LA CHARTREUSE
DE MONTSABOT
TROISIEME PARTIE
11 - LE PASSAGE DES CONSIGNES

1949 fut une année pleine d'évènements pour la Chartreuse.

Roland, qui avait eu soixante ans, décida de laisser la charge de recteur à Serge et de se dédier exclusivement à enrichir et renforcer la bibliothèque de l'institution. La Chartreuse abritait désormais trois cent vingt sept garçons, partagés en vingt maisons familles. Les adultes y travaillant à différents titres étaient soixante trois.

Serge décida qu'il fallait une commémoration de tous les anciens élèves de la Chartreuse qui étaient morts à la guerre, alors sur une des deux niches vides à côté du porche d'entrée de l'ancienne église et qui, avant la révolution, avaient accueilli des statues de saints, il fit graver tous leurs noms et dates de naissance et de décès et il fit couler un grand luminaire en bronze où il fut décidé de faire brûler une flamme éternelle.

Puis un jour, un appel téléphonique arriva au bureau du recteur.

"Je suis Charles Claudel, puis-je parler au recteur Roland Laforest, je vous prie ?"

"Charles, c'est Serge, comment vas-tu ?"

"Serge, ravi de t'entendre. Je vais très bien, et toi ?"

"Moi aussi, merci. Tu sais, je suis le nouveau recteur. Roland a voulu arrêter, maintenant il s'occupe à temps plein de notre bibliothèque... mais dis voir, tu t'étais marié, il me semble..."

"Oui, peu après avoir quitté la Chartreuse. Et à présent j'ai quatre beaux enfants."

"Quatre ? Bravo ! Pourquoi ne viendrais-tu pas nous voir avec toute ta famille ?"

"J'y penserai, j'y penserai, tôt ou tard. Mais écoute-moi bien, je travaille au ministère de l'éducation, à Paris. Juste hier j'ai su que le ministère a ordonné, avant de vous donner les fonds et les autorisations nécessaires, une inspection minutieuse de la Chartreuse. La commission ira chez vous une semaine complète, à vous casser les pieds. Ils voudront tout voir, tout savoir, mettre le nez partout, interroger les garçons... Ce sont de terribles fouille-merdes, ils chercheront la petite bête. Alors j'ai pensé...J'ai énormément apprécié la saine éducation sexuelle que vous nous avez donnée et le niveau de liberté... même sexuelle, que vous nous accordiez. Ça m'a beaucoup aidé, une fois sorti, à être un meilleur homme et, après, un meilleur époux et un meilleur père.

"Mais tu sais ce qu'est la mentalité bien pensante, puritaine et hypocrite qui règne au-dehors... S'ils soupçonnaient quelque chose, non seulement ils ne vous donneraient rien, mais ils vous contraindraient à fermer et peut-être vous dénonceraient-ils pour... pour détournement de mineurs ou dieu sait quoi. Alors préparez vite surtout les garçons et cachez soigneusement tout ce qui pourrait... vous compromettre. Je vous en conjure. Je serais très ennuyé s'il devait arriver quelque chose à cause de ces vieux barbons !"

"Tu sais quand ils viennent ?"

"Non, je n'ai pas pu savoir la date exacte, mais je crois que ce sera dans le mois."

"Merci, Charles, tu es un vrai ami. Nous ferons comme tu dis, au plus tôt. Ils n'avaient rien dit à Roland sur une inspection, nous ne nous y attendions vraiment pas. Quoi qu'il en soit, souviens-toi, quand tu pourras, de venir nous voir avec ta famille, d'accord ?"

Serge convoqua immédiatement tous les adultes ainsi que tous les responsables des garçons et il leur exposa le problème. Tous se mobilisèrent pour vérifier les documents, les notes et les livres. Les garçons, qui après le départ des soldats avaient recommencé à pratiquer l'éducation physique complètement nus, reprirent shorts et maillots. Mais surtout, on expliqua à tous les garçons et avant tout aux plus petits et donc les plus ingénus, ce qui avait déjà dû leur être expliqué : que les gens de dehors ne comprenaient ni ne partageaient certains choix et que donc il ne fallait absolument pas en parler avec des étrangers, tout particulièrement maintenant, avec ces gens de la commission qui allaient leur poser plein de questions...

Dans chaque famille, les garçons les plus grands continuaient à poser des questions aux petits pour corriger leurs réponses, pour les habituer à donner les "bonnes" réponses. Les petits s'amusaient, pour eux c'était comme un jeu. Par ailleurs tout fut nettoyé à fond et il fut fait en sorte que tout soit étincelant et en ordre parfait.

Enfin, un jour arrivèrent trois voitures noires et neuf inspecteurs en sortirent, six hommes et trois femmes, qui se présentèrent. Ils comptaient trois inspecteurs académiques, deux médecins, un psychologue, un sociologue, un expert administratif et un avocat. Le plus jeune avait quarante ans et le plus âgé, soixante environ. Et tous avaient un air important, faussement affable et courtois.

Serge, en qualité de recteur, leur souhaita la bienvenue et leur offrit l'hospitalité au dernier étage de la tour de l'Abbé, qui comptait cinq chambres disponibles.

"Si ces messieurs dames acceptent de partager une chambre à deux... nous pouvons vous loger tous. Si nous avions su votre venue à l'avance, nous aurions pu mieux vous installer... Mais nous n'avons jamais autant d'hôtes, ici, du moins pas pour plus d'une journée, alors excusez-nous..."

"Peu importe, merci, monsieur le recteur. Le ministère nous a déjà réservé des chambres à l'auberge Terre de Gaule, en bas, en ville. Tout d'abord nous vous serions reconnaissants de nous emmener faire le tour complet de cet orphelinat, pour que nous puissions en appréhender l'organisation spatiale... Après quoi chacun de nous vaquera à sa tâche selon ses compétences."

"Certainement. Mais je me permets de préciser que, bien que techniquement et légalement ceci soit un orphelinat, ici nous n'utilisons jamais ce mot, ni celui d'orphelin, mais nous parlons de l'institution et les garçons sont... les garçons ou les élèves. En ville aussi, à notre insistance, personne n'utilise plus ces termes, et vous entendrez plus souvent parler de notre institution comme de la Chartreuse et des garçons comme des chartreux..."

"Bah, ce n'est que question de terminologie... mais nous y souscrirons. Voulez-vous nous guider pour cette visite, alors ?"

"Je vous accompagnerai avec plaisir mais, si vous n'avez rien contre, je préfèrerais que votre guide soit notre Président..."

"Nous ignorions que vous aviez un président, dans votre... institution. Vous n'êtes donc pas le responsable de l'ensemble ?"

Serge sourit : "Certes, je le suis, légalement. Mais, voyez-vous, nous cherchons aussi à éduquer nos garçons à la vie sociale et à la démocratie... Nous pourrons vous montrer par la suite comment nous nous y prenons... Pour l'instant... chacun des adultes ici présents est secondé par un garçon, élu par les garçons eux-mêmes, avec une charge équivalente. Celui qui est au côté du recteur, de moi, est le représentant de plus haut niveau des élèves, et c'est donc un garçon qui a la charge de Président. Si vous n'avez rien contre, je voudrais que ce soit le Président qui vous serve de guide dans l'institution..."

"Intéressant... alors présentez-nous ce... président et demandez-lui de nous servir de guide..."

Ainsi commença le premier "tour exploratoire" de toute la Chartreuse. Le président fut impayable, il avait à la fois l'air déférent que les adultes attendent d'un garçon et l'air soucieux qu'un responsable doit avoir. Le premier tour impressionna assez chacun des neuf inspecteurs qui à l'évidence s'attendaient à un des habituels orphelinats ou collèges, plus semblables à une caserne ou une prison qu'à une petite ville affairée.

Les jours suivants les différents inspecteurs s'attachèrent, selon leurs compétences, à examiner en détail tous les aspects de la vie à la Chartreuse. Le garçon responsable du secteur concerné servit de guide à chacun et répondit à leurs questions, toujours accompagné du responsable adulte correspondant, mais dont la présence se bornait à l'assister et à veiller à ce que tout se passe sans problèmes.

À la fin, les inspecteurs étaient pour le moins enthousiastes, tout s'était passé sans accrocs, ils avaient apprécié l'atmosphère qui régnait à l'institution et la façon dont tout était organisé, y compris le système de démocratie interne et l'idée de la banque et de la monnaie interne. La seule remarque fut la suggestion de créer aussi une infirmerie, avec un petit local d'isolement en cas de maladie contagieuse, idée qui fut aussitôt acceptée.

Sans accrocs... ou presque. En effet, il y eut un moment où on craignit que ce qu'il ne fallait pas vienne en pleine lumière.

Un inspecteur, en visitant une des maisons familles, posa une question à un garçon de dix ans, appelé Mathieu, une question plutôt innocente.

"Et dis-moi, petit, qu'est-ce que tu préfères dans ce qu'on te fait étudier ?"

"J'aime bien tout, monsieur. Mais plus que tout j'aime quand on m'explique que quand je serai grand comme lui (et il désigna un garçon de quatorze ans) je pourrai aussi essayer de faire les choses que font les grands, hors d'ici."

"Et que font les grands, hors d'ici ?" demanda l'inspecteur intrigué.

En vain, le chef de famille, dans le dos de l'inspecteur, fit les gros yeux au garçon.

Mathieu, angélique, répondit : "Je ne peux pas vous le dire, monsieur, parce que ce sont des choses qu'on fait dehors mais dont on ne parle pas."

Le chef de famille, désespéré, se demandait quoi faire, alors il intervint : "Si vous voulez bien me suivre, monsieur, je voudrais vous montrer ce que nous appelons l'album de famille..."

L'inspecteur l'interrompit : "Non, attends. Je veux comprendre mieux ce que me dit ce garçon. Comment as-tu dit que tu t'appelles, petit ?"

"Mathieu, monsieur. Et vous, comment vous appelez-vous ?"

"Mon nom n'a pas d'importance... alors tu disais..."

"Ah, votre nom aussi est une de ces chose de dehors qu'on ne peut pas dire, monsieur ?" demanda Mathieu, intrigué.

"Non, quel rapport ? Quelles sont les choses que dehors on fait mais dont on ne parle pas ?" insista l'homme en cherchant à comprendre de quoi parlait le garçon.

"Oh, vous qui venez de dehors, vous devriez le savoir mieux que moi, monsieur..." répondit Mathieu, angélique.

Un garçon un peu plus grand intervint vite : "Mais si, il y a par exemple les secrets militaires, les industriels... des choses qu'on fait mais qu'on ne peut pas raconter partout, n'est-ce pas ?"

Mathieu demanda alors à l'inspecteur, les yeux écarquillés : "Vous, monsieur, vous connaissez les secrets militaires ?"

"Non, bien sûr, je ne suis pas militaire. Mais... réponds-moi TOI, Mathieu, que t'a-t-on appris qu'on faisait dehors mais dont il ne faut pas parler ?"

"Mais... par exemple... on m'a dit que quand on va voter, il ne faut jamais dire pour qui on a voté... Moi, ici, je ne peux pas encore voter, mais vous si. Mais vous ne devez pas nous dire pour qui vous avez voté... N'est-ce pas vrai, monsieur ?"

"Bien sûr, dans une vraie démocratie, le vote doit être secret. C'est ça qu'on t'a appris ?"

"Oui... et puis... on m'a aussi appris..."

Le chef de famille lui faisait désespérément signe de se taire, mais Mathieu ne le regardait pas et il poursuivit imperturbable.

"Et puis on m'a appris... vous, monsieur, vous savez faire des tours de prestidigitation ?"

"Des tours de prestidigitation ?" demanda l'homme, confus.

"Oui... ici aussi, celui qui le fait ne doit pas dire comment il fait, sinon ce n'est plus drôle. Nous les petits on n'est pas très bons, mais lui par contre il est bon, vous savez ? Et il ne dit jamais comment il fait. Quand je serai plus grand, peut-être que j'apprendrai à le faire bien, moi aussi, monsieur..."

"Ah oui, je comprends..." dit l'homme et, au grand soulagement du chef de famille, il alla poser des questions à d'autres enfants.

Quand, après l'inspection, le pauvre chef de famille raconta cet épisode à Serge et aux autres, ils rirent tous et dirent qu'ils avaient eu de la chance.

Arrivèrent du ministère les autorisations nécessaires à la reconnaissance des études faites à la Chartreuse, ainsi qu'une allocation, pas très importante, mais utile, proportionnelle au nombre d'élèves accueillis.

L'infirmerie fut installée au deuxième étage du salon des pèlerins, avec en annexe deux chambres, une pour l'isolement et l'autre pour les hospitalisations, convenablement équipées.

Puis il fut décidé de fonder l'association des anciens élèves de la Chartreuse, dans l'idée que les diverses compétences des anciens les plus attachés à l'institution pourraient être utiles, comme l'avait été l'appel téléphonique reçu à propos de l'inspection, ou pour chercher maintenant un médecin et une infirmière.

Les armes de la SAIC, la "Société pour l'Assistance à l'Institution de la Chartreuse" s'inspiraient de celles de la Chartreuse, retrouvées sculptées au-dessus du grand porche de pierres de l'ancienne église : un écu avec quatre raies bleues horizontales, séparées par des raies blanches, avec au-dessus, à cheval sur les raies, quatre boules rouges mises en croix. La SAIC adopta un écu coupé horizontalement, bleu en haut et blanc en bas, avec une boule rouge au centre.

Un grand nombre des anciens, dont beaucoup étaient déjà en contact grâce au journal de l'institution, qui s'appelait "La Chartreuse de Montsabot", adhérèrent rapidement à l'initiative et déclarèrent leurs compétences et disponibilités. Et ils envoyèrent aussi soit une donation soit un versement mensuel. Les anciens, par un référendum postal proposé par le journal, décidèrent qu'ils seraient appelés, non pas les anciens élèves ni les ex-chartreux comme il avait été proposé, mais... les "Aïeux"... En effet, chacun se sentait encore membre, au fond de son cœur, de la maison famille où il avait vécu, il était dans un sens un "ascendant".

Alors, grâce aux intérêts de la dotation initiale des Laforest, aux subventions d'Etat et aux donations envoyées par les aïeux, sans oublier quelques autres organismes privés, la Chartreuse retrouva une certaine prospérité économique grâce à laquelle elle put encore améliorer sa structure.

Tout d'abord ils finirent de restaurer les petites maisons restantes et ils en construisirent sept autres, parfaitement identiques, de sorte que la pente derrière l'église comptait maintenant vingt-six petites maisons alignées en trois rangées. Dans chacune toutes les installations sanitaires furent refaites. Enfin, le cinéma fut installé au rez-de-chaussée de la bibliothèque, laquelle comptait déjà quarante mille livres, et le deuxième étage aussi fut restauré en vue d'un futur agrandissement de la bibliothèque.

Le tout fut achevé en 1950, et cette année-là se tint la première réunion plénière de tous les aïeux de la SAIC. Ce fut une grande fête de famille, et les garçons furent très excités, chaque famille fit la course pour connaître ses aïeux et se faire connaître d'eux. L'affection intense qui liait les anciens élèves aux nouveaux était quelque chose d'émouvant... surtout pour Roland, à qui il fut donné à cette occasion un collier aux armes de la Chartreuse, et un beau parchemin artistique par lequel il était déclaré "le vrai père de nous tous..."


En 1954 l'Institution de la Chartreuse de Montsabot fêta ses trente ans ! Il fut décidé de faire une grande fête.

Serge, pour l'occasion, simplifia les vieux uniformes des garçons, il enleva le faux-col et les guêtres, remplaça le manteau par un pardessus bleu. Il établit aussi, pour la première fois, un uniforme pour tout le personnel adulte de la Chartreuse, parce qu'il pensait que ça n'avait pas de sens de demander aux enfants de porter l'uniforme si les adultes "ne donnaient pas l'exemple".

Par ailleurs il fit réparer la fontaine baroque en pierre qui se dressait sur la place, il la fit restaurer et relier directement à la source d'eau minérale qui alimentait le petit lac à côté de la chapelle saint Bruno.

La SAIC organisa un mois complet de fêtes, avec l'intervention de personnalités politiques, du spectacle et de la presse... Ce fut aussi l'occasion de lancer une collecte de fonds auprès des banques et des particuliers pour moderniser les installations de la Chartreuse. Les cuisines et les trois cabanes laissées par les soldats allemands et américains furent démolies et remplacées par de nouvelles, dans l'ancien style de la Chartreuse, les ateliers pour les enfants furent modernisés et agrandis. Mais surtout, l'institution était désormais en mesure d'accueillir plus d'orphelins.

L'imprimerie de la Chartreuse pouvait désormais imprimer en quadrichromie, et l'hebdomadaire "La Chartreuse de Montsabot" devint une agréable revue en couleurs. La radio privée, "La Voix de Montsabot" avait un succès remarquable parmi les jeunes de la région et fut élue par les lecteurs des plus prestigieuses revues françaises "radio de l'année" à la grande joie et fierté de tous les garçons.

La SAIC s'avéra, à maintes occasions, un excellent moyen d'épauler, de soutenir et protéger l'institution, parce qu'une grande proportion de ses anciens, grâce à l'excellente préparation non seulement technique mais aussi morale et sociale, avait fait carrière et beaucoup occupaient des fonctions importantes. Il y avait parmi eux des politiciens, un directeur de banque, des avocats, un juge pour enfants, des journalistes, trois stars du spectacle, des administrateurs, un préfet, deux maires, des officiers ...

Ce fut justement grâce à un des "aïeux" de la SAIC, un inspecteur académique, que Joseph alla enseigner à la Chartreuse.

C'était en 1956, Joseph, qui avait alors vingt six ans, était professeur d'éducation physique à un lycée de Lyon, derrière Perrache. Parmi ses élèves il y avait un garçon de dix-sept ans, timide et réservé, orphelin de mère et avec un père peu présent. Joseph s'était attaché au garçon, souvent injustement l'objet des mauvaises blagues de ses copains, et le garçon s'était ouvert à lui.

Une affection apparut vite entre eux, et cette affection poussa le garçon à éprouver de plus en plus fort le désir de pousser plus loin son rapport avec Joseph, jusqu'à ce qu'il arrive à le séduire et ainsi, le professeur et l'élève, gays tous les deux, finirent dans les bras l'un de l'autre. Ce fut le début d'une relation secrète, chaleureuse et tendre, entre le professeur et son élève.

Mais malheureusement une lettre que le garçon écrivit à Joseph tomba entre les mains de son père. La lettre était assez explicite pour ne laisser aucun doute sur la nature de leur relation. Le père du garçon apporta la lettre au directeur de l'école. Joseph et le garçon furent convoqués. Ils ne purent nier leur "faute" mais le garçon essaya de toutes ses forces d'innocenter Joseph, en disant que c'était lui qui l'avait séduit, parce qu'il avait trouvé avec Joseph l'amour que personne ne lui avait jamais donné dans sa vie...

Le père du garçon ne voulait pas de scandale, parce qu'en tant que psychologue assez renommé, cela aurait gravement nuit à sa réputation professionnelle, mais il voulut que Joseph soit éloigné non seulement de l'école mais aussi de l'enseignement public. Quand le directeur en informa ses autorités de tutelle, un inspecteur départemental fut envoyé enquêter, et l'inspecteur était justement un ancien de la Chartreuse.

L'inspecteur interrogea Joseph.

"Vous me dites, monsieur Baronnet, que vous avez toujours senti cette attirance pour les garçons ?"

Joseph mal à l'aise se balançait sur sa chaise et il répondit à voix basse : "De si long que je me souvienne... jamais je n'ai été attiré par le gentil sexe, monsieur."

"Et... toujours pour les garçons mineurs ?"

"Non... sincèrement... parfois seulement, quand ils sont physiquement et mentalement développés, mais d'habitude c'est pour les plus grands... c'est la première fois que... j'ai toujours évité, avec mes élèves, de..."

"Le garçon semble avoir déclaré que c'est lui qui vous a séduit, il a insisté et l'a juré."

"Mais je me suis laissé séduire... volontiers, monsieur. Je suis adulte, c'était à moi de garder la tête froide, monsieur. Mais je vous prie de me croire, ce n'était pas le désir qui m'a fait accepter ses avances... mais plutôt mon affection pour lui..."

"Légalement... vous pourriez être accusé de détournement de mineur, vous vous en rendez compte ?"

"Bien sûr, monsieur l'inspecteur."

"Vous avez de la chance, le père du garçon ne veut pas vous dénoncer, pour éviter le scandale, mais il veut que vous soyez éloigné de l'enseignement, et pas juste de cette école. Mais sans dénonciation... la seule façon que nous ayons de vous éloigner serait de montrer que vous n'avez pas les qualités d'un bon professeur... ce qui serait difficile, puisqu'à ce que j'ai appris vous êtes un athlète accompli et vous avez gagné diverses compétitions."

"J'aime beaucoup enseigner, monsieur... et j'ai toujours respecté mes garçons, je peux vous le jurer. J'ai toujours essayé de les aider à grandir, pas seulement physiquement, mais aussi moralement... même si après ce que j'ai fait vous pourriez en douter. Mais je vous prie de croire que, même si entre Dourier et moi il y a eu... une relation... physique... ce n'a été que la conséquence de notre relation spirituelle, pas la cause et moins encore le but... Je sais que ceux qui comme nous..."

"Monsieur Baronnet, être attiré par son propre sexe ou par l'autre, ou encore par les deux, ne donne à personne un brevet de moralité ou d'immoralité. Chacun des trois types de rapport que j'ai évoqués peut être moral ou immoral. Du moins c'est ce que je crois, ce qu'on m'a appris dès mon enfance. Maintenant, à mon avis, ce qui s'est passé entre votre élève et vous est d'une part clairement illégal, mais d'autre part, cela me semble complètement... moral, croyez-moi."

Joseph le regarda extrêmement surpris, et il resta bouche bée à le regarder, comme incrédule.

L'inspecteur sourit : "Je sais que quatre vingt dix-neuf pour cent de mes collègues ne verraient pas les choses ainsi... Mais selon moi, l'immoral c'est la violence, la tromperie, la malhonnêteté, pas comment on vit sa sexualité... mais revenons au sujet... Donc pour vous, enseigner est surtout une mission, si j'ai bien compris."

Joseph ébaucha un sourire timide : "Je ne me prends pas pour un missionnaire, monsieur... mais... je veux surtout faire de mon mieux pour aider les garçons à grandir, sains, honnêtes et sereins... je crois. Bien sûr, chaque professeur doit suivre un programme avec un contenu précis, mais s'il ne se limite qu'à ça... des livres suffiraient, je pense. Il n'y aurait pas besoin de professeurs en chair et en os."

"Dites-moi, monsieur Baronnet, avez-vous de la famille, ici ?"

"Non, je vis seul..."

"Alors vous seriez prêt à déménager, à aller travailler dans une autre ville ?"

"Ça ne me poserait aucun problème..."

L'inspecteur acquiesça : "Ecoutez-moi, jeune homme, je dois vous avouer que, après avoir entendu le témoignage du garçon et sa défense passionnée à votre égard, et après vous avoir parlé... vous me plaisez. Aussi j'aimerais vous donner un coup de main pour sortir de ce problème de la meilleure façon possible. Si je peux vous donner un conseil, donnez votre démission de votre emploi de professeur du public. Mais après, présentez-vous à cette adresse," dit-il en lisant son propre carnet d'adresses et en écrivant sur un papier, "Recommandez-vous de moi et demandez s'ils peuvent vous donner un emploi de professeur. Si vous me promettez d'y aller, je les appellerai pour annoncer votre venue et leur expliquer quel est votre problème..."

"Vous voulez dire... en leur parlant de mon élève et moi ?" demanda Joseph, inquiet.

"Oui, bien sûr. Mais cela, vous verrez, ne compromettra en rien votre candidature... Alors, vous acceptez ?"

"Alors, je pourrais continuer à enseigner ?"

"S'ils peuvent vous donner un emploi, oui. C'est une école parapublique, pas d'Etat, ils sont libres d'embaucher qui ils veulent."

"Malgré ce que... ce que j'ai fait ?"

"Pardon, jeune homme, peut-être ne me suis-je pas expliqué assez clairement. Ce que vous avez fait, à mon avis, n'est pas immoral, pas plus que n'est immoral... le fait d'être français. Alors, ne croyez-vous pas que ce serait une drôle de question si vous me demandiez s'ils vous embaucheraient bien que vous soyez français ?"

Joseph sourit pour la deuxième fois, et il acquiesça, puis il se justifia : "Vous êtes le premier à me dire penser ainsi...je n'y suis pas habitué, vous comprenez ? J'ai toujours dû cacher certaines de mes... tendances, les gens ont toujours tout fait pour que je doive avoir honte... Comprenez-vous ma... stupeur ?"

"Bien. Cela veut dire que peut-être votre incident de parcours, après tout, s'avère moins grave que vous ne l'aviez craint... Faites-moi la lettre de démission demandée, je m'occuperai de tout le reste. Quand pensez-vous pouvoir vous présenter à cette institution ?"

"La semaine prochaine, sans problème."

"Bien, alors d'ici dimanche je parlerai aux responsables. Tous mes vœux, monsieur Baronnet."

Ainsi Joseph alla se présenter à la Chartreuse. Il fut reçu par Serge.

"Monsieur Baronnet, je vous attendais, installez-vous. J'ai eu une chaleureuse recommandation à votre égard."

"Alors vous savez pourquoi... pourquoi j'ai dû démissionner de l'école publique. La vraie raison, je veux dire."

"Oui, bien sûr. Vous dites, Joseph... je peux vous appeler par votre prénom ? Je m'appelle Serge... vous dites que le rapport physique d'une personne avec quelqu'un de son sexe est contre nature, un péché, normal, laid, beau.... Ou comment ?"

"C'est contre la loi de l'Etat et de l'église..."

"Mais pour vous..."

"Si je le trouvais laid, contre nature, je ferai mon possible pour l'éviter... mais à mon avis... quand il est dicté par l'amour, ou au moins par l'affection, quand il y a respect mutuel... ça peut aussi être beau, bien..." dit le jeune homme en rougissant.

"Bien, et votre relation avec votre élève... par quoi était-elle dictée ?"

"Par une affection profonde, croyez-moi. Je sais que comme il est mineur... j'aurais dû... mais... je pouvais lui dire non, refuser son désir juste parce que... Je pouvais lui dire non, d'attendre quelques années... C'est sûr que mon désir était là aussi, je ne le nie pas. Mais je vous jure que plus que le désir physique, ce fut le désir de lui donner de l'affection, du soutien, de l'amour qui m'ont poussés vers lui. J'ai ressenti du désir pour d'autres garçons, mais ce n'est pas pour autant que je me suis permis de... de chercher à les attirer... de me servir d'eux pour assouvir mon désir... Je ne cherche pas à me justifier, mais plus que pour moi, c'est pour lui que j'ai..."

"Oui, je sais ce qu'a déclaré le garçon et ça correspond à ce que vous me dites. Inutile d'insister, vous enfoncez une porte ouverte... Pour passer au plan technique, je sais votre valeur comme enseignant, je sais que vous avez gagné plusieurs médailles et coupes, dans des compétitions sportives..."

"Oui, j'ai ici mon CV..."

"Moi je crois que vous seriez un bon apport à notre institution. Mais ici les décisions sont toujours prises de façon collégiale. Alors je vais réunir tout de suite le collège des enseignants et des étudiants et si, comme je le crois, vous en êtes jugé digne, vous rejoindrez notre corps enseignant dès le mois prochain. Et si le collège est d'accord, nous vous présenterons le détail de nos principes d'éducation, de notre organisation, et on vous donnera une chambre à l'hôtellerie, la résidence des adultes à la Chartreuse, et vous serez des nôtres."

Ainsi Joseph rencontra-t-il le collège des enseignants et des étudiants, qui l'interrogea et finit par donner son accord. Joseph fut embauché. Quand ils lui expliquèrent les principes en vigueur à la Chartreuse, Joseph passa de l'incrédulité à la stupeur puis à l'enthousiasme. Et il devint un des professeurs d'éducation physique de la Chartreuse, se révélant un enseignant capable et précieux, qui savait vraiment comprendre, conseiller, guider et enthousiasmer les garçons.

Un jour, Joseph dit à Serge : "J'ai traversé un cauchemar pour me réveiller au paradis !"

Serge sourit : "C'est possible... alors fais de ton mieux pour laisser ce... paradis un peu mieux que tu ne l'as trouvé. Seul un travail dur et sérieux, de la part de tous, tant les garçons que les adultes, rendra cela possible."

"Bien sûr que je ferai de mon mieux !" s'exclama avec entrain le jeune homme.

Cette année-là, il fut aussi convenu que les 26 maisons familles, seraient désignées par des noms en ordre alphabétique de A à Z, en peignant au-dessus de l'entrée de chaque maison les armes qui représentaient le nom de famille. Ainsi, par exemple, un garçon disant être Marc Bosse, des Fleurs, habitait en fait la maison F, et Jules Creyx de l'Aigle habitait la maison A.

Une autre nouveauté à la Chartreuse, pour que la vie des maisons soit autant que possible celle d'une vraie famille, fut que dans chaque maison furent installés une machine à laver et un réfrigérateur, offerts par un aïeul, propriétaire de l'usine d'équipements électroménagers Etoile. De tels dons n'étaient pas inhabituels de la part des aïeux. Mais bien que chaque aïeul soit attaché à son ancienne maison famille, en dehors des choses de peu de valeur monétaire ou de valeur affective particulière, il fut instauré la règle que les dons devaient être faits à l'institution et pas à une maison, pour éviter la discrimination.

Et puis la Chartreuse put acheter un mini bus et trois voitures de service, à utiliser en plus des deux vieilles jeeps militaires laissées en cadeau par l'armée américaine, d'ailleurs encore parfaitement opérationnelles. À côté du garage de ces sept automobiles, il fut aussi construit un petit atelier de mécanique, qui fut équipé par un aïeul, grâce auquel les garçons intéressés purent aussi apprendre le métier.

Maurice avait transformé le terrain entre les maisons, en travaillant dur avec les garçons, en un beau jardin anglais et la partie au-dessus des ateliers, à l'est de l'église, en un potager qui leur donnait sans cesse des légumes frais. Même la petite vigne avait fini par donner un bon vin, dont une partie était consommée à la Chartreuse et une partie transformée en vin de quinquina mis en bouteille et vendu au magasin en ville, toujours géré par Michel Laforest-Brout.


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