LA CHARTREUSE
DE MONTSABOT
DEUXIÈME PARTIE
6 - LE PROJET DE LA CHARTREUSE

Roland était marié depuis deux ans et il était vraiment heureux. Devoir s'occuper de sa nouvelle famille, en plus du travail avec son père, le faisait se sentir accompli. Parfois il sentait le désir se réveiller en lui, mais il arrivait toujours à le contrôler, justement parce que tout compte fait il avait une vie agréable et remplie. Voir grandir les enfants et surtout s'occuper d'eux en leur dédiant tout son temps libre, jouir pleinement de l'affection des trois enfants, était extrêmement gratifiant.

Jean-Marie et Michel, qui avaient maintenant sept ans et commençaient à aller à l'école, l'appelaient papa. Serge par contre, à treize ans, bien qu'extraordinairement affectionné à Roland, l'appelait par son nom. Ce qui allait bien au jeune homme. Il y avait entre Serge et lui une grande confiance et parfois aussi une espèce de complicité comme rarement un vrai père en a avec son fils.

Son rapport avec Madeleine était comme entre un frère et une sœur, ils s'aimaient beaucoup et se soutenaient l'un l'autre en tout. Le père de Roland avait accepté la famille que s'était faite son fils, sans soupçonner qu'il n'y ait entre Roland et Madeleine aucun rapport sexuel. En effet il lui demandait parfois, au travail, ce qu'ils attendaient pour lui donner un petit enfant...

Au début de 1921, le père de Roland lui dit un jour de prendre son auto et de l'accompagner.

"Où dois-je t'emmener, papa ?" demanda le jeune homme quand ils partirent.

"Va tout droit. Je te dirai quand tourner." répondit-il avec un sourire mystérieux.

"D'accord, mais où allons-nous ? Et faire quoi ?" insista Roland.

"Tu verras... J'ai une occasion en or dans les mains... Quelque chose de vraiment intéressant."

Roland se résigna à ne pas en savoir plus, pour le moment. D'un côté l'air de mystère de son père l'amusait. De toute façon, s'il disait que c'était une occasion en or, vu son flair proverbial pour les affaires, il devait réellement s'agir de quelque chose de vraiment spécial.

Guidé par son père, Roland roula dans les cent cinquante kilomètres jusqu'à ce qu'ils arrivent dans une vaste zone boisée des contreforts du Massif Central.

Ils traversèrent une petite ville, puis son père lui dit de s'arrêter.

"Regarde !" lui dit-il, en regardant devant lui. "Que vois-tu ?"

Roland regarda dans la même direction que son père. C'était la montagne, couverte de bois, et à ses pieds une formation rocheuse en pente sur laquelle se dressaient les ruines d'une ancienne église et d'autres constructions.

"Qu'est-ce donc ?" demanda le jeune homme intrigué.

"La Chartreuse de Montsabot. Tu vois, la formation rocheuse où elle se dresse a la forme d'un sabot, et elle en tire son nom."

"Oui... je vois... et alors ?"

"Elle a une position splendide, de là-haut le panorama est unique. Le climat est bon, ici, et derrière la Chartreuse il y a une abondante source d'eau minérale. La Chartreuse est abandonnée depuis plus de cent ans... elle a été attaquée et mise à sac sous la révolution. Elle appartenait aux Domaines, mais pendant la guerre, par besoin d'argent, le gouvernement l'a vendue à monsieur Albin, l'éditeur parisien. Puis à la mort du vieil Albin, ses héritiers ont décidé de s'en défaire... et ils sont disposés à la vendre pour une bouchée de pain, parce qu'ils ne savent pas quoi en faire."

"Et tu as l'intention de l'acheter ?" demanda Roland un peu surpris, ne comprenant pas où était l'affaire en or : si peu qu'elle puisse coûter, que ferait son père d'une chartreuse en ruine à cet endroit ?

"Bien sûr !" répondit son père, l'air satisfait.

"Mais... pour en faire quoi ?" demanda alors le jeune homme.

"Un hôtel de luxe pour gens riches qui veulent prendre les eaux. Ça devient à la mode, la riche bourgeoisie fait la chasse aux établissements de thermes dans des lieux comme celui-ci."

"Un hôtel ? Tu penses donc tout démolir et faire construire un de ces horribles complexes hôteliers..."

"Mais non, il ne manquerait plus que ça. Prends cette route et montons là-haut, et je te montrerai l'idée fantastique que j'ai eue..."

Roland conduisit sur un chemin étroit en terre battue qui après quelques virages arrivait sur la place devant l'église. Ils descendirent de l'auto.

L'église était en croix latine, à trois nefs avec trois absides, ses murs étaient encore debout ainsi que la coupole, seul le toit du côté de la façade était partiellement effondré. Il manquait toutes les portes et les fenêtres gothiques étaient vides. À gauche de l'église il y avait une élégante maison à tour, gothique elle aussi, qui pouvait avoir abrité les cloches au dernier étage, puis d'autres bâtiments à trois étages qui, avec la façade de l'église, fermaient sur trois côtés une place rectangulaire, à arcades, ouverte vers la vallée.

"Tu vois ? La maison ˆ tourelle était la résidence de l'abbé. Le bâtiment derrière, le scriptorium et la bibliothèque, et après cette grille c'était l'herboristerie et la pharmacie. De l'autre côté de l'église, à droite, il y avait l'hôtellerie pour les visiteurs illustres et, là-bas vers le belvédère, la salle des pèlerins, et après cette autre grille, un autre magasin où je crois qu'ils vendaient des divers objets manufacturés, comme des céramiques... je ne sais plus..."

"Comment sais-tu tout cela ?" demanda Roland intrigué et aussi fasciné par ces bâtiments.

"Je me suis fait envoyer du bureau du cadastre la copie des anciens plans. Tout cet éperon jusqu'à la vallée et une bonne part en haut vers la montagne fait partie des biens de la chartreuse."

"Et tu voudrais transformer ces bâtiments en hôtel ? Et l'église, qu'en ferais-tu ?"

"Non, cette partie ne constituera que la réception, les bureaux et les services, les consultations médicales, des restaurants, bars, etc... L'église, une fois restaurée, aura un gymnase au cloître, doté des appareils les plus modernes, et avec une piscine. La crypte contiendra les chaudières..."

"Mais... et les chambres ?"

"C'est ça le plus beau. Viens !" dit-il d'une voix enthousiaste.

En passant par la grille à moitié détruite et rouillée entre la bibliothèque et l'herboristerie, ils grimpèrent sur un petit sentier raide. Ils traversèrent un petit pont de pierre.

"L'eau de ce ruisseau vient d'un petit lac, plus haut, alimenté par la source thermale... Nous le capterons en partie pour envoyer l'eau à la piscine..." continua à expliquer son père.

Un peu après le pont, le chemin se séparait en trois sentiers parallèles, chacun au-dessus du précédent. Et le long de ces sentiers, exactement derrière l'église, se dressaient des rangées de petites maisons à deux niveaux, identiques, en pierres, certaines encore en bon état, d'autres à moitié en ruine.

"Ici résidaient les moines. Chaque maison avait quatre appartements, deux devant et deux derrière, tu vois, voici l'escalier d'accès. Maintenant, chaque étage contiendra une suite pour les hôtes de l'hôtel, donc il y aura vingt-deux suites, au moins au début, parce qu'il y a en tout dix-neuf maisons dont seules onze encore faciles à retaper. Les huit autres nous les remettrons en état après et, éventuellement, il y a la place pour en construire sept autres, dans le même style, et porter la capacité totale à cinquante suites, ce qui suppose entre cinquante et cent cinquante hôtes... Qu'en dis-tu ?"

Ils entrèrent dans une des maisons. Chaque étage était un rectangle dont les côtés avaient des colonnes, une tous les deux mètres, cinq sur le petit côté, y compris celles des angles, et sept sur le grand côté. Comme les parties finales étaient occupées par les escaliers antérieur et postérieur, de dedans les côtés comptaient trois ou cinq colonnes visibles.

"C'est fascinant... et ça ferait des suites très belles... Mais il manque tout le confort : l'eau, la lumière, le chauffage, les meubles..."

"Bien sûr, et nous les installerons. Grâce au ciel, comme tout le complexe est presque en ruines, nous n'aurons pas de contraintes des Monuments Historiques, alors, tout en maintenant le plus possible l'aspect extérieur antique, nous ferons des intérieurs très modernes et confortables. Nous ferons aussi installer le téléphone, bien entendu... mais viens, maintenant, il y a encore deux ou trois choses que je veux te faire voir."

Ils montèrent sur le sentier supérieur d'où en continuant vers l'est ils allèrent au petit lac. Au-delà du lac, dans une clairière, se dressait une chapelle octogonale, en pierre aussi, sur un rocher.

"Cette chapelle est dédiée à Saint Bruno, fondateur des Chartreux. En la réaménageant, on pourrait en faire un bar élégant, avec peut-être un orchestre et une petite piste de danse... qu'en dis-tu ?"

"Oui... mais tout ça ne va pas être donné..."

"C'est certain, mais bien moins que de construire un nouvel hôtel et surtout, en conservant le plus possible l'aspect original de la chartreuse, un hôtel très très élégant et original. Et comme tout ce terrain boisé avec les ruines me coûterait moins qu'un terrain normal en plaine où construire un hôtel, nous aurons un endroit très luxueux en dépensant relativement peu..."

"Tu as une idée du temps qu'il faudra pour tous ces travaux ?"

"Il faut que je contacte un bon entrepreneur et un bon architecte... mais je pense qu'en deux ans, au plus trois, nous pourrions inaugurer l'hôtel. Avant tout, je veux que tout le terrain soit entouré par un mur. Tu as vu la petite maison, en bas dans la vallée, d'où part le chemin qui monte ici ? Elle aussi fait partie de la propriété. Ce sera la réception. Il faudra goudronner la route, paver la place en granite et aussi les chemins qui viennent là-haut, et faire un bel escalier en pierre qui relie ces trois chemins et descende vers l'ancienne église devenue centre sportif... Oui... Je vois déjà ça... ce sera fantastique..."

Roland sourit à l'enthousiasme de son père : il y avait des années qu'il ne l'avait pas vu aussi excité par quelque chose.

"Et comment l'appelleras-tu, cet établissement ?"

"Oh, simplement Hôtel de la Chartreuse de Montsabot. Alors ? Qu'en dis-tu ?"

"Papa, tu as le flair pour les affaires. Si tu dis que ça vaut la peine, ça en vaudra certainement la peine. Je crois que tu en récupéreras rapidement tout l'argent que tu y investiras..."

"Que nous y investirons, mon fils. Tout ce qui est à moi sera un jour à toi, tu le sais. Donc, pour commencer, j'achèterai ce terrain à ton nom et l'hôtel aussi sera déclaré à ton nom. Sur cela au moins tu échapperas aux impôts de succession. Tu es d'accord, n'est-ce pas ?"

"Bien sûr, papa, je suis toujours d'accord avec ce que tu décides pour moi, tu le sais."

"Tu ne m'as pas l'air très enthousiaste..."

"Si, papa... c'est juste que tu m'as pris par surprise. Des aciéries aux hôtels... je ne m'y attendais pas, c'est tout. Mais l'idée me semble brillante..."

Ainsi monsieur Laforest trouva l'entreprise en mesure de faire un travail soigné de restauration-modernisation, chargea un architecte de préparer un projet et lança la construction du mur d'enceinte et le goudronnage de la route...

Il obtint tous les permis nécessaires et ils firent aussi les travaux pour équiper la chartreuse en eau, électricité et téléphone ainsi que d'un excellent système d'égouts.

Roland faisait des allers et retours pour vérifier l'avancement des travaux. Vers la fin de l'année, en rentrant d'une visite périodique du chantier, il trouva Serge en larmes sur les marches de la villa.

"Oh, Serge ! Qu'y a-t-il ?" demanda Roland, inquiet, en s'asseyant à côté du garçon.

"C'est maman... elle a la fièvre... les médecins... elle va mal... elle est en train de mourir..."

"Mais non... ça arrive souvent, d'avoir la fièvre, ne t'en fais pas, Serge..."

"Non, ils ont dit... j'ai entendu... ils ont dit... que le remède qu'ils lui donnent, pas souvent... pas souvent..."

"Serge, mon trésor, tu as sans doute mal compris..." Roland, apitoyé par l'état de profonde prostration du garçon cherchait à le consoler. "Viens, entrons. Je vais parler avec les médecins et tu verras que..." dit-il.

Il entra et Serge le suivit, mortifié. Alors qu'ils montaient l'une des deux volées d'escaliers qui menaient à l'étage, le père de Roland descendait. Le jeune homme le regarda dans les yeux avec une expression interrogative.

"J'ai immédiatement appelé les médecins, dès que j'ai su... dès que je suis rentré à la maison..." murmura-t-il d'une voix plate.

"Que disent-ils ?" demanda alors Roland, inquiet à la vue du visage tendu de son père.

"Fiévre tierce, paraît-il. Il lui ont administré de la quinine, mais..." puis il s'interrompit en regardant Serge : "Viens avec moi, Serge, il faut que nous allions à la cuisine prendre des serviettes mouillées pour ta maman... viens..."

Le garçon regarda Roland, lequel acquiesça.

"Oui, Serge, va aider papa..." lui dit-il en le poussant vers son père.

Le garçon se tourna et suivit le père de Roland vers la cuisine. Roland finit de monter les escaliers et quand il allait entrer dans la chambre de Madeleine, un médecin en sortit.

"Vous êtes le mari de madame ?" demanda-t-il.

"Oui... dites-moi... qu'a Madeleine ?"

"La malaria... et, nous le craignons, d'un type pernicieux..."

"Mais vous pourrez la..."

"Nous ne le savons pas encore, mais... mais nous en doutons."

"C'est contagieux ?"

"Non. Ça s'attrape par piqûre de moustique... il faudrait brûler des anti-moustiques dans toute la villa pour éviter que d'autres soient infectés."

Roland entra dans la chambre. À côté du lit de Madeleine il y avait trois autres médecins.

"Je peux lui parler ? Elle est consciente ?" demanda Roland à voix basse en regardant la forme pâle étendue sur le lit.

"Oui... vous êtes ?"

"Son mari. Pourriez-vous nous laisser seuls un moment ?"

"Bien sûr. Mais veillez à ne pas la fatiguer, elle est très faible..."

Roland approcha du lit de Madeleine et lui prit une main dans les siennes. Elle était brûlante. La jeune femme ouvrit les yeux et, en le reconnaissant, elle fit un faible sourire.

"Tu es là..." murmura-t-elle.

"Oui... comment te sens-tu ?"

"Tu te souviens... ce que tu me disais... d'Hervé... peu avant que... qu'il s'en aille ?"

"Quoi ?" demanda Roland en sentant son cœur se serrer.

"Qu'il savait... qu'il s'en allait... Moi aussi..."

"Non..." gémit Roland. "Tu ne peux pas... tes fils..."

"Ils t'ont toi, maintenant... tu continueras... à prendre soin... d'eux..."

"Bien sûr, mais..."

"Tu ne voulais pas... te rendre... avec Hervé... Et tu ne veux pas... te rendre... maintenant non plus... c'est ça ? Mais bientôt... je serai avec lui... et de là-haut... nous vous attendrons..."

"Madeleine..."

"Merci pour tout... pour tout... pour tout..."

Après quelques jours de fièvres intermittentes, Madeleine tomba dans le coma et rapidement elle quitta ce monde.


Roland fut terriblement frappé par la mort de Madeleine. Il n'avait que trente deux ans. Quand Serge et les jumeaux demandèrent à voir leur mère morte, le père de Roland s'y opposa. Mais Roland se souvint qu'Hervé lui avait dit que la chose la plus cruelle avait été qu'on ne lui permette pas de voir une dernière fois ses parents et sa sœur morts.

Aussi, après s'être assuré que Madeleine avait été mise en état présentable sur son lit, il prit Michel et Jean Marie par la main et, avec Serge, ils entrèrent dans la chambre de leur mère.

"Voici... vous voyez comme elle est belle ? On dirait qu'elle dort, n'est-ce pas ?" murmura Roland en essayant de retenir l'émotion et la douleur qu'il éprouvait.

"Elle est si pâle..." murmura Michel.

"Mais elle est vraiment belle... on dirait un ange..." dit Jean-Marie.

"Oui, maintenant elle est vraiment un ange... et elle nous regarde... et nous protège..." dit Serge en approchant du lit et en caressant la main de sa mère.

Ce qui rappela à la mémoire de Roland quand il avait caressé la main du cadavre d'Hervé, là-bas, au milieu du champ de bataille, et il lui fallut un effort extraordinaire pour ne pas fondre en larmes. Serge se tourna, le regarda et à l'expression de son visage il comprit ce qu'éprouvait Roland.

"Si tu as envie de pleurer... fais-le, Roland. Au moins nous pourrons nous aussi pleurer tranquillement."

"Pourquoi maman est partie ?" demanda Jean-Marie.

"Pourquoi si tôt ?" dit Michel.

"Parce que le bon dieu l'a appelée. Et parce qu'il y a Roland qui pensera à nous. Parce qu'il sait que nous ne serons pas seuls." murmura Serge.

"Papa... toi tu ne t'en iras pas, hein ?" demanda Michel.

"Tu ne nous quitteras pas, n'est-ce pas ?" insista Jean-Marie.

"Pour ce qui dépend de moi, mes trésors, je ne vous quitterai jamais. Maman non plus n'aurait pas voulu vous quitter, mais malheureusement... malheureusement... elle est tombée malade et... personne n'a pu l'aider..."

Plus tard, Serge vint près de Roland qui était seul, assis sur le divan du bureau et il s'assit à côté de lui.

"Roland ?"

"Oui, Serge."

"Tu étais près de papa quand il est mort, à la guerre, hein ?"

"Oui, j'étais là, jusqu'à son dernier souffle."

"Et tu étais près de maman aussi, quand elle est morte, n'est-ce pas ?"

"Oui, pour elle aussi."

"Et toi aussi tu souffres autant que nous... sinon plus, pas vrai ?"

"Bien sûr. J'aurais voulu mourir à la place de ton père... et j'aurais voulu pouvoir faire quelque chose pour ta mère..."

"Oui, maman me l'avait dit. Elle m'avait dit que tu aimais vraiment papa. Et tu l'as aussi aimée beaucoup, maman, je l'ai vu."

"Et je vous aime beaucoup, vous aussi."

"Je sais. Je serais heureux que mon papa soit encore là... mais même si je n'arrive pas à t'appeler papa, parce que je me souviens trop bien de lui, je suis content de t'avoir près de moi. Je voulais te le dire. Même si je ne peux pas t'appeler papa... je t'aime beaucoup... au moins autant que mon papa."

"Je sais, Serge, et ce n'est vraiment pas la peine que tu m'appelles papa, c'est mieux comme ça. Pour tes frères c'est différent, parce qu'ils ne l'ont pas connu..."

"Oui, je sais, bien sûr. Nous avons de la chance de t'avoir..."

"Tu sais que tu ressembles beaucoup à ton papa ? Et pas seulement physiquement, mais de caractère aussi. Je l'ai connu quand il était plus grand que toi, mais je parie qu'à ton âge il devait être juste comme toi."

"Lui aussi, il avait perdu son papa et sa maman, n'est-ce pas ?"

"Et sa petite sœur... oui... quand il n'avait que dix ans..."

"Et lui n'avait pas quelqu'un comme toi pour prendre soin de lui..."

"Il avait une vieille tante..."

Serge fit un petit sourire : "Je te préfère mille fois toi, à une vieille tante." lui dit-il doucement, en le regardant dans les yeux.

Roland le prit dans ses bras et le serra contre lui tendrement. Serge se lova contre lui et lâcha un petit soupir. Roland lui caressa les cheveux. Ils restèrent ainsi longtemps, à se réconforter l'un l'autre par leur simple présence, dans ce contact plein de tendresse.

L'année suivante, au début du printemps, un nouveau coup frappa la villa. Le père de Roland, qui avait soixante-six ans, alors qu'il travaillait à son bureau présidentiel des industries Laforest, fut victime pendant la matinée d'un infarctus. Sa secrétaire le trouva, renversé sur son bureau. Elle téléphona aussitôt à Roland, qui était au cabanon de l'entrepôt et parlait au chef magasinier, et elle l'avertit que son père semblait évanoui. Roland monta en courant... et constata qu'en fait son père était décédé.

Bien que n'ayant pas eu un rapport très étroit ni particulièrement affectueux avec son père, Roland en fut profondément secoué. Il pria la secrétaire d'appeler un médecin pour constater le décès de son père et de voir ce qu'il fallait faire. Puis il téléphona à la villa donner la nouvelle au majordome en le priant d'avertir les domestiques et de dire au chauffeur de la famille de ne pas aller prendre les enfants à l'école : il y irait lui-même.

Il descendit prendre sa voiture. Le bruit s'était déjà répandu à l'usine et de nombreux employés lui présentèrent leurs condoléances.

Il arriva devant l'école primaire un peu avant que les garçons ne sortent. Il attendit et fit monter les jumeaux, qui furent très contents que Roland soit venu les prendre. Puis il conduisit jusqu'à l'école de Serge, qui sortait une demi-heure plus tard, et ils l'attendirent.

Le visage du garçon, quand il vit Roland, s'illumina d'un large sourire.

"Que c'est bien ! Tu es venu nous chercher !" s'exclama-t-il, joyeux. "Comment se fait-il que ton père t'aie laissé libre aujourd'hui ?"

"Serge, Jean-Marie, Michel... mon père ce matin... est mort. Je voulais vous le dire moi-même."

Les trois garçons devinrent muets.

Puis Serge dit : "Je regrette beaucoup, Roland... je regrette vraiment..."

"Mais il était si vieux, grand-père ?" demanda Michel.

"Non... il était assez vieux, mais... c'est sans doute son cœur qui a lâché... son cœur était peut-être plus vieux que son corps..." essaya d'expliquer Roland.

"Comment le cœur peut-il être plus vieux que le corps ?" demanda Jean-Marie.

"Dans une machine, il y a des pièces qui vieillissent et s'arrêtent de fonctionner avant et d'autres qui vieillissent moins. Et notre corps est un peu comme une machine." expliqua alors Serge.

"Mais une machine peut être réparée, il suffit de changer la pièce qui ne marche plus..." objecta Jean-Michel.

"Et bien peut-être qu'un jour on pourra remplacer aussi les parties du corps qui ne marchent plus... Mais pour l'instant on ne peut pas. Les médecins ne savent pas encore tout..." dit Serge.

"Oui, tout comme ils n'ont pas pu aider maman, c'est ça ?" dit alors Michel.

"Exactement. La vie et la mort sont des choses sur lesquelles on sait encore peu, très peu..." dit Roland.

Aux funérailles du père de Roland vint une marée humaine : c'était un grand nom de la finance et de l'industrie française et une personnalité importante de la ville voisine de la villa. Politiques, militaires, ecclésiastiques, financiers, industriels, le maire et tout le conseil municipal, ainsi que simples particuliers... Les journaux en parlèrent et des sacs de lettres et de télégrammes de condoléances arrivèrent.

Roland chargea la secrétaire de son père de répondre à tous en son nom.

Puis, entre quatre yeux, il lui demanda : "Josiane, je crois que mon père avait une amante... bien qu'il ne m'en ait jamais parlé. Si vous en savez quelque chose, je voudrais savoir qui elle est... je ne voudrais pas qu'elle se retrouve soudain dans le besoin, maintenant que papa est mort..."

La secrétaire le regarda, un peu surprise, puis, hésitante, elle dit : "Oui, monsieur Roland, vous ne vous trompez pas... Vous voulez vraiment savoir qui c'était ?"

"Oh mon dieu, Josiane... je ne voudrais pas que... j'aurais dû être plus prudent, plus attentif..."

Josiane sourit en faisant non de la tête : "Non, monsieur Roland, même si on pense souvent qu'une secrétaire est aussi... non, ce n'est pas moi."

Le jeune homme soupira : "Tant mieux, je craignais de vous avoir mis dans l'embarras... Excusez-moi. Alors, pourquoi hésiter à me le dire ?"

"Non... si vous voulez savoir... Votre père m'avait imposé le silence... mais vue la raison pour laquelle vous voulez savoir, et comme il n'est plus là... Voilà, je vous donne son nom et son adresse..." dit-elle en écrivant, de sa belle écriture, sur une feuille qu'elle tendit au jeune homme.

Roland y jeta un coup d'œil : "Vous savez qui c'est ? Ce qu'elle fait, de quoi elle vit ?"

"Non, monsieur Roland. Je sais juste ce que je vous ai écrit, parce que votre père me chargeait de lui acheter et envoyer ses cadeaux..."

"Lui acheter des cadeaux ? De quel genre ?"

"Des habits, des plats, du vin... parfois quelque chose pour la maison, de tout... un meuble, une pendule... un service à thé..."

"Je vous remercie, Josiane... Il ne me reste qu'à aller la voir... et je verrai si je peux faire quelque chose pour elle..."

"Vous avez un cœur d'or, monsieur Roland..." dit-elle, puis elle ajouta : "Ah, le notaire de votre père a appelé pour demander quand vous pourrez aller chez lui..."

"Ah... dites-lui de me fixer un rendez-vous, regardez dans mon agenda quand je suis libre."

"Ce sera fait..."

Roland alla à l'adresse indiquée par la secrétaire. C'était une maison du centre ville dans une ruelle étroite. Un bâtiment vieux mais digne. Il monta l'escalier et trouva à une porte au second le nom : Odette Féraud. Il n'y avait pas de sonnette, alors il frappa.

Peu après vint ouvrir une femme habillée de façon simple mais élégante. Derrière elle il y avait un garçon de dix ans, qui se tenait à sa jupe.

"Madame Féraud, je présume..."

"Mademoiselle... oui, c'est moi. Que voulez-vous ?"

"Je suis Roland Laforest, le fils de..."

"Vous ? Que puis-je pour vous ?"

"Puis-je entrer, je vous prie ?"

"Bien sûr... installez-vous..."

Roland entra : l'appartement était digne, ni riche ni pauvre. Mademoiselle, avait-elle dit. Elle devait avoir la quarantaine, elle était plutôt jolie. Et elle avait un fils... Serait-il de son père ? se demanda Roland.

"Excusez-moi si je me permets de vous déranger, mais... je sais que vous étiez la compagne de mon père, aussi..."

"Il m'avait dit que vous ne saviez pas..." dit-elle à voix basse, en regardant ses pieds.

"Je ne savais pas, en effet... mais je me doutais... et après la mort de mon père, j'ai eu votre nom par sa secrétaire..."

"Je vois..."

"L'objet de ma visite... voilà, je ne voudrais pas vous sembler... indélicat... Mais je me suis demandé si, par hasard, maintenant que mon père est mort... si par hasard vous... j'ignorais que vous aviez un fils... comment s'appelle-t-il ?" demanda Roland pour gagner du temps, hésitant à affronter le sujet.

"Il s'appelle Edmond..."

"Comme mon père..." remarqua Roland.

"Non... enfin si, mais par pur hasard... Ce n'est pas le fils de votre père..."

"Vous en êtes sûre ?" demanda Roland, puis il rougit : "Je vous demande pardon, je ne voulais pas dire..."

Elle fit non de la tête : "Oui j'en suis sûre, c'est moi qui l'ai fait, n'est-ce pas ? Non, il est né un an avant que je ne rencontre votre père. Et c'est un hasard qu'il s'appelle comme lui... Vraiment uniquement un hasard."

"Donc... cela fait huit ou neuf ans que mon père et vous..."

"Dix ans exactement... en Mai."

"Et si vous me permettez la question, pourquoi ne vous a-t-il pas épousée, s'il est resté si longtemps avec vous... et si vous êtes encore demoiselle ?"

La femme sourit tristement : "Il ne me l'a jamais demandé... et ce n'était pas à moi d'en parler... Je savais qu'il vous avait... peut-être est-ce pour vous qu'il ne l'a pas fait, mais je n'en sais rien..."

"Et maintenant vous... pardonnez ma hardiesse, mais... quel travail faites-vous ?"

"Travail ? Il ne voulait pas que je travaille... il voulait me trouver ici quel que soit le moment où il décide de venir, voyez-vous."

"Mais alors, à présent... comment allez-vous faire ?"

"Je ne sais pas vraiment. Je n'avais pas de loyer à payer... la maison lui appartenait... alors elle est à vous maintenant... Je chercherai un travail, même si à mon âge... peut-être pourrais-je être commis dans un magasin... je l'espère."

"Ecoutez, mademoiselle Odette... si mon père est resté dix ans avec vous, cela signifie qu'il vous aimait... qu'il était bien avec vous... et je ne veux pas que vous vous retrouviez soudain à la rue. Aussi, si vous le permettez... je voudrais... demander au notaire de mettre cet appartement à votre nom... et puis, même si votre enfant n'est pas le fils de mon père... je voudrais que vous acceptiez une rente à son nom, au moins jusqu'à ce qu'il soit majeur et puisse se charger de prendre soin de vous..."

La femme le regarda, stupéfaite : "Et moi qui croyais... qui craignais... pourquoi faites-vous cela pour moi, pour nous ? au fond nous sommes de parfaits étrangers, pour vous."

"Vous ne l'étiez pas pour mon père et cela me suffit. Vous avez pris soin de lui si longtemps... il me semble que ce que je vous offre vous est tout simplement dû."

"Que dire... vous êtes très gentil et généreux... votre offre me permettra certainement de vivre sans trop de problèmes... Mais je peux vraiment me chercher un travail et subvenir moi-même aux besoins de mon fils... Il n'est pas nécessaire que vous..."

"Non, c'est vrai, ce n'est pas nécessaire. Mais cela me semble juste et ça me fait plaisir... ne serait-ce qu'en souvenir de mon père. Je vous prie d'accepter. Tant mieux si vous travaillez. Mais si votre fils voulait un jour faire des études supérieures... cela coûte... comme ça au moins il pourra les faire, ne croyez-vous pas ? Acceptez pour lui, au moins. Je n'ai pas la moindre intention de vous offenser ou de vous mettre dans l'embarras."

"Je vous remercie... et j'accepte, alors. Mais vous ne voulez pas savoir comment nous nous sommes connus, votre père et moi ? Pourquoi je suis demoiselle en ayant un fils ?"

"Si vous voulez me le dire... mais ce n'est en rien nécessaire."

Odette lui raconta alors son histoire.


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