LA CHARTREUSE
DE MONTSABOT
8 - LA CHARTREUSE OUVRE SES PORTES

Au matin ils se réveillèrent dans les bras l'un de l'autre et se sourirent, radieux.

"Salut... mon amour..." murmura Roland.

"Salut, mon doux amant... Tu as bien dormi ?"

"De façon splendide. Et toi ?"

"Je me sens... je me sens... un autre ! Je suis à toi maintenant, et j'en suis heureux."

"Oui... mais moi aussi je suis à toi. Et je voudrais, avant qu'on se lève... je voudrais que ce matin ce soit toi qui me prennes. On faisait comme ça avec Hervé... Il me prenait et je le prenais... Ou plutôt, il se donnait à moi et je me donnais à lui."

"Oui, je te comprends, c'est vrai... C'est plus donner que prendre, n'est-ce pas ? Physiquement ça peut être la même chose, mais en fait c'est très différent."

"Oui, parce que c'est un acte d'amour, pas que de désir."

"Et tu m'aimes, n'est-ce pas ? Maintenant toi aussi tu le sais, non ?" lui demanda le garçon avec les yeux brillants.

"Oui, maintenant moi aussi je le sais... mon aimé !"

"Je crois... je crois vraiment que... que c'est papa qui a fait en sorte que nous tombions amoureux tous les deux. Il était là, il est là, j'en suis sûr, et il sourit..."

"Tu as certainement raison..."

"Vous vous êtes beaucoup aimés, n'est-ce pas ?"

"Oui, énormément."

"C'est pour ça qu'il m'a appelé Serge Roland..."

"Oui, c'est pour ça..."

Ils étaient heureux tous les deux, ils se sentaient pleins d'amour, ils voyaient la vie avec un nouveau regard. Même si devant les autres ils devaient limiter les manifestations de leur affection à celles qui unissent un beau-père et un beau-fils, ils savaient qu'un nouveau lien magnifique s'était instauré entre eux.

Ils purent enfin emménager dans la tour de l'abbé, où un beau logement avait été restauré au premier et au second, le troisième comptant des chambres d'hôtes. Le rez-de-chaussée abritait la réception, un salon vide et l'escalier d'accès. Au dernier étage, la salle des cloches, avec deux arches de chaque côté mais sans cloches, avait l'air d'un belvédère, une terrasse couverte. C'était, comme l'ensemble de la plus ancienne partie du complexe, un bâtiment en pierres de style gothique flamboyant. Mais l'intérieur, meublé de meubles venus de la villa, était moderne et fonctionnel.

Au second il y avait leur chambre et celle des jumeaux, qui avaient à présent dix ans. Ces derniers, quand ils virent que leur frère aîné dormait avec Roland, lui demandèrent pourquoi.

"Mais tu dors avec papa ?" demanda Michel.

"Oui." Répondit Serge sereinement.

"Mais comment ça se fait ? Il y a d'autres chambres, à l'étage au-dessus... Tu n'aurais pas aimé avoir une chambre à toi ?" demanda Jean-Marie.

"Non, je préfère dormir avec Roland."

"Mais il n'y a qu'un lit, dans la chambre de papa..." remarqua Michel.

"Oui, je dors avec lui."

"Mais... pourquoi ?" demanda Michel qui arquait les sourcils en essayant de comprendre.

"Écoutez, il faut que je vous explique quelque chose de très important. Mais vous devez me jurer de ne jamais en parler à personne, sauf à Roland et moi."

"Bien sûr, on te le jure !" répondirent les jumeaux avec sérieux.

Alors Serge leur expliqua comment certaines personnes aiment des personnes de l'autre sexe et d'autres celles de leur sexe, et certaines indifféremment d'un sexe ou de l'autre. Puis il expliqua aussi la différence entre coucher ensemble et être amoureux. Et puis il leur parla de leur vrai père, Hervé, comment il avait aimé tant Roland que leur maman. Et enfin il leur expliqua que Roland et lui s'aimaient et que donc ils faisaient l'amour, et donc qu'ils dormaient dans le même lit. Puis il les avertit que les gens, dans l'ensemble, n'acceptaient pas ces choses et il leur refit la demande de jurer de jamais en parler à des étrangers.

Les deux garçons acceptèrent le tout très sereinement.

Michel dit : "Je trouve ça un peu drôle que Roland, qui est un peu notre père, fasse l'amour avec mon frère..."

"Mais nous savons que notre vrai père est Hervé et pas Roland... et c'est sans doute pour ça que Serge ne l'appelle jamais papa..." remarqua Jean-Marie.


Finalement, en Septembre 1924, la Chartreuse fut inaugurée. Le gouvernement confia à la Chartreuse vingt-six garçons de six à dix-sept ans, qui furent tous installés dans les trois premières maisons restaurées. Au paravent Roland avait trouvé cinq enseignants, recrutés par petites annonces et auditionnés par Roland et Serge. Ainsi commencèrent-ils aussi à enseigner aux garçons, bien que l'école n'ait pas encore reçu l'agrément du Ministère de l'Education. Ils se dirent simplement qu'ils enverraient les pupilles présenter les examens de l'école publique en candidats libres.

Les uniformes des garçons avaient aussi été préparés, ils comportaient une jaquette bleu clair avec un col amidonné, un pantalon et des guêtres blanches, un képi à pompon coloré et un manteau noir. Le pompon était bleu pour les garçons de six à neuf ans, blanc de dix à quatorze et rouge de quinze à plus. Quand ils auraient des garçons plus jeunes, s'ils en avaient de moins de cinq ans, ils auraient des pompons jaunes... mais ce n'était pas encore le cas.

Le premier problème arriva vite : un enseignant, qui était allé dans une chambre apporter un livre à un garçon, avait surpris un garçon de seize ans qui en baisait un de quatorze. L'homme, scandalisé, leur avait à tous les deux enjoints de se rhabiller et d'attendre là dans la maison, puis il était allé voir Roland, lui raconter les faits et, et avait demandé que les deux garçons soient punis.

Roland acquiesça et dit qu'il prendrait les mesures nécessaires. Tout d'abord il en parla avec Serge. Puis il convoqua les cinq enseignants.

"Alors, professeur Fontenoy, voulez-vous nous relater ce que vous avez vu ?" lui demanda-t-il d'un ton tranquille.

"L'élève Revlon et l'élève Charrier dans un acte inconvenant." dit l'homme sèchement.

"Pardon, monsieur Fontenoy, pourriez-vous être plus précis ? Nous sommes tous des adultes, il n'est pas nécessaire de se cacher derrière des mots, je pense."

"Revlon bourrait Charrier, voilà ce qui se passait." dit l'enseignant, toujours sec.

"Par bourrer vous entendez qu'ils avaient un rapport anal ?" insista Roland.

"Que voulez-vous que ce soit d'autre ?!" grogna-t-il.

"Leur avez-vous demandé comment la situation était arrivée ?"

"J'aurais dû ? Quelle importance cela a-t-il ?"

"Mais évidemment c'est important, monsieur Fontenoy. La chose prend un aspect très différent selon que les deux garçons étaient consentants ou que l'un des deux a usé de violence physique ou morale sur l'autre." expliqua patiemment Roland.

"Vous faites des querelles byzantines !" dit le professeur.

"Peut-être le pensez-vous, estimé professeur, moi pas. Si nous devons éduquer ces garçons, et nous le devons, il nous faut tout d'abord savoir comment ils en sont arrivés là, pourquoi et quelles peuvent être leurs motifs. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons intervenir efficacement sur leur éducation..."

"Il faut les punir, leur donner vingt coups de bâton chacun et les mettre en retenue ! C'est la seule chose sensée à faire." insista le professeur.

Un autre enseignant intervint : "Moi il me semble que notre recteur a raison. Nous devrions quand même écouter les garçons avant de décider d'une punition. Une punition n'est efficace que si elle est dictée par la justice..."

La discussion dérapa vite. Mais Roland, avec beaucoup de patience et de calme, l'amena peu à peu là où il voulait. Et enfin il présenta l'idée que lui avait suggérée Serge.

"Notre problème n'est pas que d'éduquer ces deux garçons, mais aussi tous nos garçons. Je crois donc que nous devrions associer d'une façon ou l'autre tous les autres garçons de leur âge ou plus vieux. Ils sont... neuf en tout, je crois. Donc je me propose, avec deux d'entre vous, d'interroger les deux garçons en question en présence des sept autres, qui formeront une sorte de jury. Après avoir écouté ce que Revlon et Charrier ont à dire, ils feront des propositions pour résoudre la question. Et enfin, nous, les trois adultes, prendrons les décisions..."

Ainsi fut fait. Roland choisit les deux qui pendant la discussion lui avaient semblés les plus raisonnables. Puis, sans rien dire à ces deux-là, il envoya Serge parler avec Revlon et Charrier pour leur conseiller d'avoir confiance et d'être sincères. Puis Serge parla aussi avec les sept autres, leur expliqua comment serait conduit le "procès" et quel serait leur rôle. Et il les invita eux aussi à être sincères et à dire ce qu'ils pensaient réellement.

Le terrain étant préparé, Roland fit installer dans la salle du rez-de-chaussée de la tour de l'abbé une grande table avec trois sièges derrière, deux devant, un de côté pour Serge qui aurait le rôle de secrétaire, et sept de l'autre côté pour le "jury".

Roland commença : "Les garçons, nous sommes réunis ici pour évaluer ce que vous savez qui s'est passé et prendre à cet égard la décision la plus juste et équilibrée possible. Mais pour qu'elle soit vraiment juste, il est nécessaire que chacun de vous parle en toute sincérité et, en plus de déterminer comment se sont passés les faits, ouvre son propre cœur. Je vous prie donc, je vous en prie vraiment, d'être honnêtes et sincères jusqu'au bout, comme nous-mêmes le serons. Maintenant nous allons écouter Charrier d'abord, puis Revlon, séparément. Puis, après une brève discussion entre nous, nous les entendrons à nouveau mais ensemble. Tout est-il clair, jusque là ?"

Serge écrivait tout ce qui était dit. Ils acquiescèrent tous. Alors Revlon fut prié de sortir.

"Charrier, veux-tu nous dire comment se sont passés les faits ?" demanda Roland avec un sourire.

"Monsieur Laforest, je..." commença le garçon de quatorze ans en se tordant les mains sur les genoux et en regardant par terre, "J'étais dans ma chambre et... et l'envie m'a pris... et alors... j'ai commencé à m'astiquer..." dit-il en rougissant.

Un des deux professeurs demanda : "Tu étais seul ?"

"Oui, monsieur, j'étais seul... Et alors je me la... l'astiquais... quand Gilbert est entré... Revlon, je veux dire... et il m'a demandé si j'aimais ça... je lui ai dit oui et il m'a dit que lui aussi il aimait ça... s'astiquer. Et il m'a demandé si j'avais envie qu'on le fasse ensemble... enfin, lui à moi et moi à lui... et j'ai dit oui et il s'est assis près de moi sur le lit et il a ouvert son pantalon... et on s'est astiqués... Puis il m'a demandé si je savais qu'il y avait une autre façon de... de... qu'on pouvait aussi faire autre chose... alors il m'a demandé si je voulais essayer et je lui ai dit oui... et alors il s'est mis à genoux devant moi et... au lieu de la main... il l'a fait avec... avec la bouche. Et puis il m'a demandé si je le lui ferais à lui, pareil..."

"Il t'a contraint à le faire ?" demanda l'autre professeur.

"Non, il m'a demandé si je voulais. Je lui ai dit oui... et je le lui ai fait... et puis, un peu après, il m'a demandé si ça me plaisait et j'ai dit oui... alors il m'a dit qu'il y avait encore une autre façon... qui peut-être me plairait encore plus, et je lui ai demandé comment... et il m'a dit que c'était... qu'il voulait me la mettre aussi... aussi... aussi par derrière..."

"Qu'il voulait ? Et que tu devais le laisser faire comme il voulait ?"

"Pas vraiment... il m'a dit qu'à lui ça lui plaisait et que peut-être ça me plairait aussi, si je voulais essayer. Alors je lui ai dit oui et... et il m'a dit de baisser mon slip et de me mettre... de me lever et de me baisser en avant et d'appuyer les mains sur le lit... puis il est venu derrière moi et... et il m'a mis de la salive et... et il me l'a poussée dedans... et... et il bougeait d'avant en arrière... puis est arrivé monsieur Fontenoy qui nous a dit... il a dit que nous étions des malades, des pervers, que... que nous mériterions d'être fouettés pour cette chose honteuse que nous faisions, il nous a fait nous rhabiller et il nous a enfermés dans deux chambres différentes..."

"Revlon... t'a contraint d'une façon ou d'une autre ?"

"Non, monsieur, non."

"Et... il t'a fait mal ?" demanda alors l'autre professeur.

"Non, il ne m'a pas fait mal."

"Et dis-moi, sincèrement... cela t'a plu ?" lui demanda alors Roland.

Le garçon rougit jusqu'aux oreilles, puis d'une voix presque inaudible il répondit : "Oui... beaucoup plus que de faire ça tout seul... Gilbert m'avait dit que ça me plairait... je suis désolé..."

"Pourquoi es-tu désolé, Charrier ?" demanda Roland.

"Parce que... je ne veux pas être un malade et un pervers..." dit le garçon en se mettant à pleurer, "je ne pensais pas faire une chose honteuse... Gilbert est mon ami, et je ne suis pas méchant... et il n'est pas méchant..." le corps du garçon était maintenant secoué de sanglots.

"Calme-toi... calme-toi, garçon." dit gentiment Roland.

"Si vous devez nous fouetter, monsieur, fouettez-moi, s'il vous plait, parce que c'est moi qui ai dit oui... et si je ne m'étais pas astiqué lui n'y aurait peut-être pas pensé... Mais ne fouettez pas Gilbert, s'il vous plait..."

Charrier fut à son tour prié de sortir et Revlon fut appelé. Il lui fut aussi demandé de raconter comment les faits s'étaient passés. Revlon semblait sûr de lui.

"Avant d'être envoyé ici j'étais à l'orphelinat d'Orléans... j'y suis resté quatre ans. Et là, nous les garçons nous nous fourrions presque tous les jours, entre nous... et les surveillants nous voyaient et souriaient... et ils choisissaient les plus grands pour les foutre... Pas tous, juste deux ou trois, je crois, mais les autres surveillants le savaient et n'ont jamais rien dit. Mais nous, les garçons, baiser ensemble on aimait ça, parce qu'on était amis... mais quand un surveillant nous choisissait, on était seulement... eux seuls s'amusaient, ils n'en avaient rien à foutre de nous. Et Charrier est mon ami, c'est pour ça que je lui ai demandé... Foutre c'est foutre, on peut croire, mais foutre par force et foutre par amitié c'est différent, je vous jure. Moi je l'aime bien, Charrier, je ne l'ai pas fait que pour moi... Je veux dire, bien sûr j'aime ça, mais je voulais qu'il aime aussi... Je ne crois vraiment pas être un malade pervers... ces surveillants, oui, c'étaient des malades pervers. Et maintenant vous voulez m'écorcher vif... vous tenez le manche du couteau, non ? Nous sommes qui ? Rien que des orphelins, dont personne ne veut, dont il vaudrait mieux qu'ils soient morts, non ?" dit-il d'un seul souffle, rougissant de son audace, et soudain il se tut et baissa les yeux.

Roland lui dit alors : "Tu as dit que Charrier est ton ami..."

"Bien sûr qu'il l'est. Lui et moi n'avons personne, nous nous avons seulement l'un l'autre."

"Alors... tu l'aimes bien ?" lui demanda gentiment Roland.

"Charrier ? Non, je ne l'aime pas bien, mais plus que ça. Je voudrais qu'il soit mon frère, même si deux frères ne baisent pas, je crois. Mais je... lui... je voulais juste lui faire comprendre combien j'aime être avec lui, voilà. Oui, bien sûr, le plaisir... mais on a presque plus de plaisir à sentir qu'on a un vrai ami qu'à simplement baiser. Il essayait de jouir tout seul... moi par amitié je lui ai dit qu'à deux c'était mieux, bien mieux, parce que c'est beaucoup mieux ! Il m'a tout de suite dit oui et ça aussi c'était du plaisir, que lui au moins ne me rejette pas, non ?"

Un des professeurs demanda : "Comme punition, tu préfèrerais vingt coups de canne ou que Charrier soit renvoyé ?"

Le garçon écarquilla les yeux : "Cent coup de canne ! Deux cents, plutôt !" dit-il d'un trait.

"Et... tu le referais avec lui ?" demanda l'autre professeur.

"Si ça risquait de le faire punir lui, non. Mais si personne ne nous voyait... je le referais, c'est sûr. Pourquoi ne devrais-je pas ?"

"Et pourquoi le referais-tu ?" lui demanda Roland.

"Parce que... parce que c'est beau ! Celui qui croit que c'est dégueulasse, c'est lui qui est dégueulasse... Non, ça je n'aurais pas dû le dire, désolé... Mais c'est dit maintenant. Parce qu'il ne suffit pas de dire à quelqu'un qu'il est important pour soi... ce ne sont que des mots... mais quand on le dit avec... des faits, ça devient clair, non ?"

"Tu veux dire que tu es amoureux de Charrier ?" lui demanda un des professeurs.

Le garçon leva soudain les yeux et le regarda, stupéfait : "Je ne sais pas. Mais si être amoureux vous fait faire ces choses, alors oui, je suis amoureux."

"On peut faire ces choses pour s'amuser, et pas parce qu'on est amoureux..."

"Oui, c'est sûr, comme les surveillants avec nous, parce qu'ils n'en avaient rien à foutre de nous mais ils voulaient juste une bonne baise... Nous n'étions pour eux qu'un trou à remplir, non ? Mais Charrier n'est pas pour moi qu'un trou à remplir, messieurs !"

"Tu sais que ce que vous faisiez n'est permis ni par la loi civile ni par celle de l'église ?" lui demanda un des professeurs.

"Non, je sais juste qu'ils crachent tous sur ceux qui le font, même si après ils le font entre eux. Mais les lois que vous dites, qu'ont-elle fait pour nous ? Les prêtres et les grands chefs en France n'ont-ils pas béni la guerre qui a tué mes deux parents ? Charrier et moi n'avons tué personne, nous n'avons volé personne... Non... qu'a à voir la loi avec cela ? Si vous devez punir quelqu'un, pourquoi ne punissez-vous pas ces surveillants qui nous baisaient contre notre gré ? Charrier et moi, au moins, nous voulions !"

"Mais pardon... c'était toi qui voulais le lui faire... Si Charrier avait voulu te le faire à toi, que lui aurais-tu dit ?" demanda un des professeurs.

À nouveau il le regarda stupéfait : "Mais c'est mon ami. S'il me l'avait demandé, bien sûr que je lui aurais dit oui !"

"Bien, merci Revlon. Veux-tu bien sortir un moment, maintenant ?" demanda Roland.

Le garçon se leva et sortit. Alors Roland se tourna vers les sept garçons du jury.

"Maintenant, un à un, je voudrais que vous nous disiez votre avis et ce que nous devrions demander d'autre à ces garçons quand ils reviendront..."

"Moi... ce que Revlon dit, c'est vrai. À l'orphelinat de Charleville où j'étais aussi... il y avait de tout. Certains qui le faisaient par amitié, pour se sentir moins seuls, par affection... et d'autres, même chez les garçons, le faisaient juste par égoïsme..."

"Et puis, en grandissant... on n'est pas de bois, hein ? L'envie ça existe ! Et si on ne faisait pas ça entre nous... Oui, chez nous à Cluzot, les prêtres nous disaient qu'il faut rester chaste et purs... oui, chastes et purs comme eux ! Je suis d'accord qu'on ne peut pas faire tout ce qu'on veut, bien sûr, mais si on ne fait de mal à personne, même pas à soi-même, et bien... pourquoi il faudrait l'interdire ?"

"Moi je dis qu'il faut qu'il y ait une règle, mais une règle qu'on ne peut pas suivre est une règle idiote. Alors autant nous mettre des chaînes et nous attacher aux murs, au moins nous ne pourrons rien faire d'autre que ce que vous déciderez !"

"Moi je dis que si on ne punit pas Revlon et Charrier, Fontenoy... le professeur Fontenoy je veux dire, verra rouge et qu'il pourrait nous dénoncer..."

"Mais monsieur Laforest a dit qu'il voulait la justice... ce serait juste de les punir seulement... parce que c'est convenable ?"

"Non, mais tu sais ce que dit la loi, non ? Nous n'avons pas nos lois à nous... et puis, nous laisserait-on les avoir ? Alors que peut-on faire ? Moi je crois que ces deux garçons... ça aurait bien pu être n'importe lequel d'entre nous à leur place... mais... moi, plutôt que de rester où j'étais avant, je préfèrerais que monsieur Laforest me punisse mais me laisse rester ici... oui, je préfèrerais, s'il n'y a pas d'autre façon."

"Et ils nous apprennent à marcher, à manger, à aller au cabinet, à nous habiller, nous déshabiller, à lire, à écrire et plein d'autres choses, mais jamais personne ne nous apprend ces choses-là... alors on se les apprend entre nous... et peut-être qu'on le fait mal, va savoir..."

"Ne fais pas ceci, ne fais pas cela... si j'ai faim ils me disent : regarde, mange ceci ou cela... Mais si ça me démange, personne ne me dit ce que je peux faire... Si, le prêtre, il disait de prendre une douche froide... mais après ça te démange encore, et même plus. Alors tu vas peut-être trouver quelqu'un dans la rue, peut-être justement un prêtre, qui te dira les mots qu'il faut qui te feront plaisir et il t'amènera chez lui et te foutra jusqu'à n'avoir plus soif avant de te traiter de putain..."

"Ils ne sont coupables que de s'être fait prendre... si personne ne les avait vus..."

"Mais qu'une chose soit bien ou mal ne devrait pas dépendre de si on est surpris."

"Si monsieur Laforest a voulu que nous soyons là, c'est que ce que nous avons à dire lui importe et... et nous devons trouver une solution, je crois. Si non il les aurait punis et c'est tout, pas vrai ? Alors il faut bien y penser et trouver une solution. Parce que le problème, soyons sincères, n'est pas celui de Revlon et Charrier, c'est le nôtre à tous... enfin, moi au moins il me concerne."

"Oui, mais quoi qu'il en soit il faut prendre une décision pour Revlon et Charrier..."

"Moi je dis qu'on doit les écouter et leur demander quelle punition ils pensent mériter. Comme ça monsieur Fontenoy pourra soulager sa conscience."

"Moi, si on me demandait, je dirais qu'ils ne méritent aucune punition ! Pas pour ça. S'ils avaient cassé une vitre ou volé quelque chose, oui, mais..."

"Bien, les garçons, je vous remercie. Je crois que tout ce que vous avez dit nous donnera beaucoup à réfléchir. Maintenant écoutons de nouveau Revlon et Charrier, après quoi nous prendrons une décision. Quelle qu'elle soit... nous tâcherons qu'elle soit juste, je vous le promets." dit Roland.


En accord avec Revlon et Charrier et les sept garçons du jury, il fut décidé que pendant deux semaines les deux garçons seraient de corvée de nettoyage et feraient plus d'heures d'études, et perdraient toutes leurs heures libres. Fontenoy bougonna que la punition était trop légère... Roland, en grand secret, fit en sorte que Fontenoy reçoive une superbe offre de travail, et l'éloigna ainsi de la Chartreuse. Avec les deux professeurs qui l'avaient épaulé, et qui s'étaient avérés intelligents et compréhensifs, il chercha deux autres enseignants disposés à venir travailler à la Chartreuse malgré le salaire modeste.

Puis Roland chargea Serge d'une double mission : préparer les garçons à s'organiser d'une part pour affronter la question de l'éducation à la sexualité et à l'amour et d'autre part à commencer à se donner des règles. Les adultes seraient à la disposition des enfants comme conseillers... Roland décida, en accord avec les enseignants, que même si les règles décidées par les enfants semblaient erratiques, il fallait les laisser faire et qu'au premier problème, ils demanderaient aux enfants de les améliorer.

Ainsi, peu à peu, naquit l'idée d'organiser les garçons en une petite communauté avec un système de démocratie interne, tout en tenant compte de leur différence d'âge et de maturité. Et des cours spéciaux d'éducation au sexe et à l'affectivité furent aussi organisés. On y parlait de sexe, de désir et d'amour. On y parlait de l'attirance vers son propre sexe, vers l'autre et vers les deux. Et on y préparait soigneusement les garçons à réaliser qu'en dehors de la Chartreuse prévalaient des lois et des règles différentes et plutôt sévères et des mentalités auxquelles ils devaient être prêts à faire face, en quittant la Chartreuse.

Chacune des petites maisons pouvait héberger jusqu'à vingt garçons, si possible tous d'âge différent, qui constituaient une "famille" dont l'aîné, un garçon de dix-huit ans, serait le chef de famille, et les autres grands seraient responsables des quatre tranches d'âge. Par groupe de cinq les chefs de famille éliraient un maire et tous les maires éliraient un président qui, lui, nommerait ses ministres dont chacun serait épaulé par un adulte pour la gestion de la Chartreuse. Le président serait épaulé par le recteur, Roland.

En 1931 trois autres décisions importantes furent prises.

La première fut l'instauration d'une monnaie et d'une banque internes : les garçons recevaient une paie, dépendant en partie de leur âge, en partie du travail qu'ils effectuaient pour la communauté et en partie de leurs résultats scolaires. Leurs économies seraient converties en francs quand, à dix-neuf ans, ils devraient quitter la Chartreuse. Au moins n'affronteraient-ils pas la vie dehors en devant partir de rien.

La deuxième décision, votée presque à l'unanimité des garçons, fut que toutes les activités d'éducation physique qui avait lieu dans l'ancienne église, qui comptait un terrain de basket, un de volley, un cours de tennis, la piscine et autres agrès, trapèze, anneaux, barres, haies, etc... ne seraient fréquentés que tout nu. Les professeurs adultes avaient le choix d'être nus comme les enfants ou en maillot de bain.

La troisième décision prise par les garçons fut que les petits, jusqu'à la puberté, pouvaient jouer avec leur sexe même en présence de ceux de leur âge, mais sans se toucher l'un l'autre. Après la puberté ils pouvaient aussi coucher ensemble, mais que si l'autre était pleinement consentant, seulement à deux et en privé, et que seul le plus jeune pouvait le demander au plus vieux et pas l'inverse. Aucune forme de pression psychologique ou physique n'était permise.

Roland était très content de comment les garçons décidaient et s'organisaient, et l'atmosphère à la Chartreuse était de plus en plus sereine et même joyeuse, bien qu'il y règne une remarquable autodiscipline. Les garçons, responsables, réagissaient très positivement. Les nouveaux arrivants étaient accueillis et "endoctrinés" par leurs compagnons, avec de très bons résultats. Les "familles" étaient très solidaires, les garçons s'entraidaient pour les devoirs et prenaient vraiment soin les uns des autres.

Peu à peu Roland arriva aussi à former un corps enseignant extrêmement ouvert et positif, généreux et disponible, grâce au fait que, quand il fallait un nouvel enseignant, c'étaient les enseignants eux-mêmes qui cherchaient la bonne personne parmi leurs amis et la proposaient à Roland. Surtout, tous les adultes partageaient complètement les contraintes de la vie à la Chartreuse et y participaient avec un enthousiasme intelligent.

Une autre initiative utile, tant aux garçons qu'à l'économie de la Chartreuse, fut l'idée de mettre en place une série de "productions" d'articles à vendre au-dehors. La première lancée fut l'herboristerie qui avait été une des activités de l'ancienne communauté des chartreux, ce pourquoi les garçons, guidés par un expert en botanique, apprirent à reconnaître, cueillir et traiter les plantes pour en faire liqueurs, tisanes, crèmes, infusions ou autres.

Puis fut aussi ouvert un atelier de céramique, puis un d'objets en cuir... vite ils ouvrirent aussi un magasin en ville et les affaires commencèrent à tourner. À la Chartreuse par contre on ouvrit un magasin pour les enfants, un bazar où se vendait un peu de tout, et les biens ne pouvaient être acquis qu'avec la monnaie locale, l'écu, divisé en centimes d'écu.

Et vint 1937. La Chartreuse hébergeait alors quatre vingt trois garçons qui occupaient six maisons et avaient dix-sept professeurs et instructeurs. Les trois fils d'Hervé grandissaient. Serge, toujours très amoureux de Roland, d'un amour partagé, à maintenant vingt neuf ans, était diplômé et revenu à la Chartreuse comme professeur. Michel et Jean-Marie, qui avaient vingt-trois ans, avaient rencontré deux filles en ville, s'étaient mariés le même jour et habitaient dans la vallée, à une dizaine de kilomètres de la Chartreuse, dans des appartements voisins. Michel et sa femme géraient le magasin des produits de la Chartreuse. Jean-Marie, par contre, était devenu un excellent mécanicien et il avait son affaire.

La période pendant laquelle Serge avait dû quitter la Chartreuse pour ses études avait été dure pour les deux amants, qui néanmoins tâchaient de profiter de toute occasion pour passer au moins un peu de temps ensemble. Mais ils savaient combien il était important que Serge ait une bonne préparation pédagogique pour travailler le mieux possible avec les enfants de la Chartreuse, aussi supportèrent-ils tous deux ces années de séparation, en faisant contre mauvaise fortune bon cœur.

Mais de sombres nuages s'amassaient pour la seconde fois sur l'Europe et le Monde. L'Allemagne, guidée par Hitler, s'était réarmée et avançait de plus en plus de prétentions territoriales. Les esprits étaient inquiets, aussi Roland, se souvenant de la guerre précédente, lisait-il chaque jour le journal et la presse avec appréhension croissante, prévoyant le pire.

Malheureusement Roland avait vu juste : la guerre éclata. Contre toute attente, les troupes allemandes envahirent rapidement la France et la Chartreuse en subit aussi les conséquences. En effet le commandement allemand décida d'installer une antenne de transmission sur la montagne derrière la Chartreuse pour ses communications et un centre d'opération à la Chartreuse.

D'un côté il y eut un certain respect à l'égard de l'orphelinat, mais les allemands, en plus de construire derrière le salon des pèlerins et le magasin des enfants deux longues baraques préfabriquées à deux étages, l'une contenant les cuisines et les réfectoires pour les soldats, et l'autre la salle d'écoute et de transmission, murèrent toutes les arcades sur la place de l'église pour y installer des chambrées pour les soldats. En outre, le major allemand réquisitionna la chapelle octogonale de saint Bruno et la fit transformer en son propre logement.

Les garçons décidèrent que les activités d'éducation physique dans l'ancienne église se dérouleraient en portant short et maillot. Roland et le major eurent un long entretien pendant lequel ils fixèrent les limites tant pour les garçons que pour les soldats. Le major était de famille noble, homme d'une profonde culture, et il apprécia le travail accompli à la Chartreuse et se montra assez prévenant à l'égard de l'institution. En pratique les allemands étaient confinés le long d'une bande au sud-est, proche de la falaise, et utilisaient comme accès à leur zone la grille entre le salon des pèlerins, où étaient les classes et la résidence des enseignants, et le bazar.

Pour le petit lac à côté de la chapelle, ils décidèrent qu'il serait utilisé un jour sur deux par les soldats et les enfants. Le major demanda aussi l'usage des installations sportives de l'ancienne église et il fut décidé qu'elles seraient à la disposition des soldats les samedis et dimanches. En échange, le major décida de fournir la moitié des vivres nécessaires aux enfants.

En outre, le major réunit tous ses hommes et leur dit que celui qui embêterait, de quelque façon que ce soit, les garçons ou le personnel, serait sévèrement puni.

À cause de l'occupation allemande, un représentant de la communauté juive demanda en secret à Roland s'il accueillerait certains de leurs enfants restés sans leurs familles, raflées par les allemands. Roland réunit les enseignants et les chefs des enfants : ils décidèrent de les accueillir, en les inscrivant sous de faux noms dans les registres d'admission, pour qu'on ne comprenne pas qu'ils étaient juifs. Et ils en accueillirent vingt et un.

Un jour le major vint frapper à la porte de la tour de l'abbé. Serge alla ouvrir.

"Monsieur le recteur est ici ?" demanda le major dans son français presque parfait, malgré son fort accent allemand.

"Oui, il est dans son bureau."

"Voudriez-vous m'annoncer, je vous prie ?"

"Bien sûr, suivez-moi..."

Serge frappa à la porte du bureau de Roland pour lui faire comprendre qu'il n'était pas seul.

"Entrez !"

"Le Major von Schwerin." annonça Serge.

"Entrez!" dit Roland, faisant ainsi entendre qu'il souhaitait que Serge reste. "Donne une chaise au Major, Serge." ajouta-t-il.

"Recteur Laforest, bonjour."

"Bonjour à vous. En quoi puis-je vous être utile ?"

"Voila, j'ai remarqué que ces derniers temps le nombre de garçons que vous hébergez a augmenté..."

"Bien sûr, c'est la conséquence de la guerre : chaque guerre entraîne un plus grand nombre d'orphelins..."

"Oui, c'est vrai, vous dites malheureusement vrai... Néanmoins j'ai remarqué que certains des nouveaux garçons ont des traits, comment dire, pas vraiment aryens..."

"Nous ne nous occupons jamais des traits et des formes de nos garçons, Major. Pour nous ils sont tous égaux, beaux ou laids, intelligents ou pas... Nous tâchons juste de faire de notre mieux pour eux..."

"Oui, j'ai eu l'occasion d'apprécier votre travail... vraiment louable... Mais comme vous le savez certainement... il y a des lois que nous sommes tenus de respecter. Lois que votre propre gouvernement a émis, même si c'était à notre demande."

"Oui ?"

"Des lois qui obligent à signaler aux autorités compétentes toute personne de race juive."

"Oui, j'en ai connaissance. Aucun de nos garçons n'a de prénom ni surtout de nom juif, que je sache. Si l'on excepte peut-être quelques David... mais il me semble que même chez vous les allemands il y a quelques David. Je me trompe ?"

"Je comprends... je suis certain que si je vous demandais à consulter vos registres, vos papiers... il en serait exactement comme vous dites, monsieur le recteur Laforest..."

"Assurément... si vous voulez vérifier..."

"Non, non, je vous crois... D'ailleurs par ces temps de guerre, un pauvre orphelin abandonné ou perdu dans la rue... a bien rarement des papiers sur lui, n'est-ce pas ?"

"Absolument, Major. Parfois ils ne sont même pas en mesure de donner leur adresse, en supposant que leur maison soit encore debout."

"Oh oui, c'est ce que je pensais. C'est juste que, comme je vous le disais, les traits sémites de certains de vos enfants pourraient faire penser... Je ne voudrais pas que certains de mes sous officiers, par excès de zèle, puissent faire une grave erreur et... Aussi je vous conseille vivement de... de garder ces garçons loin de la vue de mes hommes, vous me suivez, n'est-ce pas ?"

"Bien sûr, Major, bien sûr. Et je vous remercie de ce précieux conseil."

"Très bien, parfait. Me feriez-vous l'honneur, votre fils et vous, d'être mes hôtes à dîner, ce soir ?"

"Avec grand plaisir, Major. Je vous remercie. Nous avons de la chance de vous avoir comme commandant, à la Chartreuse..."

"Un militaire doit faire son devoir, obéir aux ordres. Un officier doit agir avec intelligence et propriété. Un homme doit être fidèle à ses valeurs morales... Voici ce qu'on m'a appris, et je m'y tiens, monsieur le recteur... tout comme je sais que vous aussi le faites avec un tel dévouement." dit l'officier en se levant avec un léger sourire aux lèvres, et il salua Roland et sortit.

Serge le raccompagna au rez-de-chaussée, jusqu'à la porte.

Là, le Major se tourna un instant et dit : "Votre père adoptif est un homme très bien, vous avez de la chance d'avoir trouvé un père comme lui."

"Vous avez parfaitement raison, Major. Je suis tout à fait d'accord." répondit Serge.

Le Major fit un salut militaire et s'éloigna à pas rapides vers la grille par où il pouvait rentrer chez lui.

Serge remonta aussitôt à l'étage.

"Tu lui fais confiance, Roland ?"

"Je crois qu'on peut. Tu as des doutes ?"

"Non... mais tu le sais... les allemands sont quand même nos ennemis... ils ont tué mon père... c'est difficile à oublier."

"En guerre, qui n'a rien à se reprocher ? Au moins le Major, en plus d'essayer d'être un bon soldat et un bon officier, essaie aussi de rester un homme, et cela, surtout en temps de guerre, c'est quelque chose de très positif."

"Toi, Roland, tu pardonnes toujours tous..."

"N'oublie pas la prière que tu as apprise, enfant : pardonne-nous comme nous pardonnons aux autres. Ce ne sont pas exactement ces mots, mais le sens y est. Celui qui ne sait pas pardonner aux autres, mon cher Serge, ne mérite pas le pardon de dieu. Et chacun de nous, pour autant qu'il essaie toujours d'agir de la meilleure façon, a encore trop de choses à se faire pardonner..."


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