre, à vous servir du mieux que je peux, en échange d'un toit, de la nourriture, d'un habit de rechange et, si je ne demande pas trop, d'un peu d'argent à mettre de côté."

Le plus jeune des trois hommes, qui devait avoir deux ans de plus que Manoel, intervint sur un ton méprisant : "Nous n'avons pas de temps à perdre avec des types comme toi qu'on ne sait pas d'où ils viennent, ni ce qu'ils valent."

"Allez, Getulio," dit l'autre jeune homme qui devait avoir juste dépassé les vingt ans. "Juste parce que nous ne le connaissons pas, nous ne devrions pas lui donner la chance de nous montrer ce qu'il vaut ?"

"Oui," intervint l'homme, "je suis d'accord avec toi, Nicolau. Mais tu es tout mouillé et tu trembles comme une feuille, mon garçon. Nous trois devons maintenant nous rendre à Santo André pour nous entretenir avec notre banquier, mais nous reviendrons certainement pour l'heure du dîner. En attendant, attends-nous, puis on en reparlera." L'homme alors appela à haute voix : "Idalina !"

Une esclave sortit aussitôt de la porte de l'aile droite en s'essuyant les mains sur le tablier recouvrant la jupe large. "Commandez, maître !"

"Amène ce gars à la cuisine, assied-le près de la cheminée pour qu'il sèche et s'il a faim, donne-lui un bon repas." dit alors monsieur Euclides puis, avec ses deux fils, il monta dans la voiture et partit.

"Viens, mon fils, viens te réchauffer avant que tes os ne pourrissent. Tu dois avoir pris toute la pluie qui est tombée, n'est-ce pas ?" dit la femme noire à Manoel.

"Eh bien, oui. Ton nom est Idalina, non ?"

"Oui, t'as les oreilles, non ? Et toi, mon fils, t'auras un nom, je pense."

"Je m'appelle Manoel Branco."

"Et je parie que t'as aussi un appétit à ne pas y voir, Manoel Branco."

"Assez pour ne pas voir au loin, mais pas trop pour ne pas voir le plat."

La cuisinière noire fit un rire joyeux. Ils entrèrent dans la cuisine spacieuse, remplie de casseroles et de poêles de cuivre suspendues partout, avec trois placards remplis de vaisselle et une longue table au centre. Au centre du mur le plus long devant l'entrée, il y avait une énorme cheminée avec deux chaudrons fumants suspendus.

"Va t'asseoir près du feu, Manoel Branco, et prend cette tasse de café chaud, au moins tu commences à te réchauffer à l'intérieur. En attendant, je te préparerai quelque chose à manger, comme l'a dit le maître."

"N'oublie pas, Idalina, que ton maître a dit de me donner quelque chose de bon !"

'Ah, gros gourmand. Ne t'inquiète pas, dans cette maison, on ne mange que de très bonnes choses."

"Même vous, les esclaves ?"

"Ben, ceux de la maison certainement oui, parce que c'est moi qui cuisine. Ceux de la plantation... cela dépend de la façon dont ils cuisinent, mais ils ne manquent pas de nourriture."

Manoel sirota son café et remarqua que c'était très bon, alors il le dit à la femme.

Elle répondit : "Oh, quelle découverte, ne sais-tu pas que celle-ci est l'une des meilleures, sinon la meilleure plantation de café de tout l'État ? Ne sais-tu pas que la famille Quadros Dutra est issue du célèbre Francìsco de Melo Palha ?"

"Et qui serait ce Melo Palha ?"

"Oh mon dieu ! Mais d'où viens-tu ? Est-il possible que tu ne saches même pas une chose aussi importante ? Tu n'es pas un étranger, n'est-ce pas ?"

"Non, non, je suis brésilien de la tête aux pieds, du moins du côté de ma mère."

"Et du côté de ton père ?"

"Qui sait ? Ma mère a dû contenter beaucoup trop d'hommes pour savoir qui l'avait imprégnée."

"Oh, que me dis-tu ? Était-ce une prostituée, ta mère ?"

"Bravo, Idalina, je vois que tu connais la vie."

"Oh pauvre fils ! Et où est ta mère maintenant ?"

"Sous un mètre de terre, sans même une croix au-dessus, car les putains ne peuvent pas avoir les funérailles à l'église. Elle est morte à cause de moi..."

Les yeux de la cuisinière s'écarquillèrent : "L'as-tu tuée ?"

"On peut dire ça, parce qu'elle est morte en me mettant au monde."

"Oh Jésus Marie ! Ce n'est pas ta faute, ce n'est que la faute du mauvais sort. Et alors, es-tu seul au monde ? Qui t'a élevé ? Un parent ?"

"Je ne pense pas avoir de parents et même si je les avais, ils ne voudraient probablement rien savoir de moi. J'ai grandi dans un orphelinat à Sâo Paulo. Mais alors, quand j'avais treize ans, je me suis enfui parce que j'en avais marre de mal manger ce qui me semblait plus approprié pour les cochons que pour nous les enfants. J'avais aussi marre de me faire battre presque tous les jours et de dormir sur un matelas par terre."

"Oh Sainte Vierge ! Mais alors les esclaves de cette plantation ont une vie meilleure ! Tu as bien fait de t'enfuir, fiston ! Tiens, prends ce plat et mange. Si tu as encore faim, dis-le-moi car il y a autre chose."

"Mais dis-moi, Idalina, penses-tu que le maître me donnera un boulot ?"

"C'est pour ça que tu es venu ici ?"

"Exactement."

"Le vieux maître et son fils Nicolau ont un grand cœur."

"Et le plus jeune, comment s'appelle-t-il, Getulio, je pense... comment est-il ?"

"Il est jeune et on sait bien comme sont les jeunes..."

Manoel mangea avec appétit en tenant l'assiette de fer blanc sur ses jambes pour ne pas s'éloigner du feu. Ses vêtements commencèrent à émettre un léger nuage de vapeur pendant qu'ils séchaient.

Soigneusement vidée l'assiette et nettoyé avec un bout de bon pain noir fait maison, le garçon se tourna vers la cuisinière qui s'activait pas très loin.

"Il n'y aurait pas quelque chose d'autre ? Il y a encore un petit trou ici dans mon estomac, qui demande à être comblé."

La cuisinière eut un rire argentin et dit : "Ce n'est pas nécessaire d'être un diseur de bonne aventure pour savoir que peut-être, pour fermer le petit trou que tu me dis, il y faudrait un peu de confiture de banane sur un bon pain blanc !"

"Et... peut-être... un verre de vin..." hasarda Manoel.

"À ton âge, déjà si vicieux ?" demanda la cuisinière, faisant semblant d'être scandalisée.

"Ben... alors... un demi verre."

"Le vin, seuls les maîtres le boivent !"

"Et peut-être, en secret, même les domestiques..."

"Un doigt, pas une goutte de plus... mais ne le dis pas au maître." dit la cuisinière en prenant une bouteille dans le garde-manger et en la versant au garçon.

"Oui," dit Manoel après avoir bu ce petit vin rouge, mais très bon. "Tu es vraiment une bonne cuisinière."

"Ah, merci pour le compliment. Cela signifie que lorsque tu seras plus riche que mon maître, tu m'achèteras, qu'en dis-tu ?"

"D'accord, donne-moi du temps, seulement quelques semaines !"

"Pour faire quoi ? Si tu ne sais même pas si le maître veut te donner un travail ?"

"N'est-ce pas appelé Boa Sorte, cette fazenda ? Depuis que j'y ai mis les pieds, je me sens très chanceux et je sens que Dame Chance s'est enlevé le bandeau et me sourit. Réfléchis, il a même cessé de pleuvoir dès mon arrivée !"

"Ah, Dame Chance est plus folle qu'une chèvre en chaleur ! Si elle te sourit maintenant, veille à ce qu'elle ne t'encorne en quelques minutes."

"Mais dis-moi, Idalina, j'ai vu le maître et deux de ses enfants. A-t-il d'autres enfants ? Et la maîtresse est-elle à la maison ?"

"Non, la maîtresse était un ange de dieu, mais elle est morte il y a onze ans, juste avant de donner naissance au troisième enfant du maître et même le petit est mort, toujours dans la mère. Mais tu ne dois jamais oser parler de cette tragédie dans cette maison, t'as compris ?"

"Mais si on me demande de ma mère, je dois bien dire qu'elle est morte en me mettant au monde."

"À mon avis, non. Dis plutôt qu'elle a eu un accident quand tu avais un an. Les choses ne changent pas beaucoup, mais au moins cela ne leur fait pas penser à la tragédie de la pauvre maîtresse."

"Mais comment est le maître, ici ?"

"Je pense qu'il est le meilleur maître qu'on puisse souhaiter. Ceux qui travaillent sérieusement ne manquent de rien."

Plus tard, le fils d'Idalina, un beau garçon d'une vingtaine d'années, entra dans la cuisine. "Es-tu le garçon blanc qui est venu demander du travail au maître ?"

Sa mère lui répondit : "Ohé, Lucas, combien de garçons blancs vois-tu dans cette cuisine ? Bien sûr que c'est lui, idiot."

"Alors viens avec moi, car maître Euclides veut te parler."

Manoel se leva rapidement.

La cuisinière lui sourit et lui dit : "Bonne chance, Manoel Branco."

Lucas conduisit Manoel hors de la cuisine. Ils traversèrent la grande salle de la résidence et Manoel regarda autour de lui avec des yeux écarquillés. D'un côté, la belle porte d'entrée flanquée de deux grandes fenêtres, avec des vitraux ; en face, deux grands escaliers en ciseaux en bois sculptés menant aux étages supérieurs et, sur les deux autres côtés, trois belles portes en bois dans chacun. Dans le hall, il y avait des vases avec de belles plantes, des canapés élégants recouverts de velours cramoisi et une console avec de beaux objets exposés. Les murs étaient recouverts de coûteux papiers peints et de grands tableaux y étaient suspendus.

"Putain, c'est plus beau qu'une cathédrale, ici !" s'écria Manoel à voix basse, presque intimidé par une telle opulence.

"Je n'ai jamais vu de cathédrale, mais je trouve que c'est bien beau, ici... Et si tu voyais quand ils font une fête..." répondit l'esclave.

"Les maîtres doivent être vachement riches."

"Je le crois vraiment, ils ont cent quatre-vingt-sept esclaves, juste pour travailler dans la plantation de café, sans compter nous qui travaillons à la maison."

Lucas ouvrit la porte centrale et ils se retrouvèrent dans un large couloir. Il conduisit Manoel devant une porte.

"Ici est le bureau de maître Euclides, il t'attend." dit l'esclave, puis il frappa à la porte.

"Entrez !" cria une voix de l'intérieur. Lucas ouvrit la porte et poussa le garçon en avant, puis il referma la porte derrière lui.

Le bureau était vaste, avait deux fenêtres qui donnaient sur la façade, avec des rideaux de dentelle encadrés par de lourds rideaux de velours vert. Sur le côté gauche, il y avait une grande bibliothèque qui occupait tout le mur et sur le côté droit, sous le portrait d'une dame belle et élégante, il y avait un bureau impressionnant sur lequel était assis maître Euclides Quadros Dutra, avec un cigare pas encore allumé dans la bouche.

"Viens ici, mon garçon. Assieds-toi sur cette chaise." dit l'homme en le regardant attentivement.

Manoel, se sentant un peu intimidé, s'avança jusqu'au bureau et s'assit sur la chaise que l'homme lui avait indiquée.

"Alors, mon garçon, tout d'abord, comment t'appelles-tu et qui es-tu ?"

"Moi, monsieur, je m'appelle Manoel Branco et je suis un orphelin à la recherche d'un travail."

"Un orphelin ? Quel âge as-tu ?"

"Seize ans, monsieur."

"Et à seize ans t'ont-ils déjà laissé sortir de l'orphelinat sans te trouver un travail ?"

"En fait, monsieur... moi, en fait..."

"En bref, tu as fui l'orphelinat, n'est-ce pas ?"

"Voilà, oui... mais..."

"Et pourquoi t'es-tu enfui ? N'étais-tu pas bien, là ?"

"Un matelas de paille, un habit, quelque chose à manger, je n'en ai jamais manqué, mais..."

"Tu n'aimes pas la discipline ?"

"La discipline ? Les règles y étaient, bien sûr, mais même quand on essayait de les suivre, un jour oui et un non, on prenait de sacrées raclées."

"Sans raison ?"

"Monsieur, si se lever la nuit pour vous vider est contre les règles, un gars que doit-il faire ? S'il se lève et qu'ils le voient, c'est dix coups de canne, s'il ne se lève pas et qu'il le fait sur le matelas en paille, ce sont trente coups de canne... Et alors, on se lève et on espère de n'être pas découverts..."

"Combien d'années as-tu vécu là-dedans ?"

"Treize, monsieur."

"Eh bien, dans ce cas, je pense que tu n'as pas tort. Et alors, maintenant tu cherches un emploi, tu m'as dit."

"C'est pour ça que je suis venu frapper à votre porte..."

"Mais quand nous nous sommes rencontrés cet après-midi, tu m'as dit que tu ne sais rien faire, n'est-ce pas ?"

"Personne ne m'a jamais appris à faire un travail, là dedans, à part balayer et nettoyer."

"Et pourquoi es-tu venu chercher du travail ici ?"

"On m'a dit que vous pouviez peut-être m'en donner un, et ensuite, quand j'ai lu sur l'arche que votre fazenda s'appelle Boa Sorte, je me suis dit que ma bonne chance pourrait peut-être commencer ici."

"Alors, au moins, ils t'ont appris à lire, là-dedans."

"Oui, monsieur, lire, écrire et faire les calculs, et même ça à coups de bâton pour me faire entrer quelque chose dans la tête."

"Je ne pense pas que tu saches aller à cheval, n'est-ce pas ?"

"Tout ce que j'ai chevauché dans ma vie sont des chaises ou des clôtures, monsieur."

L'homme sourit légèrement puis lui demanda : "Et toi, mon garçon, qu'est-ce que tu aimerais faire ?"

"Pour être honnête, monsieur, je n'y ai jamais pensé. Je pense que je ferais volontiers tout ce qui me permet de vivre sans trop de problèmes. La cuisinière m'a dit que à vos esclaves ne manque rien s'ils travaillent bien. Voilà, j'aimerais avoir au moins autant que vous donnez à vos esclaves en échange de n'importe quel travail."

"Très bien, mon garçon. Donne-moi le temps de parler à mon secrétaire et à mon intendant pour voir si nous pouvons te trouver quelque chose à faire. En attendant, tu peux manger et dormir ici. Je vais dire à Idalina de t'installer provisoirement d'une manière ou d'une autre, jusqu'à ce que je prenne une décision."

"Alors, est-ce que vous allez me donner un travail ?"

"Je viens de te dire que je veux y penser. Maintenant, retourne à la cuisine et dis à Lucas de venir ici pour me voir. Peux-tu retrouver le chemin pour la cuisine ?"

"Je pense que oui, je dois juste traverser le hall d'entrée et entrer par la porte du milieu, n'est-ce pas ?"

"Oui, mon garçon. Ah, répète-moi ton nom, je veux le noter."

"Manoel Branco, monsieur."

"Bien, Manoel, tu peux aller."

"Bonne journée, monsieur et merci, n'importe ce que vous décidez."

L'homme, tout en écrivant le nom du garçon sur un morceau de papier, acquiesça.


PRÉCÉDENT - SUIVANT