LA CHARTREUSE
DE MONTSABOT
3 - DES TENTATIVES
POUR OUVRIR UNE BRÈCHE

Une fois dans sa chambre, le jeune homme prit une chaise et monta enlever les rideaux à fleurs de la fenêtre, puis il prit aussi le couvre-lit assorti. Il choisit quelques habits dans l'armoire et des ceintures. Il enleva sa veste, son pantalon et sa chemise et, en caleçon et maillot, il emporta le tout dans la pièce salon. Par sécurité il ferma la porte à clé puis, debout devant le triple miroir de la coiffeuse, il se mit au travail...

Il plia, se drapa et vérifia le résultat dans le miroir. Ça pouvait aller, mais il manquait quelque chose. Son regard tomba sur toutes les dentelles sur le divan, la table et la coiffeuse et il décida de s'en servir pour parachever son œuvre et s'en faire une sorte de coiffure. Il se regarda dans le miroir et sourit : il pouvait passer pour une fille de la campagne vêtue de façon un peu démodée...

Satisfait, il ouvrit sa porte et alla frapper à la chambre de Roland.

"Qui est-ce ?" demanda la voix du garçon de dedans.

En prenant une voix de fausset, Hervé répondit : "Je suis la nouvelle gouvernante, mademoiselle Quicasse..."

"La gouvernante ? Et que voulez-vous ?" répondit belliqueuse la voix du garçon.

"Faire votre connaissance." dit Hervé en essayant de ne pas se mettre à rire.

"Nous aurons le temps demain... et puis j'ai déjà mon précepteur, vous ne devez pas vous occuper de moi..."

"Allez, faites-moi entrer : il n'est pas digne d'un gentilhomme de me parler à travers une porte..." gazouilla Hervé.

"C'est ouvert..." dit Roland du ton de celui qui va perdre patience.

Hervé entra et s'arrêta à côté de la porte, dans un coin plongé dans la pénombre par rapport au reste de la chambre.

"Alors ?" demanda le garçon, agressif.

"On m'avait dit que vous étiez un très beau garçon et je voulais me n'assurer en personne... On m'a dit aussi que vous êtes passablement ombrageux..."

"Bien, maintenant que vous l'avez vérifié, vous pouvez repartir."

"Oh, vous me congédiez déjà ? Et moi qui comptais vous séduire..."

"Me séduire ? Mais que dites-vous là ?" dit Roland en le regardant l'air vraiment fâché.

Hervé vit l'expression du garçon changer rapidement quand il reconnut son précepteur : stupeur, l'ombre d'un amusement, puis une froideur étudiée.

"Mais allons, monsieur Brout, qu'est donc cette mascarade ? Vous ne craignez pas le ridicule ?" dit-il aigrement.

Hervé rit et enleva les dentelles de sa tête : "Non, je ne crains pas le ridicule..." affirma-t-il, sûr de lui.

"Ah non ? Et pourquoi donc ?"

"Parce que seul celui qui n'est pas sûr de lui craint le ridicule."

"Et vous êtes sûr de vous."

"Sans aucun doute. Ma valeur ne peut pas être compromise par une plaisanterie ou un déguisement."

"Votre valeur... Et quelle est votre valeur ?"

"C'est à toi de le découvrir, avant de me juger."

"Je n'ai aucune intention de la découvrir."

"Mais c'est toi qui me l'as demandé..." dit le jeune homme avec un air de reproche.

"Votre... plaisanterie est puérile."

"Mais tu t'es fait prendre !"

"Seulement parce qu'il n'y avait pas assez de lumière... de toute façon je vous ai reconnu."

"Ce n'est que parce que je n'ai pas eu le temps de bien me déguiser et maquiller."

"Ça vous amuse de vous habiller en femme ?" demanda le garçon, l'air méprisant.

Mais Hervé sentait que ce mépris était un masque : il lisait dans ses yeux ce qu'il cachait, difficilement retenu : le rire.

"Ça m'amuse de plaisanter, comme toute personne jeune et saine, intelligente et avec le sens de l'humour. Comme je sais que tu l'es toi aussi..."

Le garçon ne dit rien.

Hervé singea une courbette et, reprenant sa voix de fausset, il dit d'un ton mélodramatique : "Ah, je vois que vous avez un cœur de pierre, je vous abandonne ! J'irai m'enfermer dans un couvent et je prierai pour vous. Adieu !" et il sortit de la chambre et rentra vite dans la sienne.

Il enleva les rideaux et les rangea, pliés, dans l'armoire, en se promettant de les rendre dès le lendemain à la chambrière.

À l'instant où il se glissait dans sa chambre, monsieur Laforest, qui venait de rentrer, vit une silhouette féminine entrer furtivement dans la chambre qui avait été celle de la gouvernante et qui devait maintenant héberger le nouveau précepteur.

"Efficace, le jeune homme : il vient d'arriver et déjà..." pensa-t-il un peu amusé.

Il enleva son chapeau et le tendit au valet, avec sa canne et ses gants. Puis il monta au premier et alla frapper à la porte du précepteur.

Hervé ne l'avait ni vu ni entendu rentrer, avec encore seulement ses sous-vêtements, pensant que c'était Roland, il alla ouvrir en souriant. Quand il se retrouva devant son maître, il prit l'air gêné. La tenue du jeune homme, le sourire figé en gêne, ne firent que convaincre monsieur Laforest qu'il interrompait une aventure galante.

"Excusez-moi de vous déranger pendant... vous avez de la visite, mais..."

"De la visite ? Non, je suis seul, j'allais me mettre au lit..."

"Au lit, je vois... Je suis homme du monde, je vous comprends, à votre âge le sang est chaud..." dit-il avec un sourire complice.

"Monsieur, je vous assure qu'il n'y a personne avec moi. Je vous prie d'entrer et de vérifier, si vous ne me croyez pas..."

L'air amusé de l'homme devint un peu agacé, mais il n'insista pas : "Ce n'est pas nécessaire. Je voulais juste vous demander si vous aviez rencontré mon fils."

"Oui, bien sûr."

"Et ? Aucun problème ?"

"Comme d'ailleurs vous m'aviez déjà annoncé d'avance, je ne peux pas dire qu'il m'ait accepté, pas encore, du moins."

"Oui. Et vous pensez réussir dans votre tâche ?"

"J'en suis certain, monsieur. Bien que je ne sache pas le temps qu'il me faudra..."

"Je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Nous verrons si j'ai fait un bon investissement en vous embauchant." dit l'homme et, après un geste de salut, il redescendit.

Le déni du jeune homme d'avoir quelqu'un dans sa chambre l'avait agacé : une franche confession, d'homme à homme, lui aurait fait plaisir.

Il appela le valet et lui demanda : "Aucun étranger n'est venu à la maison depuis l'arrivée du nouveau précepteur ?"

"Non monsieur."

"Vous en êtes sûr ?"

"Absolument, monsieur."

Alors ce devait être une des domestiques, pensa-t-il. Il fit réunir tout le personnel, mais personne ne manquait... "Où me suis-je trompé ?" se demanda-t-il, assez confus.

Le personnel, convoqué aussi tard, dispersé devant lui, le regardait en silence en se demandant ce que le maître avait à leur dire. L'homme se rendit compte de leur attente muette.

Il s'éclaircit la gorge et dit : "Bon, je voulais juste vous avertir que pour l'instant nous n'avons pas de gouvernante mais que nous en embaucherons bientôt une. D'ici là, le valet dirigera la maison. C'était tout, merci." Conclut-il, et il remonta dans sa chambre.

Les domestiques se regardaient, perplexes et Sophie murmura aux autres : "C'est pour ça qu'il nous réunit ? On le savait déjà..."

La chambrière dit tout bas : "Il doit vieillir..." et elle partit, indifférente au coup d'œil du valet.

Mais le père de Roland n'était toujours pas content, l'idée que le nouveau précepteur de son fils ait osé introduire une fille dans sa propre chambre, à l'évidence de dehors puisque le reste du personnel était au rez-de-chaussée, à présent cela le courrouçait beaucoup.

Il appela le majordome et lui ordonna de fermer bien à clé toutes les portes qui donnaient sur dehors, jusqu'à nouvel ordre. Puis il monta l'escalier résolument et s'arrêta devant la porte du précepteur. Il allait frapper mais il s'arrêta, se demandant s'il faisait bien... Se pouvait-il qu'il se soit trompé ? S'il demandait à vérifier et qu'il n'y avait personne, que ferait-il ? Ce serait partir d'un mauvais pied avec le précepteur...

Il décida de laisser tomber et il s'en alla.

Pendant ce temps, Hervé avait enlevé rideaux et dentelles en tâchant de donner aux deux pièces un air un peu moins féminin et frivole puis enfin il s'était couché, décidé à lire un peu avant de dormir.

Roland, dans sa chambre, repensait à la mascarade de son nouveau précepteur avec un mélange d'amusement et d'ennui. Quel nom avait-il inventé pour la nouvelle gouvernante ? Mademoiselle... Quicasse ! La jeune femme qui me les brise ! Il ne put faire moins que d'en rire, il avait choisi un nom vraiment approprié.

Il n'avait pas encore eu le moyen de bien étudier ce type... mais il devait admettre que, peut-être, il serait un peu moins pire à avoir dans les pattes qu'une gouvernante, une autre donzelle aigrie, chicaneuse et présomptueuse...

Quoi qu'il en soit, s'il croyait qu'il lui rendrait la vie facile, il se trompait lourdement. Bon, s'il restait à sa place, ils pourraient bien arriver à établir une sorte de trêve... mais une trêve armée, évidemment... Enfin, au moins c'était un type amène, drôle, ou au moins pas ennuyeux comme les gouvernantes qu'il avait toujours eues... Quelle idée folle de s'habiller en femme ! Oui, au début il avait marché...

Le matin Roland alla prendre le petit déjeuner avec son père.

"Comment se fait-il que votre précepteur ne soit pas à table ? Il dort encore ?" lui demanda son père.

"Non, je l'ai vu descendre. Il mange avec les domestiques, comme faisait la gouvernante." répondit le garçon.

"Mais non, il doit manger avec nous, avec vous... un précepteur est un employé pas un domestique, un homme de culture... un..."

"Un homme ! Mais il n'a que cinq ans de plus que moi, celui-là !" répondit le garçon contrarié.

"Roland, ne parlez pas de votre nouveau précepteur en disant celui-là ! Il a un nom, c'est monsieur Hervé Brout."

"D'accord, mais pourquoi ce monsieur Hervé Brout devrait-il manger à notre table ? Il ne fait pas partie de la famille, lui !"

"Pas plus qu'un hôte n'en fait partie, mais on ne les envoie pas pour autant manger aux cuisines, si ?" répliqua son père un peu sec : "De toute façon je l'ai décidé et il en sera ainsi, à partir d'aujourd'hui à midi, même si moi je suis absent."

"Encore ? Mais vous n'êtes presque jamais là à déjeuner... d'ailleurs souvent pas non plus au dîner..." se plaignit le garçon.

"Raison de plus pour avoir monsieur Brout à table... il vous tiendra compagnie."

"Je voudrais pouvoir choisir seul ma compagnie."

"Dès votre majorité vous choisirez votre compagnie. Pour l'instant c'est mon devoir." coupa court son père. Puis il ajouta : "Et maintenant allez en cuisine dire à monsieur Brout qu'à partir de midi et à l'avenir il mangera avec vous, avec nous. Filez !"

Le garçon se leva, le visage sombre et alla aux cuisines. À son entrée les domestiques le saluèrent en chœur.

"Bonjour, monsieur Roland !"

Seule une voix, forte et claire, se détacha du chœur : "Oh, salut Roland, tu as bien dormi ?"

"Je viens juste vous avertir, monsieur Hervé Brout, que sur ordre de mon père à partir de ce midi vous prendrez vos repas avec nous, en haut."

"D'accord. Mais tu n'as pas répondu à ma question..."

"Quelle question ?" demanda le garçon, agacé.

"Si tu avais bien changé tes sous-vêtements, ce matin..."

"Vous ne m'avez pas demandé cela ! Vous m'avez demandé si j'avais bien dormi." répondit Roland contrarié.

"Ah, mais alors tu entends bien ? Alors pourquoi faire semblant de ne pas entendre ?" demanda-t-il d'un ton angélique.

Roland rougit un peu et ne dit rien.

"J'attends encore ta réponse..." insista Hervé, tranquille.

"Je ne réponds que quand j'en ai envie !" répondit sèchement le garçon et il sortit de la cuisine.

"Alors tâche d'en prendre vite l'envie, si tu ne veux pas passer pour sourd et idiot !" lui dit Hervé à voix haute, d'un ton joyeux.

"Monsieur Hervé, vous n'aurez pas la vie facile, avec le jeune monsieur..." lui dit Sophie.

"Ni lui avec moi... vous verrez que je le ferai capituler... il s'agit juste de le prendre par le bon côté et d'être assez patient." répondit Hervé avec un large sourire.


Finalement les deux pièces où vivait Hervé avaient pris un aspect plus en harmonie avec sa personnalité. Et avec Roland la "trêve armée" semblait fonctionner, bien qu'Hervé continue à le tutoyer et Roland à lui répondre en disant vous. Mais à la différence des gouvernantes, Hervé aidait aussi le garçon dans ses études et Roland ne pouvait éviter d'être frappé par la préparation qu'y mettait le jeune précepteur et son talent pour lui expliquer les choses.

De plus, ils avaient pris l'habitude d'aller, au moins une fois par jour, faire un tour à bicyclette dans le parc qui s'étendait derrière la maison, pour interrompre les études du garçon. Roland avec une belle bicyclette, flambant neuve, Hervé en utilisait une qu'il avait trouvée au grenier et qui, d'après le valet, n'était utilisée par personne.

Ils pédalaient dans les sentiers du parc jusqu'à atteindre la partie la plus haute, séparée du bois qui montait sur la colline par un mur haut couvert de tuiles et avec tous les cinq mètres un œil-de-bœuf ovale à grille noire et or. Il y avait là-haut une clairière avec un grand aulne au milieu et un cercle de bancs en pierre. Ils profitaient là de la vue sur la vieille ville qui s'étendait vers le bas jusqu'au fleuve.

"Il paraît que ma mère venait souvent ici..." dit un jour Roland.

"Tu ne te souviens pas d'elle, n'est-ce pas ?" lui demanda Hervé à voix basse.

"Non... je la connais par les photos... et par ce que parfois les domestiques me disent d'elle... J'aurais aimé la connaître. Elle était très belle, vous savez..." dit le garçon, la voix teintée de triste nostalgie.

"Moi... j'ai un vague souvenir de ma mère..." dit Hervé à mi-voix en regardant le bout de ses chaussures et en pensant, de façon incongrue, qu'il faudrait les nettoyer.

"Vous aussi vous n'avez plus votre mère ?" demanda le garçon avec un ton ou perçait la sympathie.

"Ni mon père... ils sont morts dans un accident, quand j'avais dix ans. Et ma petite sœur de sept ans aussi, avec eux. Et pourtant je me rappelle très bien de mon père... J'étais très proche de lui... très, très proche..."

"Moi j'ai encore mon père, mais..." murmura le garçon et il secoua la tête. "Mais..." reprit-il, mais sa voix trembla et il se tut.

Hervé le regarda et éprouva un fort mouvement de sympathie vers le garçon. Il sentit qu'ils étaient deux âmes seules, même si lui avait su réagir à la solitude et se construire une vie sereine et parfois même heureuse. Roland par contre semblait éternellement plongé dans la mélancolie.

"Je dois arriver à le faire sourire..." se dit Hervé en le regardant du coin de l'œil.

"Cette villa, ce domaine... appartenaient à ma mère. C'est son père qui l'avait fait construire, quand il avait obtenu de Napoléon le titre de comte d'Empire."

"Ils sont très beaux, le parc comme la villa..." dit Hervé en tâchant de prendre un ton insouciant, dans l'espoir d'attirer les pensées du garçon vers des sujets plus sereins.

"Une beauté inutile, gâchée..." commenta le garçon.

"La beauté n'est jamais inutile ni gâchée. Que serait donc l'homme s'il ne savait pas voir la beauté et en jouir ?" demanda Hervé en essayant de donner un ton espiègle à sa voix.

"Mais à quoi sert la beauté si on ne la partage pas avec quelqu'un ?" demanda alors le garçon.

"Mais... en fait... tu es en train de la partager avec moi." suggéra le jeune précepteur en le regardant en souriant.

"Entre vous et moi il n'y a qu'un contrat de travail. Nous avons bien peu à partager, tous les deux." dit Roland soudain dur, en le regardant droit dans les yeux, presque d'un air de défi.

"Et pourtant... tu ne peux pas faire moins que partager ta beauté avec moi, de m'en faire profiter, que tu le veuilles ou non. Donc, tu vois, malgré tout il y a quelque chose que nous partageons..." répliqua Hervé avec légèreté.

"Ma beauté ? Mais nous parlions du parc, de la villa... ne changez pas de sujet !" répondit le garçon, agacé.

"Et pourquoi donc ne devrais-je pas changer de sujet ? Qui me l'interdit ? Toi ? Tu peux ne pas m'écouter, tu pourrais peut-être même m'empêcher, je ne sais pas comment, de le dire, mais tu ne peux pas m'empêcher de le penser, de le sentir, de te regarder et de me réjouir de ta beauté ! En ça au moins l'homme est libre, nul ne peut retirer cette liberté."

"Vous vous prenez pour un homme libre ? Vous ne pensez pas que la liberté est pure utopie, voire pure illusion ?"

"Si cette utopie, cette illusion, comme tu dis, m'aident à être serein, pourquoi devrais-je les rejeter ? De toute façon, non, je ne crois pas qu'elle le soit. La liberté n'est pas faire ce qui me plait le plus, mais rester moi-même, en quelque sorte. Rester soi-même quel que soit l'habit que l'on porte, quel que soit le rôle qu'on nous assigne, quel que soit le masque qu'on nous oblige à porter."

"Et aussi se travestir en gouvernante et se moquer de moi ?" conclut le garçon sur un ton ironique.

"Oui, aussi, pourquoi pas ?" répondit Hervé, content que Roland se soit souvenu de sa blague justement à ce moment. "Même sous ces habits ridicules improvisés de rideaux et de dentelles, c'était toujours moi, monsieur Hervé Brout !"

"Ne vous semble-t-il pas qu'il était bien peu digne de votre part de vous attifer de façon si absurde ?"

"La dignité aussi, comme la liberté, ne réside pas dans l'apparence extérieure. Il est écrit dans les Saintes Ecritures que le roi David dansait nu devant l'Arche de l'Alliance, et que quand on lui dit qu'il se comportait de façon peu digne, il en rit et continua tranquillement à danser nu."

"Un homme nu... nu devant d'autres, ne peut pas être digne !" déclara le garçon. "Que resterait-il pour distinguer un roi d'un mendiant, s'ils étaient nus ?"

"Un homme nu... nu devant qui il aime, et nu par amour, porte de fait le plus royal des habits ! Qu'il soit roi ou mendiant n'y change rien. David aimait tellement son dieu qu'il lui offrit sa propre nudité et se dépouilla, devant lui, de tous les inutiles atours de la royauté."

"Je dois admettre que vous avez des idées assez originales, monsieur Hervé Brout, et contrastant avec la morale habituelle..."

"Merci pour l'appréciation."

"Je n'ai pas dit que je vous appréciais pour cela..." répliqua le garçon un peu sèchement.

"C'est vrai, tu ne l'as pas dit... peut-être ne faisais-tu que le penser." répondit Hervé suavement.

"Vous prétendez savoir lire dans mes pensées ?" demanda d'un ton sarcastique le garçon.

"Non... mais j'aimerais bien pouvoir le faire."

"Ah oui ? Et pourquoi ?"

"Pour mieux te connaître... pour percer cette absurde armure par laquelle tu te défends de moi."

"Je n'ai aucun besoin de me défendre de vous. Vous n'êtes pas dangereux."

"J'espère bien ne pas l'être... et ne pas l'être pour toi."

"Vous être vraiment quelqu'un de spécial, vous, Hervé."

Le garçon, tout doucement, s'ouvrait à lui, surtout quand ils étaient sous le grand aulne, où ils allaient à présent se reposer presque tous les jours. C'est à dire que bien qu'Hervé ne l'ait encore jamais vu sourire, il semblait parfois qu'un sourire fugace apparaisse dans les yeux de Roland. Le garçon continuait à le vouvoyer, mais il avait laissé tomber le "monsieur"... c'était un petit pas en avant. Aussi Hervé décida-t-il qu'il valait la peine de faire quelque chose pour décider le garçon à adopter avec lui une attitude moins formelle, moins détachée, moins froide.

Ils étaient à nouveau là-haut, à la clairière, ils avaient appuyé les vélos au tronc du grand arbre et ils étaient debout, côte à côte, à regarder le vaste paysage baigné des chauds rayons du soleil du milieu de l'après-midi. Ils venaient de finir de parler des projets qu'avait le père du garçon de l'envoyer étudier, pour finir ses études supérieures, à la Sorbonne. Roland semblait songeur.

Hervé décida qu'il voulait le voir rire, au moins une fois, alors, à l'improviste, il se tourna vers le garçon et, sans un mot, il commença à le chatouiller.

"Que faites-vous !" protesta le garçon en reculant d'un pas et en le regardant stupéfait.

"Je voulais te voir rire !" déclara le jeune homme en l'attrapant par un bras et il continua à le chatouiller.

"Non... non... arrêtez..." dit le garçon en essayant de se dégager, mais il n'arriva pas à se retenir de rire.

"Voilà, tu vois... tu es bien plus beau, quand tu ris..." déclara Hervé sans cesser les chatouilles. "Et ne te sens-tu pas mieux, en riant au moins un peu ?"

"Assez... assez, arrêtez !" protesta le garçon.

S'engagea une espèce de lutte, le garçon riait tout en essayant de garder l'air en fâché. Il se démenait, Hervé ne lui laissait pas de répit, Roland perdit l'équilibre et tomba dans l'herbe, entraînant involontairement sur lui le jeune précepteur qui, pour l'empêcher de fuir, l'avait bloqué des jambes et des bras en continuant à la chatouiller.

"Assez... arrêtez..." continuait à répéter le garçon, secoué de rire, mais ses yeux brillaient d'une lumière qu'Hervé n'y avait jamais vue, une lumière belle, incroyablement belle.

Le visage d'Hervé était au dessus, presque au contact de celui de Roland... d'un petit mouvement, le jeune homme se baissa et posa les lèvres sur celles de Roland et il l'embrassa. Le garçon se débattait sous lui, essaya de fuir ce baiser, ce corps, mais de plus en plus faiblement. Il sentait son jeune précepteur sur lui, autour de lui, partout, et sa langue dans sa bouche qui cherchait la sienne... Un feu l'envahit soudain, une intense chaleur, comme un étourdissement... une très douce faiblesse...

Et les deux, presque au même instant, sentirent aussi clairement l'excitation l'un de l'autre qui se manifestait à travers leurs sexes soudain raides et durs, et qui maintenant pressaient et palpitaient contre le corps de l'autre...

Cette prise de conscience mutuelle fit s'échapper toute force du corps d'Hervé et par contre donna au garçon la force de se libérer, de se lever, de courir à sa bicyclette. Le visage rouge, les cheveux décoiffés, les yeux brûlant comme d'une soudaine montée de fièvre, le garçon regarda vers Hervé qui se relevait lentement.

"Vous ne deviez pas faire ça ! Que vous a-t-il pris ! Vous ne deviez pas ! Comment vous êtes-vous permis..." cria le garçon, il enfourcha son vélo et descendit à toute vitesse vers la villa.

Hervé resta là debout un moment, confus, haletant, presque tremblant de l'intensité de l'émotion qui l'avait saisi. Il alla à son vélo, mais s'appuya au tronc de l'arbre. Oui, que lui avait-il pris ? Comment avait-il osé ? Bien sûr qu'il n'aurait pas dû... pourquoi était-ce arrivé ? Si Roland ne s'était pas enfui... (et cette pensée le foudroya comme une révélation) il l'aurait déshabillé... il l'aurait embrassé sur tout le corps pour en boire la fraîche jeunesse, en savourer la chaude excitation, il l'aurait caressé sur tout son corps, son corps qu'il sentait désirer avec une douleur aiguë... il aurait même (même !) essayé de s'unir à lui... de s'unir charnellement à lui !

Que lui avait-il pris ? Comment avait-il pu ?

Et par dessus tout... à présent Roland avait toutes les cartes en main pour le faire mettre dehors, pour se libérer de lui bien plus vite qu'il n'avait pu le faire pour les gouvernantes... chassé dans le déshonneur... il perdrait son travail et n'en trouverait peut-être pas d'autre... mais surtout, il perdrait Roland ! Il allait perdre son Roland... "son" Roland ?

Oui, depuis l'enfance Hervé était habitué à être honnête avec lui-même et maintenant il fallait le reconnaître, se l'avouer, l'accepter... il était tombé amoureux de Roland !

Amoureux !

Et il venait de le perdre, à jamais, et dans le déshonneur.

Il aurait pu essayer de nier, mais ça n'aurait pas été digne de lui. Non, il ne pouvait pas le nier, il ne pouvait pas chercher de justifications. Un homme est un homme aussi parce qu'il assume la responsabilité de ses propres actions...

Même s'il avait pensé à tout au début, il n'avait pas pensé à cela. Même si au début ses intentions étaient toutes autres... mais après... ce baiser... et la forte excitation venue en sentant le garçon sous lui... Mais depuis quand était-il amoureux de Roland ? Et comment avait-il pu ne pas s'en apercevoir avant ?

Bien sûr, s'il l'avait compris, il aurait évité tout ça... Il comprenait que ça n'avait aucun sens, l'homme doit tomber amoureux d'une femme, l'épouser, lui donner des enfants... et pas d'un autre homme, tout le monde le sait... Et pourtant c'était arrivé, c'était bien arrivé, il était amoureux de Roland, un garçon !

Hervé n'en faisait pas un problème de religion, de morale et moins encore de loi... tout simplement il n'avait jamais été confronté au problème avant, il n'avait aucun moyen de mesure, pour le comprendre... Hervé était vierge, et pas que physiquement, mais aussi pour tout ce qui touche au désir, à la sexualité en général. Contrairement à Roland (même s'il l'ignorait) lui ne s'était même pas jamais masturbé...

Mais cette complète virginité fut un avantage pour Hervé : en effet il ne se sentit pas souillé, dans l'erreur, différent en découvrant éprouver désir et amour pour un garçon. Il prit simplement acte, en lui, que la chose était possible puisqu'elle venait de lui arriver. Imprévue, jamais pensée avant, mais possible, réelle.

Pendant que son corps retrouvait son calme, son esprit aussi remettait lentement ses pensées en ordre.

Ce qu'il avait éprouvé avait été beau, aucun doute là-dessus. À présent Roland était bien plus pour lui que le garçon dont il devait prendre soin, finalement il était une personne digne d'être aimée... mais en même temps il savait bien, parce que les pères jésuites l'avait expliqué à leurs étudiants, qu'un tel amour n'était accepté ni par l'église ni par la société...

C'était beau... mais ce n'était pas accepté...

Un instant Hervé oublia le problème de son travail. Il s'assit sur un banc et se mit à réfléchir. Il y avait alors quelque chose de plus important que son travail, que le scandale, que tout le reste : il devait comprendre, il devait faire un choix de fond.

C'était beau, mais ce n'était pas accepté.

Mais Hervé était un jeune homme sain, pas que de corps mais d'âme aussi, sain, intelligent et honnête. Aussi comprit-il que peu importait si c'était beau ou moche, accepté ou interdit, il devait comprendre si c'était bien ou mal.

Mais qu'est-ce qui fait qu'une chose est bien ou mal, juste ou injuste ?

Pour en décider il ne pouvait pas s'appuyer sur ses expériences personnelles ni sur celles des autres, mais que sur les valeurs qu'il avait acquises dans sa jeune vie, grâce à ses études...

Juste : ça se dit d'une chose ou action ou comportement conforme à des critères de justice ; se dit de ce qui correspond à la vérité, se dit de choses opportunes ou convenables.

Il y a de la justice à respecter les droits d'autrui, il y a vérité quand quelque chose est authentique, pur... le désir est juste, quand il ne lèse pas le droit d'autrui, l'amour est vrai quand il n'est pas égoïste...

"Alors il est bien que j'aime et éprouve du désir pour ce garçon ? Oui, si je le respecte, si je ne pense pas à mon plaisir mais au sien... Mais il est mal que je lui impose quelque chose dont il ne veut pas... Roland m'a demandé comment je m'étais permis... voilà, là c'était mal que je lui impose quelque chose qu'il ne voulait pas... il m'a dit plusieurs fois d'arrêter... voilà, là j'ai mal fait. Oui je n'ai pas mal fait de le désirer et l'aimer mais en lui imposant ce que je ressentais... et maintenant je dois en payer les conséquences... et je les paierai." conclut Hervé.

Il alla prendre sa bicyclette et descendit à pieds vers la villa, prêt à subir son destin. Il n'était pas du genre à jeter la pierre et à se cacher la main !


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