LA CHARTREUSE DE MONTSABOT |
12 - LE DERNIER ADIEU DE ROLAND |
En 1949, Roland tomba gravement malade. Les médecins lui diagnostiquèrent une forme de leucémie. Malgré tous les soins, son déclin, lent mais inexorable, l'obligea vite à garder le lit. Serge resta à ses côtés avec amour et bien qu'il tâche de ne pas le laisser voir, il était de plus en plus triste et abattu. "Serge... mon amour... va te reposer. Je vais bien..." "Je ne suis pas si fatigué, Roland. Et j'aime être ici avec toi..." "Tu as tout le poids de la Chartreuse sur tes épaules... tu ne peux par rester coincé ainsi par ma faute. Le docteur et l'infirmière viennent souvent ici... et si j'avais besoin, j'ai la cloche, tu sais... Tu ne peux pas négliger la Chartreuse comme ça... les garçons ont besoin de toi, tu le sais..." "Mon amour, la Chartreuse est bien organisée, il y a le président, le conseil, il y a les ministres et les maires... et s'ils avaient besoin de moi, ils viendraient m'appeler. Ne t'en fais pas. Ah, tu sais, nous sommes enfin arrivés à avoir cinq cent dix-neuf garçons. Toutes les maisons sont pleines et tournent bien. Chaque année dans les vingt-cinq garçons partent et nous pouvons en accueillir autant..." "Bien..." "Certains parlent de construire d'autres maisons pour en accueillir plus, mais l'idée prévaut que ce n'est pas souhaitable, parce que plus la Chartreuse grandit plus elle risque de devenir anonyme. Et toi, qu'en penses-tu ?" "Oui, nous avions prévu de nous arrêter à cinq cent vingt garçons. Je crois que c'est bien. Nous faisons un bon travail, vraiment, pas vrai, Serge ?" "Si, nous faisons de notre mieux... et j'en suis satisfait." "Ton papa, là-haut... Hervé doit être content. Il nous a aidé, jusque là. Et d'ici peu j'irai le retrouver... et je vous aiderai aussi, de là-haut..." "Ne parle pas de cela, mon amour..." "Pourquoi pas ? La mort fait partie de la vie, un être vivant, par définition, meurt, tôt ou tard. La mort ne me fait pas peur. J'ai essayé de vivre bien, je crois y être parvenu. Et quand je me présenterai là-haut, au Père Eternel, je suis convaincu qu'il me dira : tu en as fait des conneries dans ta vie, mais somme toute, je crois que tu es un bon garçon, allez, entre !" "Tu n'as que soixante deux ans, va savoir combien d'années il te reste. Le Père Eternel n'est pas pressé, tu sais. Il est patient, lui, il t'attendra..." "Non, mon amour... pas comme ça... si tôt je ne m'en irai, si tôt on cessera de souffrir, toi et moi... Ce n'est pas que je souffre beaucoup, physiquement... mais passer toute la journée là, sur le lit, sans rien pouvoir faire, sans pouvoir être utile... c'est ça que j'appelle souffrance... j'attends la mort avec sérénité... toi aussi, je t'en prie, attends ma mort avec la même sérénité..." "Roland..." "Je sais, mon amour, tu n'aimes pas que je te parle comme ça... mais moi je crois qu'il est important de le faire. Qu'avons-nous toujours appris à nos garçons ? Qu'il faut affronter la vie, sous tous ses aspects, avec sérénité et courage, n'est-ce pas ? Alors... tâche d'être courageux et serein." "Roland, je t'aime..." "Je le sais. Ton amour et celui de ton père sont les plus belles choses que m'ait données la vie. J'ai eu beaucoup de chance..." "Tu es tout, pour moi..." "Et je resterai avec toi-même lorsque mon corps aura cessé complètement de fonctionner, je te le promets." "Oui..." "Mais avant de m'en aller... je dois te dire une chose..." "Quoi, mon amour ?" "Quand tu étais petit garçon, tu te souviens ? Je te disais que tu ressemblais beaucoup à Hervé, tant physiquement que de caractère..." "Oui, je me souviens..." "Mais je ne t'ai pas aimé pour cela, je n'ai pas cherché en toi un substitut à ton père, tu sais. Je t'ai aimé pour toi-même... et puis il n'est plus si vrai que tu ressembles tant à Hervé, ni de physique ni de caractère, maintenant que tu as grandi... et pourtant tu me plais et je t'aime plus encore qu'avant..." "Bien..." "Je voulais que tu le saches... Et... autre chose... Quand Hervé s'est marié, je me suis un peu senti trahi... parce qu'alors je ne savais pas que grâce à ça tu allais naître toi... pour moi..." "Tu es gentil, mon amour..." En 1961, l'après-midi du 19 Septembre, Roland s'éteignit dans la sérénité. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Nombre des garçons de la Chartreuse pleurèrent, quand fut sue la nouvelle de la mort de Roland. Il y eut une vraie foule à ses funérailles, on estima que plus de vingt mille personnes vinrent lui rendre hommage. Les aïeux décidèrent de lancer une souscription à la mémoire de Roland et l'argent recueilli permit d'offrir à la Chartreuse huit cloches qui furent installées au dernier étage de la tour de l'abbé, une dans chaque arche de l'ancienne cage du clocher. De ce jour les heures du jour et les activités de la Chartreuse furent scandées par le carillon des cloches. Chaque cloche avait sa note, couvrant du Do7 au Do8 et il était aussi possible, pendant les fêtes, de jouer de belles mélodies simples. Vint 1962 et, en mars, une moto arriva sur la place de la Chartreuse. En descendit un jeune homme dans les trente ans, portant des habits moulants en cuir. Il enleva son casque et le garçon accouru l'accueillir le regarda les yeux écarquillés : le nouvel arrivé avait un très beau visage : les yeux d'un bleu intense, une grande mèche de cheveux châtains clairs, flottant comme dans le vent, les traits réguliers, des lèvres sensuelles aux coins légèrement relevés comme si sans cesse illuminées d'un sourire. "Salut !" lança le jeune homme au garçon. "Salut !" répondit le garçon sans cesser d'admirer le nouveau venu. "Comment tu t'appelles ?" "Je suis Fabien Mercier de la Roue." "De la Roue ? Ça veut dire quoi ?" demanda l'inconnu, curieux. "Que je fais partie de la maison famille R." expliqua le garçon. "Tu as quel âge ?" "Quinze ans. Je peux t'être utile ? Tu cherches quelqu'un ?" "Je... Je suis parti d'ici il y a onze ans... Le recteur Roland est encore ici ? Ah non, il avait laissé la place à Serge, c'est vrai..." "Roland est mort, l'an dernier. Tu ne l'as pas su ? Serge est encore là. Tu veux lui parler ?" "Mort ? Mais il n'était pas si vieux ! De quoi est-il mort ?" "De leucémie. Si tu es un aïeul, pourquoi donc n'as-tu pas su ?" "J'ai perdu le contact, je suis parti, loin..." "Alors, tu veux parler à Serge ?" "Et bien, peut-être..." "Si je dois t'annoncer, il faut que tu me dises ton nom..." "Philippe Maraudin..." "Attends un instant, je vais voir s'il peut te recevoir..." dit le garçon et il courut au premier étage de la tour de l'abbé. Il revint peu après et mena le jeune homme en haut, au bureau de Serge. "Philippe ! Je suis content de te revoir... nous avions perdu ta trace..." "Salut, Serge. Mes condoléances pour la mort de Roland, je viens de l'apprendre. Ça a dû être dur pour toi, de le perdre." "Pour moi... et pour tous, ici. Les garçons font un livre sur lui, pour qu'à l'avenir aussi tous se souviennent de lui... Il était très aimé de tous..." "Oui, tu dis vrai. De mon temps aussi il n'y avait pas un seul garçon qui ne t'enviait pas Roland..." "Mais dis-moi, qu'es-tu devenu ? Qu'as-tu fait toutes ces années ?" "Parti d'ici, j'ai suivi des cours pour être mannequin... à Paris. J'ai envoyé mon book aux plus grands couturiers, avec peu de succès, jusqu'à ce qu'un styliste italien m'appelle... Un certain Rinaldo Zorzi... il n'était pas très connu. Quoi qu'il en soit, au moins c'était un premier travail. D'abord Florence, puis Milan, Rome... Puis New York, Londres, Paris... À Milan j'ai connu un pilote de formule un, un anglais... il me voulait près de lui... comme amant. Pendant cinq ans j'ai été... entretenu. J'étais bien, il me gâtait. Et puis... au circuit de Monte-Carlo... un accident. Après trois jours de coma... il s'en est allé. Je me suis trouvé sans métier ni proches, à la rue. "Il y a trois ans j'ai rencontré un régisseur de théâtre italien, à une fête. Il m'a proposé d'entrer dans sa compagnie, il m'a appris le métier d'acteur... en échange je devais baiser sa femme tandis que lui me baisait moi... J'en ai eu marre, je n'étais qu'un objet sexuel, un vibromasseur pour elle et un trou pour lui... alors il y a deux mois je les ai envoyés au diable... et je me suis retrouvé à la rue, toujours sans métier ni proches... Je ne sais rien faire, tu comprends ? Je me suis dit : et me voila, à trente ans, seul comme un chient errant... "De toute ma vie, la seule période vraiment bien, pleine de chaleur, ça a été ici, avec vous. Cette maison est... était ma maison... Alors j'ai pensé... essayer de revenir... Et je voulais te demander... si tu voulais à nouveau de moi ici, peut-être faire le ménage, la plonge... n'importe quoi... Je pourrais faire la plonge ailleurs... mais j'aimerais... j'aimerais rentrer à la maison !" finit Philippe et des larmes brillaient au coin de ses beaux yeux. "Philippe, tu as ton certificat d'études, tu parles, et bien, je crois, l'italien et l'anglais, tu as eu des expériences intéressantes, tu es allé à l'étranger... que dirais-tu de... Depuis la mort de Roland, qui s'occupait de notre bibliothèque, nous n'avons plus de bibliothécaire à temps plein. Si ça t'intéresse, je pourrais demander au Conseil si nous pouvons te donner la place. Qu'en dis-tu ?" "Je l'accepterais volontiers, et avec gratitude. Sinon quoi que ce soit, vraiment n'importe quoi. La jeunesse passe, la beauté s'évanouit, les plaisirs... ne sont souvent que des illusions. Vous êtes ma famille, ma seule famille... n'importe quoi, Serge, mais donnez-moi un coup de main, reprenez-moi avec vous..." Ainsi Philippe devint le nouveau bibliothécaire de la Chartreuse. Il s'y appliqua avec entrain, sérieux et enthousiasme. Sur le problème des "livres spéciaux", c'est-à-dire les textes qu'il valait mieux cacher en cas d'inspection, il proposa de les garder tous, y compris leur liste, dans deux pièces du dernier étage que l'on pouvait cacher par une étagère pivotante. Son idée fut aussitôt adoptée et ils firent les travaux nécessaires. Pendant ce temps, en plus de bien se réinsérer à la vie de la Chartreuse, Philippe avait lié une forte amitié avec Fabien Mercier de la Roue, le garçon qui l'avait accueilli à son arrivée. Et Fabien avait perdu la tête pour lui. Aussi vint-il toute une année fréquenter assidûment la bibliothèque, comme excuse pour voir Philippe et rester avec lui. Le jeune homme se rendit compte de ce que le garçon éprouvait à son égard, aussi alla-t-il un jour en parler avec Serge. "Serge, il faut que tu me donnes un coup de main..." "Tu as un problème ?" "Oui et non. Tu sais qui est Fabien Mercier de la Roue, hein ?" "Bien sûr, c'est notre réceptionniste." "Oui. J'ai la nette impression que ce garçon a perdu la tête pour moi... et qu'il me fait une cour très discrète mais assidue..." "Cela ne m'étonnerait pas, tu es très beau garçon, tu es sympathique, sexy..." "Je ne sais pas comment me comporter avec lui. D'un côté je ne voudrais pas le décevoir en refusant, mais de l'autre..." "Et toi, qu'éprouves-tu pour lui ?" "De l'amitié... de l'affection... et même une certaine attirance. Mais il n'a que seize ans, j'en ai trente et un..." "Tu sais que nous n'encourageons pas ces choses, mais que nous ne les décourageons pas non plus, hein ?" "Bien sûr, je le sais, déjà de mon temps... Mais que puis-je lui offrir, moi ? Et puis, dans trois ans il devra partir et pendant cinq ans il ne pourra plus revenir... cette règle tient toujours, non ?" "Si... Mais si tu habitais et travaillais loin d'ici, et si tu l'avais rencontré ailleurs... disons s'il était ton voisin ou le fils d'amis... que ferais-tu ?" Philippe sourit : "Sincèrement ? Ce garçon me plait sacrément, mais... il est trop jeune... Et puis ici c'est différent, nous formons une famille..." "Une famille très particulière, quoi qu'il en soit. Tu essaierais de le décourager ? Ou tu l'encouragerais ? Ou bien tu le laisserais faire pour voir comment ça finirait ?" "Je ne suis pas de bois... Il est très mignon, et bien bâti... je l'ai vu au gymnase... S'il ne s'était pas intéressé à moi, je n'aurais aucun problème, je ne lui courrais certainement pas derrière... D'un côté je n'aimerais pas le décevoir, mais de l'autre je ne me sens pas de le décourager... Je ne sais vraiment pas quoi faire avec lui." "Pourquoi ne pas lui dire tout cela clairement ? La vérité n'est-elle pas le meilleur choix ? Dis-lui tout et pensez-y ensemble, jusqu'à arriver ensemble à une décision. Quelle qu'elle soit, je sais que jamais tu ne profiterais de lui et moins encore lui ferais du mal..." "Bien sûr que non. Mais je pourrais lui en faire involontairement, si je me comportais de façon imprudente..." "Le fait même que tu m'en parles me prouve que tu ne seras pas imprudent..." Ainsi Philippe invita Fabien à faire une promenade avec lui dans le bois. Le garçon était très excité, radieux... "Fabien ?" "Oui..." "Tu as le béguin pour moi, pas vrai ?" Le garçon s'illumina d'un large sourire : "Si... j'espérais que tu t'en apercevrais..." "Tu me plais, tu me plais beaucoup... Mais il y a certaines choses que je dois te dire. Primo, tu es encore un peu trop jeune pour moi... ou peut-être suis-je trop vieux pour toi. Non, attends, laisse-moi parler. Secundo, d'ici trois ans tu devras partir d'ici sans pouvoir revenir pendant cinq ans. Donc même si j'acceptais tes avances, ce serait une relation destinée à se terminer... ou au moins à s'interrompre... Tercio, tu me plais, beaucoup, je t'aime bien, mais je ne suis pas encore... amoureux de toi. Dans ma vie j'ai eu des expériences où j'ai accepté une relation sans amour, j'en ai eu trop... pour mon confort, pour le plaisir, pour... d'autres raisons et toutes ont échoué, et à chaque fois m'ont laissé fracassé. Je ne veux plus de ça. Si je commence une autre relation, ce sera par amour... Elle échouera peut-être aussi malgré ça, mais au moins j'en sortirai sans remords ni regrets..." "Mais tu pourrais... peut-être peu à peu... tomber amoureux de moi. Tu ne peux pas l'exclure..." "Bien sûr, et ce jour là nous en reparlerons. Mais maintenant c'est comme ça. J'ai pour toi beaucoup d'amitié et de sympathie... et je dois avouer, aussi un certain désir, même de l'attirance. Mais ça ne suffit pas, au moins pour moi, pour me lancer dans une relation. Et en même temps c'est trop pour se contenter d'une joyeuse baise. Tu me comprends ?" "Et alors ? Que devrais-je faire, moi ?" demanda Fabien, un peu penaud. "Restons amis, si tu veux bien. Arrête de me courir après. Et contentons-nous de voir comment les choses évoluent. Tu as le béguin pour moi, et ça me flatte... mais le béguin n'est pas encore... l'amour. Vous avez encore des cours sur la sexualité et les sentiments, non ? Réfléchis à ce qu'ils t'ont appris : ce n'est pas de la théorie, essaie de les replacer dans ta vie, dans cette situation... Et je te dis cela parce que je t'aime bien, parce que je désire que tu comprennes, que tu mûrisses, et te sentes bien dans ta peau... ainsi qu'avec les autres." "Mûrir fait mal..." "Parfois, oui. Mais c'est un peu comme les douleurs de l'accouchement : c'est inévitable pour qu'un enfant naisse..." "Et si... si je mûrissais... peut-être qu'entre toi et moi les choses pourraient changer un jour ? S'améliorer ?" "J'en suis plus que convaincu, Fabien. Si ce que je t'ai dit te fait mal, maintenant, je le regrette... mais il fallait que je te le dise, justement parce que tu n'es pas un étranger, pour moi, pas n'importe qui, ni quelqu'un dont je me désintéresse." "J'ai compris, Philippe... C'est d'accord, je ferai comme tu dis, j'arrêterai de te courir après... de me faire des illusions... j'essaierai de mûrir... et je suis sûr qu'un jour on en reparlera." "Oui, c'est très probable, Fabien."
Le 13 mai 1964, le chef de famille de la Lune s'aperçut qu'Alain Raffet, un garçon de dix-sept ans, n'était pas à la maison. Il envoya le rechercher aux alentours, ils l'appelèrent, mais ne le trouvèrent pas. Alors il alla voir Serge pour l'avertir qu'ils n'arrivaient pas à retrouver Alain. Serge prit le micro et se mit à l'appeler avec les haut-parleurs : Où qu'il soit dans l'enceinte de la Chartreuse, il ne pouvait pas manquer d'entendre. Mais une heure plus tard il n'était toujours pas là. Ils essayèrent de demander partout si quelqu'un l'avait vu ou avait une idée d'où il était allé, mais sans le moindre résultat. Serge était à présent inquiet, c'était la première fois, dans l'histoire de la Chartreuse, qu'un garçon disparaissait ainsi, sans laisser de traces. Toutes ses affaires étaient à leur place, à la maison. Finalement, bien qu'à contrecoeur, Serge se décida à descendre en ville à la Gendarmerie pour signaler la disparition du garçon. Il n'était pas heureux de devoir le faire, mais s'il était arrivé quelque chose au garçon, c'était la seule façon d'éviter les conséquences pénales... Le commissaire en prit note et dit que les recherches commenceraient le lendemain, si le garçon n'était pas rentré entre temps. Serge, un peu inquiet, rentra à la Chartreuse. Cette nuit-là, ni Serge ni le chef de famille ne dormirent. Alain était sorti en douce de l'enceinte de la Chartreuse dans l'après-midi, en faisant bien attention à ne pas se faire voir. En coupant par les champs, il était arrivé en ville avant le soir, comme il le voulait. Puis, en prenant bien garde à ne pas se faire remarquer, il alla à la maison où était l'appartement de Théodore. Il monta au quatrième, où habitait ce dernier, trouva la porte où un petit carton portait, tapé à la machine "Théodore Savigny - Peintre" et il appuya sur la sonnette. Personne ne répondit. Il sonna encore. Deux fois, trois. En vain. Alors il s'assit par terre sur le palier, devant la porte, et se mit à attendre. Le temps passait. Lentement. La lumière sur le palier s'était éteinte automatiquement, depuis un bout de temps, et Alain était dans le noir. Parfois parvenait d'un appartement une voix étouffée, ou une bouffée d'odeurs de cuisine. Alain commençait à avoir faim. Il entendit, au clocher de l'église voisine, sonner dix heures. Il se demanda si Théo ne serait pas hors de la ville... Que ferait-il si c'était le cas ? Rentrer à la Chartreuse ? Maintenant ils avaient certainement remarqué sa disparition et ils devaient le chercher... Ils lui passeraient un sale savon et il serait puni. Il savait le mériter... mais il ne pouvait pas faire autre chose que ce qu'il avait fait. Le coup de dix heures et demi n'avait pas encore sonné quand la lumière de l'escalier s'alluma avec un clac sec, puis Alain entendit un bruit de pas qui montaient. Son cœur sauta dans sa poitrine, il avait reconnu le pas de Théo, il en était sûr. Il se leva et regarda dans la direction où débouchait l'escalier. Une ombre se dessina sur le mur, projetée par la lampe du palier de mi-étage, et peu après il vit apparaître la tête de Théo. Le jeune homme regardait quelque chose qu'il avait en main et il ne le vit pas. Il choisissait une clé à son porte-clés, la clé de chez lui. Une fois sur le palier il regarda vers sa porte et il vit Alain, il s'arrêta, surpris. "Alain ! Que diable fais-tu ici, à cette heure ?" "Je voulais te voir..." dit le garçon en se sentant soudain gauche. Il avait espéré que Théo lui sourie, se montre content de le voir là, à l'attendre et, au contraire, ce dernier semblait fâché. "Mais quoi, tu as fugué de la Chartreuse ?" "Non... J'ai demandé l'autorisation...." "Mon cul ! Tu crois que je ne sais pas qu'à cette heure ils te l'auraient refusée ? Alors ?" "Oui... je voulais te voir..." répéta le garçon en baissant les yeux, honteux d'avoir menti. "Et ça ne pouvait pas attendre dimanche ? Ils t'auraient laissé venir, non ?" "Mais tu n'es jamais là, le dimanche...Tu ne me fais pas entrer ? Il faut qu'on reste là, sur le palier ?" "Non, pousse-toi, j'ouvre. Dieu que tu es... mais tu te rends compte ?" bougonna le jeune homme en tournant la clé dans la serrure. Il ouvrit et la poussa : "Allez, entre, abruti !" Il le suivit et le poussa vers la cuisine-séjour. "Je parie que tu n'as pas dîné." "Non..." "J'ai mangé dehors, avec des amis. Allez, attends, je te prépare quelque chose..." "Tu n'es jamais là, le dimanche... je suis venu te voir plein de fois..." "Je vais me balader avec les copains. Qu'est-ce que je ferais ici, tout seul ? À me morfondre." "Tu t'es fait une fille ?" lui demanda Alain qui s'était assis à table, en le regardant de bas en haut. "Une fille ? Mais tu dis quoi ! Si quelqu'un doit le savoir, c'est toi !" "Quel rapport ? La plupart, en sortant, ils se font une fille et l'épousent. On le sait tous..." "Pas moi... j'aime trop les garçons." "Alors, tu t'es fait des mecs ?" "D'abord, ce n'est pas si facile que ça, dehors. Et puis, pour l'instant ça ne m'intéresse pas." "Mais ça fait deux ans que tu es parti... tu veux dire que depuis... rien ?" "C'est ça, rien en deux ans ! Parfois j'ai envie, mais... je me soulage tout seul. Crois-moi, là-bas, dans la famille, c'était le paradis. Ils nous avaient dit que dehors c'était différent, mais je ne pensais pas que ce serait... si différent. Peut-être que pour ceux qui aiment les filles la vie est plus facile, mais pour ceux comme moi, c'est vraiment dur... au moins pour ce qui est du cul." "Mais pour le reste ?" "Ah, le reste, tout va bien. Oui, ça va. Cet appartement est minuscule, mais il coûte peu et avec ce que je gagne... peut-être que l'an prochain je pourrai aussi acheter une deux chevaux, va savoir..." "Et tu aimes ça, être peintre ?" "Oui... Tu sais je ne fais pas que du blanc... parfois ils mettent de beaux papiers peints aux murs, parfois on met plusieurs couleurs, au rouleau ou au pinceau... ce n'est pas vraiment de la peinture, de l'art, mais c'est quand même chouette... Et toi ?" "Comme d'habitude." "Bon, commence par manger ça. Après je te ferai des œufs brouillés." "Merci..." "Tu t'es fait un autre garçon ?" "Non... Tu étais le premier... et tu es aussi le seul..." "Le seul ? Mais pourquoi ? Notre famille avait plein de beaux garçons !" "Beaux ou pas beau, quel rapport... Tu étais spécial..." "Oh, allez, spécial !" "Si, Théo... tu étais spécial... Et je ne veux que toi. C'est pour ça que je suis venu... je suis amoureux de toi, je ne me fais pas à notre séparation..." Théo se figea, arrêta de retourner les œufs et se tourna pour le regarder et en scrutant son expression il réalisa que le garçon luttait désespérément pour ne pas se mettre à pleurer. "Alain... mais allez ! On n'a été ensemble qu'un an..." "Non ! On a été seize ans ensemble ! Quand je suis arrivé j'avais un an et tu étais déjà là. On a grandi ensemble... et il y a des siècles que je t'aime... c'est pour ça qu'à quinze ans je t'ai demandé de le faire avec toi... Et nous ne l'avons fait qu'un an, mais j'étais déjà amoureux de toi !" lui cria presque Alain, pas de colère mais à cause de l'intensité des émotions qu'il éprouvait. "Je ne le savais pas... tu ne me l'as jamais dit..." "Je ne croyais pas que c'était nécessaire, je croyais te le montrer assez... je croyais. Et toi, quand on baisait, parfois tu l'as dit : Je t'aime ! Et moi j'y ai cru. J'avais besoin d'y croire. Et maintenant... maintenant tu me dis que ce n'était que des mots..." "Alain... je ne t'ai pas dit cela..." "Non ? Et alors, que m'as-tu dit ?" "Alain, pour moi... tu es le plus important de nous tous, dans notre maison..." "Mais tu m'as dit je t'aime !" lui dit le garçon sur un ton de reproche. Théodore éteignit le gaz, servit les œufs brouillés au garçon, puis s'assit face à lui, de l'autre côté de la petite table. "Alain... après toi... je n'ai eu aucun autre garçon... et tu sais pourquoi ? parce qu'aucun n'était comme toi..." "Non, tu as dit que c'était parce que dehors ce n'est pas facile. Ne te fous pas de ma gueule, maintenant. Si tu n'en as rien à foutre de moi, dis-le moi haut et clair, d'accord ? au moins, je saurai..." Le jeune homme fit non de la tête, lentement, en le regardant et il se demanda comment il faisait pour retenir les larmes qui, à l'évidence, se pressaient dans ses yeux. Il ressentait de une infinie tendresse pour ce garçon, une profonde affection... et il lui avait manqué, depuis qu'il avait quitté la Chartreuse. "Alain..." "Et arrête de répéter Alain, Alain..." dit le garçon à voix basse, d'un ton un peu irrité, et il se mit à manger vite les œufs brouillés, qu'il accompagnait de pain qu'il mordait comme avec rage. "Personne n'était comme toi, Alain, je te jure." Puis il ajouta à voix basse : "Personne n'est comme toi." "Pourquoi, tu aimais me baiser ?" demanda Alain, encore furieux. "J'aimais ça, oui... au moins autant que toi. Mais ce n'était pas que ça. J'aimais aussi baiser Lucien... mais tu étais différent, tu étais spécial. Avec toi ce n'était jamais baiser." "Et c'était quoi, alors ?" "C'était... c'était... Bon dieu, Alain, c'était me sentir bien comme jamais je ne m'étais senti. Crois-tu que j'ai été content de devoir partir, quand j'ai eu dix-neuf ans ? Crois-tu que tu ne m'as pas manqué ? Crois-tu que, même maintenant, je ne meure pas d'envie de te serrer dans mes bras, de faire l'amour avec toi ? De pouvoir te redire ces mots ?" "Alors... pourquoi ne le fais-tu pas ?" demanda Alain en se levant, et enfin deux larmes brillèrent sur ses joues. Théodore se leva, le prit entre ses bras, le serra contre lui et l'embrassa. "Emmène-moi là... Théo... Je t'en prie, emmène-moi là..." Sans un mot, sans le lâcher, trébuchant presque tant ils se serraient, le jeune homme l'emmena dans sa chambre. En l'embrassant et le caressant, il le déshabilla, tandis qu'Alain, ému, le déshabillait les mains tremblantes. Puis il le poussa sur le lit et s'étendit sur lui. Et, enfin, ils se mirent à faire l'amour. Pendant que Théodore le pénétrait, il murmura : "Je t'aime, Alain." "Redis-le moi. Mais penses-y bien et, si c'est vraiment vrai, redis-le moi..." murmura le garçon. "Je t'aime, Alain, je t'aime !" murmura le jeune homme et enfin il se mit à bouger en lui d'avant en arrière. Quand enfin ils se détendirent, provisoirement apaisés, en se tenant tendrement enlacés et en continuant à s'embrasser, le sourire était enfin revenu sur le visage d'Alain. Un sourire très doux, lumineux. "Garde-moi ici avec toi, Théo..." lui demanda le garçon. "Tu sais que c'est impossible... mon amour. Mais je te fais une promesse : je t'attendrai..." "Encore deux ans..." "Oui, ce sera long, mais... tu sais qu'on doit le faire, n'est-ce pas ?" "Je ne veux pas le savoir, Théo !" dit-il d'un ton triste. "Je voudrais aussi l'ignorer... Il est trop tard, maintenant, la Chartreuse est fermée et je n'ai pas le téléphone... Ce qui est fait est fait. Mais demain matin j'irai demander la matinée au chef et je te raccompagnerai là-haut... tu me promets de m'attendre ?" "Mais, le dimanche au moins... tu resteras chez toi ?" "Bien sûr, c'est promis. Désormais j'aurai une raison pour ça." Ils s'endormirent, partagés entre la tristesse de devoir encore se séparer et la joie de s'être retrouvés... Au matin Théodore raccompagna Alain à la Chartreuse et demanda à parler avec Serge. Lequel, voyant Alain avec lui, appela d'abord la police pour dire que le garçon était rentré, que ce n'était qu'une escapade, et s'excuser. Puis il renvoya Alain à sa maison. Théodore, finalement, lui expliqua ce qu'il s'était passé et pourquoi. Et il expliqua aussi qu'il avait convaincu Alain de ne plus le faire, d'attendre deux ans comme tous les autres, et que lui l'attendrait chez lui les dimanches, en ville... pour rendre l'attente moins longue. Serge le remercia pour ce qu'il avait fait : "Tu as très bien agi, Théo. Tu as réagi au mieux..." "Serge, tu me promets que tu ne le puniras pas ?" "Tu sais que je dois le faire, mais tu sais aussi que c'est Alain qui choisira la bonne punition... Mais maintenant dis-moi, Théo, honnêtement, tu l'aimes vraiment ?" "Oui, Serge... je l'aime vraiment." "Alors, ces deux ans vont être durs pour toi aussi, j'imagine." "Avec ce qu'on s'est dit, dans un sens ce sera plus dur qu'avant, mais dans un autre, peut-être un peu moins..." "Je crois qu'en les circonstances, il serait bon que nous changions un peu nos règles à la Chartreuse... au moins pour les cas comme le vôtre..." "Modifier ? Et comment ?" "Et bien... mais ce n'est pas à moi de décider, je ne peux que proposer, admettre que tu viennes à la Chartreuse, même tous les jours ou les soirs où tu peux, pour pouvoir être ensemble tous les deux, pour au moins une heure ou deux... d'intimité..." "Ce serait magnifique, Serge... et ça nous rendrait bien plus facile d'attendre, de passer ces deux ans..." "Alain a maintenant sa chambre à lui, à la maison.... Tu pourrais l'y retrouver, tranquille... si le règlement changeait." "J'espère que tu pourras le faire changer, nous t'en serions grés tous les deux, et sans doute d'autres garçons... mais même si tu ne peux pas, nous ferons de notre mieux pour surmonter ces deux ans avec les anciennes règles, je te le promets." "Tu es un garçon bien, Théodore." "Ah oui ? Et à qui donc peut revenir le mérite de nous avoir élevés ainsi ?" demanda le jeune homme avec un grand sourire. La modification du règlement fut discutée en parallèle par les garçons et les adultes puis en commission plénière et, après le dernier débat, elle fut mise aux voix. Et elle fut approuvée à la majorité absolue. À la plus grande joie d'Alain et de Théodore.
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