LA CHARTREUSE DE MONTSABOT |
5 - LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE |
Pour les deux jeunes amants, pouvoir être de nouveau ensemble, pouvoir se dire tout leur amour non seulement dans des lettres mais avec tout leur corps, cela rendait moins lourdes et terribles les conditions de cette guerre d'usure. Quand la mort rode, sinistre mais inévitable compagne, le meilleur antidote à la peur est justement l'amour. Après chaque bataille, qu'elle débouche sur une avancée du front de quelques kilomètres ou le repli sur une position de défense, pouvoir se dédier complètement l'un à l'autre, ne serait-ce que pour de trop brefs instants et dans des circonstances loin d'être agréables, c'était pour eux deux la façon de ne pas perdre l'espoir, de croire encore à l'avenir, de renforcer leurs âmes. Un soir, pendant une trêve un peu plus longue que les autres, alors qu'ils étaient dans les bras musclés l'un de l'autre, Hervé dit : "Tu sais, je me demande si j'ai bien fait de me marier." "Pourquoi dis-tu ça, mon amour ? Tu n'es pas content ? Madeleine est délicieuse, tu as trois beaux garçons... n'as-tu pas tout ce que tu désirais ?" "Oui et non. Oui, je voulais une famille, c'est vrai, et j'ai une très belle famille. J'aime beaucoup Madeleine, elle mérite mon amour. Je suis fier de mes fils et je les aime, et je regrette avoir dû quitter les jumeaux à peine nés, de ne pas jouir de leurs premières années, de ne pas les voir grandir, les aider à grandir... Mais tu es et tu restes mon premier et plus grand amour. Ne serait-ce pas mieux si j'avais renoncé à tout cela pour rester avec toi ?" "La vie nous impose parfois des choix... des choix et des renoncements pas toujours faciles. Mais regarder le passé et se lamenter ne sert à rien. Regardons le présent, mon amour : nous sommes de nouveau ensemble..." "Mais un jour cette horrible guerre cessera et alors... alors nous devrons de nouveau nous séparer." "Bien sûr, à présent ton premier devoir va à ta famille. Mais tu aimes Madeleine, tu ne peux pas simplement renoncer à elle... et encore moins à tes fils... Si tu ne l'aimais pas, si tu n'avais pas trois adorables enfants, peut-être pourrais-tu faire un autre choix. Mais maintenant... moi le premier je ne le voudrais pas. Je ne peux pas privilégier mon bonheur à celui de quatre personnes innocentes et bonnes..." "Tu as raison, mais... tu es le seul laissé de côté, là dedans." "Pas pour l'instant, je t'ai ici, entre mes bras. Et puis, quand on fait un choix par amour, on ne s'en repent jamais. Je t'aime et par ricochet j'aime ta famille, crois-moi. Leur bonheur et le tien sont pour moi très importants." "Même au prix du tien ?" "Non, parce que je ne serais pas heureux si je devais faire leur malheur... et le tien." "Tu es trop gentil, Roland..." "On n'est jamais trop gentil, mon amour. On peut juste essayer de l'être, et d'être honnête. N'est-ce pas justement ce que tu m'as appris ?" Ils s'embrassèrent et se remirent à faire l'amour avec tendresse et mâle vigueur. La seconde armée, dont ils faisaient partie, s'était arrêtée entre Amiens et Péronne, où avait pris position la seconde armée allemande. À la moitié de 1916, le centre des combats entre d'un côté les français et les anglais et, de l'autre les allemands se déplaça à Verdun, puis s'étendit le long de la Somme et l'artillerie soutint la majeure partie des combats, même si l'aviation commençait à faire peser ses interventions. Des centaines de milliers d'hommes moururent, surtout du côté franco-britannique, qui paya de deux hommes chaque mort allemand : plus de huit cents mille hommes moururent en tout. De nouveaux conscrits venaient combler, au moins en partie, les pertes et l'âge moyen des soldats diminuait rapidement : on voyait désormais au front des gamins de dix-sept et même seize ans. Puis en 1917 les Français reprirent le front de Mort-Homme, près de Verdun et, dans la bataille de Malmaison ils arrivèrent à mettre fin à la longue guerre de tranchée du Chemin des Dames. Dans cette seconde bataille la quantité d'artillerie et de moyens mécaniques mis en œuvre par les Français, pour épargner l'infanterie trop éprouvée, atteignit son sommet pour toute la guerre. Le vingt novembre les Français attaquaient Cambrai, et en moins de dix heures les troupes françaises avancèrent de plus de dix kilomètres. Mais le vingt-trois, la contre-offensive allemande annula presque entièrement les conquêtes françaises, un peu par défaut de l'infanterie anglaise de leur porter le soutien espéré. La compagnie de Roland dut aussi se replier en hâte et pendant la retraite de nombreux hommes furent tués. Ils venaient de prendre position à un endroit plus facilement défendable et Hervé contrôlait la position de ses hommes, leurs armes et munitions, quand partit des lignes allemandes une tentative d'attaque. Ce fut une tentative brève, vite repoussée par les hommes de Roland. Mais une rafale de mitrailleuse atteignit un groupe d'hommes assignés à un canon, parmi lesquels se trouvait Hervé. Roland les vit tomber devant ses yeux, un à un en rapide succession, comme des pantins désarticulés dont on aurait coupé les fils. Et il vit aussi tomber son Hervé. Insouciant du danger, sans penser à rien d'autre, il se précipita sur le lieu. Il trouva le corps d'Hervé : il gisait couché sur le dos, une jambe repliée sous son corps, un bras tendu et l'autre sous sa tête, et une rangée de trous noirs aux bords rouges, tracée avec une précision géométrique en diagonale à travers sa poitrine... et le rouge des bords prenait lentement de l'ampleur. Hervé avait les yeux ouverts, dans une expression de profonde stupeur. Il respirait encore et Roland se pencha sur lui, assis par terre à côté de sa tête et il l'appela à voix basse, comme peinant à dire son nom. "Hervé... Hervé..." Les yeux du blessé se tournèrent vers lui et un sourire tenta de se former à ses lèvres : "Ils... m'ont... baisé... les fu... fumiers..." murmura-t-il. "Tu n'es que blessé; Je vais appeler l'infirmier... ne bouge pas..." "Non... attends... Ne pars pas... inutile d'appeler l'infirmier, laisse-le soigner ceux qui peuvent guérir. Reste là, ne me quitte pas, pas maintenant..." "Mais que dis-tu, toi aussi tu peux t'en sortir, mon amour !" "Pccht ! Qu'on ne t'entende pas me dire ça... Je sais, je le sens, malheureusement, je m'en vais. Malheureusement pour toi, pour ma famille... mais avec ça, au moins, je ne devrai pas choisir..." "Tais-toi, ne gaspille pas ton énergie. Je vais appeler..." "Non !" dit Hervé avec une telle force que Roland se figea. "Non..." répéta-t-il doucement, "ne me laisse pas seul, surtout maintenant. Mets ma tête sur tes genoux... je veux partir comme ça, dans tes bras..." "Non..." gémit presque Roland, "ne t'en vas pas... tu ne dois pas me quitter... tu ne peux pas me quitter... Non, Hervé, je t'en prie..." "Non, ce n'est pas moi que tu dois prier, bien sûr que je resterais. Tu dois prier la camarde, mais malheureusement elle est sourde, elle n'écoute pas nos pières. Reste ici... je veux m'en aller avec ton sourire dans les yeux et ta voix dans mon cœur..." "Non, Hervé, non..." "Je t'ai aimé plus que tout, plus que ma propre vie... tu dois me croire..." "Bien sûr que je te crois..." "Et maintenant... maintenant enfin... je serai près de toi jour et nuit... mon âme seule, c'est vrai, mais je serai toujours avec toi." "Pourquoi persistes-tu à parler de... de t'en aller ?" demanda Roland la voix tremblante et étouffée. Il essayait de retenir ses larmes, mais il sentait que c'était un combat perdu d'avance et qu'il perdrait vite. "Parce que je sais qu'il en sera ainsi... Roland ?" "Oui..." "La vie m'a beaucoup donné... elle m'a donné... toi." "Mais maintenant..." commença Roland, mais il fut incapable de poursuivre. "Mon amour..." murmura Hervé dans un filet de voix. Roland réalisa que les yeux de son aimé étaient figés dans le vide, ses lèvres entrouvertes ne bougeaient plus, sa main qu'il tenait dans les siennes devint soudain lourde. "Hervé ?" l'appela-t-il à voix basse. "Hervé ?" répéta-t-il en sentant une morsure d'acier dans son cœur. "Hervé..." murmura-t-il et enfin ses larmes apparurent et tombèrent sur le beau visage de son aimé, comme les premières gouttes d'une pluie d'automne, inondant le visage inanimé de son amant qui avait cessé de vivre. Il secoua lentement le corps dont les épaules reposaient sur ses genoux, en se balançant un peu d'avant en arrière, il continua à pleurer en silence, il continua à l'appeler, à crier son nom aimé dans son cœur, à caresser doucement le dos de sa main inerte. La guerre dura encore un an jour pour jour et elle vit Roland s'engager dans la bataille avec une féroce détermination. Deux sentiments urgents et violents le poussaient : le désir que cet absurde massacre finisse vite et le désir de venger la mort de l'homme qu'il aimait. Et si avant la mort d'un de ses hommes l'attristait, maintenant elle le dévastait, parce qu'en chacun de ces pauvres garçons qui tombaient comme des mouches, il voyait le visage de son Hervé. Le 11 novembre 1918 'l'Armistice fut enfin signé. Roland, démobilisé avec deux décorations, reprit ses habits civils et rentra chez lui. Mais avant de rentrer à la villa où son père l'attendait, il voulut passer à Tours. Il acheta une vieille automobile et s'y rendit, en emportant un sac avec les quelques affaires d'Hervé. Madeleine avait déjà été avertie par le commandement de la mort de son mari. En voyant Roland, elle l'étreignit et ils pleurèrent tous les deux. "Tu étais là, quand il est mort ?" lui demanda-t-elle. "Oui... il est mort... dans mes bras..." "Ah. Je suis contente. Au moins il est mort heureux, non ? Je sais combien il t'aimait." "Oui... c'était mon meilleur ami." répondit Roland. "Oui, bien sûr... il parlait tout le temps de toi... et après que j'ai appris sa mort... en rangeant ses affaires... tu sais, je devais décider quoi conserver ou non pour moi et pour les enfants... j'ai aussi trouvé toutes tes lettres... il les gardait rangées par année... je les ai lues... et j'ai compris combien vous vous aimiez tous les deux... Je sais que pour toi aussi c'est une perte terrible... n'est-ce pas ?" "Oui, c'était terrible. J'aurais donné ma vie pour le retenir ici, parmi nous... pour lui redonner la vie... je te le jure, j'aurais donné ma vie... mais ce n'était pas possible..." "Avec moi, avant de partir à la guerre... il ne m'a jamais parlé de vous deux, de votre amour... mais il ne faisait que me parler de toi, tu sais. Vous vous êtes connus quand vous n'étiez encore que deux enfants... Il t'a aimé toi, avant de me connaître..." "Mais il me parlait aussi toujours de toi et de vos fils... Et il t'aimait vraiment, il vous aimait vraiment... C'est toi qu'il a choisi, pas moi... Parce que toi, en plus de l'amour, tu as pu lui donner une famille, alors que moi je ne pouvais pas..." "Oui, je sais, je l'ai compris... Hervé avait un grand cœur, il savait aimer, il pouvait aimer deux personnes en même temps... il pouvait être amoureux de toi et être amoureux de moi... je le comprends. Et j'ai compris la force de votre amour en lisant ces lettres... maintenant j'aimerais pouvoir lire celles qu'il t'envoyait lui... Tu les conserves encore, je pense." "Oui, bien sûr... et je te les apporterai. Tu es très bonne d'avoir accepté comme ça le fait que... qu'il m'aime aussi." "Pas plus que toi en nous le laissant, sans chercher le garder pour toi...Tu n'as pas été égoïste, au contraire... je dirais que tu as été très généreux." "C'est que je l'aimais et la seule chose qui comptait était son bonheur. J'espère, non, je sais que j'ai été son bonnheur, avant qu'il ne te connaisse, mais je sais que toi et vos enfants l'avez été, après..." "Et... vous l'avez été pendant ces années de guerre... au moins nous avons la consolation qu'il n'a jamais été seul." "C'était un homme incroyablement bon et honnête, Hervé." "Oui, il l'était vraiment. Je te remercie d'être venu me voir et m'apporter ses affaires... Tu resteras en contact avec nous ?" "Je te le promets, Madeleine. Comment vont les enfants ?" "Serge a beaucoup souffert, il est déjà en mesure de comprendre, il était incroyablement attaché à son père. Michel et Jean-Marie sont encore si petits... ils venaient de naître quand Hervé a dû partir... ils ne se souviennent pas de lui, malheureusement... et il ne les verra pas grandir, malheureusement." "Tu leur parleras de leur père, tu leur feras voir ses photos... ils l'aimeront à travers ton amour. Et lui vous suivra et vous protègera tous, de là-haut, j'en suis plus que sûr." "Oui, tu as raison." Roland resta quelques jours dans la maison d'Hervé. Et peu à peu il se rendit compte que la famille faisait face à une période difficile, sans le soutien économique d'Hervé. Et puis il vint à savoir que le père de Madeleine aussi était mort à la guerre et qu'à l'heure de recevoir son héritage, il s'était avéré qu'il était couvert de dettes, si bien qu'il avait été préférable que Madeleine renonce à l'héritage. Roland rentra chez lui, en se disant qu'il devait trouver le moyen d'assurer l'existence de la famille de son amant, qu'il ne pouvait pas les laisser dans le besoin. Madeleine s'était résolue à chercher un travail comme femme de service, pour pouvoir maintenir la famille. Roland n'avait rien dit, mais il était déterminé à faire quelque chose pour eux.
Le père de Roland accueillit son fils comme un héros. Il était fier de la médaille militaire et de la légion d'honneur que son fils avait reçues. Quant à lui, la guerre lui avait permis de s'enrichir notablement. C'était, déjà avant-guerre, un riche industriel, mais à présent il avait quintuplé son capital et il en était très fier. Roland n'en était pas si fier, au contraire, parce que bien que la guerre ait été gagnée en partie grâce à l'industrie de guerre de son père, il ne pouvait faire autrement que réaliser que son père avait construit des machines de mort, grâce auxquelles des millions d'hommes avaient perdu la vie et des milliers de familles avaient été détruites et plongées dans la misère comme celle d'Hervé... Le père de Roland, après les premiers jours, réintégra son fils dans ses affaires, et alors qu'il reconvertissait ses usines à une production civile, il commença à insister pour que son fils se marie. Roland cherchait à éviter le sujet, mais son père semblait de plus en plus insistant. Alors Roland se rappela qu'il avait promis à Madeleine de lui apporter les lettres d'Hervé à lire. Aussi les prit-il et annonça-t-il à son père qu'il allait voir la veuve de son défunt précepteur et passer Noël avec sa famille. Son père ne fit pas d'objections : sans aucun doute il en était même content, parce qu'ainsi il pourrait passer ces jours avec l'amante dont Roland avait eu vent de l'existence, bien que son père pense avoir réussi à garder la chose secrète. Il prit sa nouvelle voiture, un beau cabriolet bleu, passa en ville acheter des cadeaux pour Madeleine et les enfants, puis alla à Tours. Madeleine n'avait pas le téléphone, il était trop tard pour lui écrire, mais il pensa qu'il la trouverait certainement chez elle, et de toute façon ça valait la peine d'essayer. Une fois à Tours, il alla sonner à la porte de Madeleine. Ce fut le petit Serge, de onze ans, qui vint ouvrir. "Bonjour, Serge, ta maman est là ?" "Tu es l'ami de papa, n'est-ce pas ?" "Oui, je suis Roland. Tu te souviens de moi ?" "Tu es venu ici il y a un mois à peine ... bien sûr que je me souviens." "Alors, ta maman est là ?" "Non, elle est de service. Elle rentre pour le déjeuner, elle a dit. Tu veux entrer ?" "Si tu me faisais entrer, j'en serais content. Mais tu as confiance en moi ? Tu ne me connais pas..." "Tu es l'ami de papa, alors j'ai confiance. Entre. Maman m'a beaucoup parlé de toi, tu sais. Elle dit que tu es gentil..." "Et ton papa me parlait beaucoup de toi. Il t'aimait beaucoup, il était fier de toi, petit." Le garçon sourit et lui fit les honneurs de la maison en vrai petit homme. Les jumeaux jouaient dans le séjour. "Serge, où est le piano de ta maman ?" demanda Roland en en remarquant l'absence. "Elle l'a vendu, on n'avait plus de sous..." répondit le petit avec sérénité. Puis il demanda : "C'est à toi, la belle voiture arrêtée devant ?" "Oui, c'est la mienne." "Qu'elle est belle ! Tu m'emmèneras faire un tour, si maman le permet ?" "Très volontiers, Serge." Finalement Madeleine revint. Elle fut très contente de voir Roland et elle lui demanda aussitôt s'il restait quelques jours. Puis le jeune homme lui tendit la volumineuse enveloppe avec toutes les lettres qu'il avait reçues d'Hervé. "Je t'avais promis de te les apporter à lire... voilà, ce sont toutes ses lettres..." "Merci ! Tu es très gentil de me laisser les lire..." "Je te le devais, tu ne crois pas ?" "Absolument pas... ce qui rend ton geste encore plus généreux." Madeleine voulut commencer à les lire dès le soir, après avoir mis ses fils au lit, en présence de Roland. Ils étaient assis au séjour, Madeleine à table, sous le lustre, avec la pile de lettres devant elle. Roland était assis dans le vieux fauteuil, à côté de la cheminée et il la regardait lire, absorbée... "Il parle très souvent de moi..." murmura-t-elle à un moment. "Bien sûr, il t'aimait vraiment..." commenta Roland avec un sourire tendre. "Mais toi aussi il t'aimait énormément..." ajouta-t-elle doucement. "C'est vrai. Tu sais... ce n'est pas le sexe qui nous a poussés dans les bras l'un de l'autre, c'était l'amour qui nous a poussés à vouloir nous le manifester par nos corps aussi... tu comprends ?" "Oui, Roland, parce qu'entre lui et moi il en a été de même... exactement pareil. Tu as été son premier et seul homme, je crois, comme j'ai été sa première et unique femme..." "Tu... tu n'étais pas jaloux de moi ?" lui demanda un peu plus tard Madeleine, presque à voix basse. "Non, jamais... juste un peu envieux le jour de votre mariage... à la cathédrale... si j'avais pu dire moi aussi ce oui..." Madeleine sourit : "Je crois que je comprends. Mais même sans le rite... votre amour a été beau, non ?" "Certainement qu'il l'a été... Mais au moins vous deux avez pu vivre le vôtre au grand jour, pas en cachette comme nous deux étions contraints à le faire..." "C'est vrai... je pense que cela devait être dur." "Parfois. Mais tu sais... l'homme s'adapte à tout... Et celui qui a les épaules plus larges doit supporter plus de poids. Sans épaules larges, on est écrasé..." Vint le jour de Noël. Roland avait voulu aller faire les courses avec elle et payer tous les achats. Madeleine prépara un bon petit repas, puis Roland leur donna ses cadeaux. "Je n'ai préparé aucun cadeau pour toi..." dit Madeleine un peu gênée. "C'est déjà un magnifique cadeau pour moi d'être ici avec vous..." répondit le jeune homme avec un sourire aimable. Le lendemain de Noël, le soir, Roland demanda à Madeleine : "Même s'il ne s'est passé qu'un an... tu ne crois pas que tu devrais te remarier ? Pour toi, qui es encore jeune, et pour les enfants à qui avoir un père ferait du bien..." Madeleine sourit : "Non... je n'ai aucune intention de me remarier. Je suis bien comme ça..." "Mais financièrement aussi... j'ai remarqué que... que tu ne t'en sors pas si bien, sans revenus fixes..." "Je trouverai plus d'heures de ménage à faire... nous irons habiter un plus petit appartement... nous nous en sortirons..." "Mais tu pourras encore moins rester avec tes enfants, comme ça..." "Oui, c'est vrai, et c'est la seule chose qui me pèse..." "Madeleine... je ne sais pas si... comment te le dire, mais... je voudrais vous aider en quelque sorte... justement pour l'amour que j'avais d'Hervé et qu'à cause de cela j'ai pour vous..." "Tu es gentil..." "Non, laisse moi finir... Tu vois, je ne peux pas t'offrir... je ne peux pas t'offrir ce qu'Hervé te donnait... ou qu'un autre homme pourrait peut-être te donner... mais... si tu acceptais de... de devenir ma femme... au moins sur le papier, tu comprends, pas... pas au lit, je crains de ne pas en être capable... mais au moins tu aurais à tes côtés un ami et un soutien... et les enfants pourraient avoir en moi... un père remplaçant... Je te jure que je ferais de mon mieux... Et si un jour tu... tu devais tomber amoureuse d'un homme, je te laisserais libre... Mais au moins, jusqu'à ce jour, tu ne serais pas seule et tu aurais une vie sereine et décente..." "Oh, Roland !" "Je ne te demande pas de réponse immédiate... mais penses-y, s'il te plait. Je voudrais tant le faire, pour Hervé, pour toi, pour les enfants... Je pourrais aussi juste vous envoyer une rente, si tu préfères, et je le ferais, je le ferai... mais je préfèrerais beaucoup vous donner aussi mon affection, en plus d'une aide matérielle... Et tu n'aurais plus besoin d'aller travailler et tu pourrais élever tes enfants... et si tu le permets je pourrais t'aider à les élever..." "Oh, Roland !" répéta la jeune femme émue et elle se mit à pleurer en silence. "Je t'ai offensée ? Ne pleure pas, s'il te plait, je ne voulais pas..." "Offensée ? Non, en rien ! Au contraire... Tu es si gentil, si tendre, si bon..." "Je voudrais pouvoir t'offrir plus..." "Et quoi de plus ? C'est incroyable, c'est déjà tellement, ce que tu m'offres..." "Je voudrais pouvoir t'offrir aussi... aussi un homme avec qui faire l'amour..." "Je t'ai déjà dit que cela je le refuserais, je n'en ressens pas le besoin et je ne le veux pas. Mais... mais tu m'offres beaucoup plus qu'une aide économique, tu m'offres ton amitié et ton affection... Et ça, je sens que j'en ai besoin... Comment pourrais-je refuser quelque chose de si beau ? Depuis que mon père et mon mari sont morts, je me sens seule, et seuls mes enfants me donnent une raison de vivre. Et tu m'offres de ne plus être seule... Comment pourrais-je te dire non ?" "Si tu veux y penser mieux... Rien ne presse..." "Oui, d'accord, j'y penserai mieux, mais je sais que ma réponse sera oui. Je dois juste en parler d'abord avec Serge. Il est déjà assez grand, il ne me semblerait pas juste de lui imposer mon choix. Je lui en parlerai demain, d'accord ? Et quand je saurai ce qu'il souhaite, je te donnerai ma réponse." "Quelle que soit ta réponse, saches que tu pourras toujours compter sur mon amitié et mon aide..." "Je sais, merci, je n'en doute pas. Oui... il avait raison, Hervé, d'être amoureux de toi..." "Quand nous nous sommes connus... je crois avoir été plutôt odieux avec lui... C'est lui qui m'a transformé, tu sais ?" "Je te crois sans peine. Il était impossible de ne pas l'aimer, n'est-ce pas ?" "Oui, vraiment impossible." répondit doucement Roland. Le lendemain Roland laissa Madeleine seule avec Serge, il prit Michel et Jean-Marie et les emmena faire une promenade en voiture, après les avoir bien emmitouflés. Les passants les regardaient en pensant que c'était un père qui promenait ses enfants, avec des sourires attendris. Roland s'en rendit compte et sourit intérieurement, en espérant que Madeleine accepterait sa proposition. Et il comprit le désir de son Hervé d'avoir une famille... Quand il rentra chez Madeleine, pendant qu'elle s'occupait des jumeaux, Serge s'approcha de Roland. Il le regarda d'en bas. "Roland, tu voudrais vraiment devenir notre papa ?" "Si tu le souhaites et si ta maman est d'accord, oui." "Je te connais encore peu, mais tu me plais." "Et tu voudrais de moi comme papa ?" lui demanda Roland avec un ton d'espérance dans la voix. "Je crois que oui. Parce que tu aimais bien mon papa, ce n'est pas vrai ?" "Bien sûr que c'est vrai." "Et alors, tu nous aimeras bien nous aussi, non ?" "Bien sûr !" "Et nous devrons venir habiter chez toi ?" "Et bien... oui. Tu n'as pas envie de quitter Tours ?" "Bof... ta maison est belle ?" "Elle est très grande, et il y a un jardin et un parc avec beaucoup d'arbres..." "Bien. Même si ça n'est pas si important." "Et alors ? Tu veux de moi comme papa ?" "Je t'ai déjà dit que oui..." "Et ta maman ? Tu crois qu'elle est aussi d'accord ?" "Oh, je pense que oui... mais demande-le-lui à elle." "Tu me donnerais un bisou ?" demanda Roland en s'accroupissant devant lui et en ouvrant les bras. "Bien sûr !" dit le petit et il lui sauta au cou et lui colla un baiser mouillé sur le bout du nez, puis il lui sourit et frotta le bout de son nez contre celui de Roland. Ainsi Madeleine accepta. Roland retourna chez lui avertir son père qu'il allait épouser la veuve d'Hervé et adopter ses fils. Son père sembla peu convaincu au début, mais devant la détermination de son fils, il finit par y consentir. Et en février 1919, tous les préparatifs achevés, Roland épousa Madeleine et adopta ses trois enfants, qui dès lors ajoutèrent à leur patronyme celui de Roland, devenant des Laforest-Brout. Et ils emménagèrent tous dans la belle villa du père de Roland où chacun eut une belle chambre.
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