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histore originale par Andrej Koymasky


LE GARÇON ALBANAIS CHAPITRE 8
LE PREMIER PRIX

Et c'est notre Marco lui-même qui, il y a trois ans, a eu l'idée qui se révéla gagnante par la suite.

Il adorait nous regarder travailler à notre maison et aux meubles miniatures, et parfois lui aussi s'amusait à nous aider. Nous en avions déjà fini une et nous en faisions une autre, et nous nous débrouillions plutôt bien, à présent, en partie grâce au goût très sûr d'Ylli et à sa grande adresse manuelle.

Un jour Marco est rentré à la maison en brandissant une revue, excité comme un gamin.

"Grand-père ! Ylli ! Venez voir ! Venez voir !"

Il a ouvert la revue et nous a fait voir un article qui annonçait la tenue à Nuremberg d'une exposition de "maisons de poupée" en bois à l'échelle 1/12, avec des prix pour les trois meilleures.

"Il faut à tout prix que vous y participiez, vous devez exposer la vôtre, je suis certain que vous aurez le premier prix !"

Ni Ylli ni moi n'étions très convaincus, même si son enthousiasme nous a fait plaisir. Pour nous ce n'était qu'un passe-temps, un hobby, et même si nous étions satisfaits de ce que nous faisions, nous pensions n'être que des amateurs.

Mais Marco insista tant... ou plutôt nous persécuta tant, que, plus pour lui faire plaisir et le faire arrêter que par conviction, nous avons envoyé le formulaire d'inscription : après tout l'inscription était bon marché et c'était l'occasion de s'offrir un voyage à Nuremberg et en profiter pour voir d'autres travaux et peut-être y prendre quelques idées.

Le jour venu, nous avons soigneusement tout empaqueté, j'ai pris une semaine de congés, réservé deux chambres d'hôtel à Nuremberg et nous sommes partis tous les trois. On nous avait réservé dans le hall d'exposition une table protégée par une boîte en plexiglas. Nous avons monté notre maison juste à temps pour l'inauguration, puis nous avons fait le tour de l'exposition : il y avait cent vingt-trois participants et ils venaient du monde entier. Les professionnels ne pouvaient pas participer, l'exposition était réservée aux amateurs.

Certaines des maisons que nous avons vues étaient très belles, certains des meubles miniature, charmants. Notre Marco persistait à dire que la nôtre était la meilleure même si Ylli et moi ne trouvions pas tant, oui, c'était une des belles, mais elle ne nous semblait pas si exceptionnelle...

Comme tout travail exposé devait avoir un nom distinctif, et que les noms de famille étaient interdits, nous l'avons baptisée "Ylli House" et à cette occasion Marco avait dessiné comme logo trois mains de profil, pliées de façon à former au milieu la silhouette d'une maison.

Ylli faisait le tour de l'exposition et dessinait des détails d'autres maisons et des meubles les plus intéressants qu'il voyait, Marco prenait des photos et moi je bavardais avec les autres exposants des techniques utilisées pour arriver à certains résultats...

Le choix des trois vainqueurs fut fait par plusieurs votes, tous les visiteurs d'une part et d'autre part un jury spécial composé d'artistes, d'antiquaires et des journalistes spécialisés en modélisme qui avaient organisée l'exposition. La moyenne des deux suffrages devait désigner les trois premiers prix.

Arriva enfin le jour des remises de prix. Il fut d'abord accordé quelques marques de mérite... nous n'en avons pas eu une seule. Puis le troisième prix fut décerné à un allemand... Un japonais gagna le deuxième... Ylli et moi étions résignés, mais Marco était très excité, certain, à ce stade, que nous aurions le premier prix. Je prévoyais déjà sa déception et je me demandais comment je ferais pour le consoler...

"... et le premier prix est accordé, autant par le suffrage populaire que par le jury des experts à l'œuvre présentée sous le nom..." annonça la présentatrice avant de faire une pause de suspens et d'ouvrir l'enveloppe contenant le résultat dont elle sortit un feuillet bleu.

Marco, je l'ai dit, était très excité et ses yeux brillaient, il était tendu, comme prêt à se jeter vers l'estrade... Ylli et moi étions de plus en plus inquiets pour lui...

La présentatrice regarda le feuillet et poursuivit : "... sous le nom de Ylli House !"

Dans les applaudissements surgit un cri de joie qui fit se retourner tout le monde : c'était Marco qui sautait, dansait et criait de joie, rouge d'excitation, au point que j'ai dû le calmer...

Nous sommes montés tous les trois sur l'estrade pour retirer le prix qui était une coupe en forme de maison de poupée et un chèque de cinq millions de lires !"

"Je vous le disais ! Je vous le disais ! Et vous ne vouliez pas me croire ! Vous avez vu ? J'avais raison ou pas ?" ne cessait de dire Marco.

De retour chez nous, Marco rechercha tous les articles publiés dans les revues et les journaux sur ce prix et il en fit un album. Et pendant ce temps Ylli et moi continuions à travailler à notre deuxième maison. Marco aussi, quand il pouvait, nous aidait.

Puis, même pas un mois plus tard, mon petit-fils est revenu à la charge : "Il y a un autre concours à Boston. Il faut que vous y participiez !" nous annonça-t-il en nous montrant une page qu'il avait téléchargé sur Internet et imprimée.

Cette fois-ci nous avons accepté tout de suite, vus les antécédents. Et nous nous sommes empressés tous les trois de terminer notre second travail, puisque le règlement interdisait de présenter une maison ayant déjà été primée, nous devions présenter une autre réalisation.

Nous ne pouvions pas aller à Boston : Marco avait des partiels et moi je n'avais plus de congés. Ylli ne voulut pas y aller seul, malgré notre insistance. Alors cette fois-ci nous avons tout expédié par courrier et nous avons attendu... Vous vous doutez de la conclusion, n'est-ce pas ? Nous avons reçu un télégramme qui nous informait que notre maison de poupée avait aussi gagné le premier prix, la belle plaque que vous voyez là et encore une coquette somme d'argent.

Par ailleurs nous avons aussi commencé à recevoir des lettres de collectionneurs, d'abord des Etats-Unis mais par la suite d'autres pays, qui nous demandaient combien nous demandions pour vendre nos œuvres, ou qui nous faisaient une offre directe... et des offres d'un montant dont nous n'aurions jamais osé rêver.

Nous en avons discuté ensemble et nous avons décidé, puisque les offres allaient de 1 800 à 3 000 dollars (!) de fixer le prix sur la base des heures que nous y avions passé et du prix des matériaux... Nous avons répondu à tous, sur l'idée de Marco nous avons fait imprimer une lettre avec le logo qu'il avait dessiné sous en-tête "Ylli Houses". De mémoire notre réponse disait :

"La maison miniature qui vous intéresse, à l'échelle 1/12, avec tous les meubles listés ci-après et illustrés par ces photos détaillées, est mise en vente au prix de base de 3 000 dollars et sera adjugée au plus disant..."

Bon, comme nous avions décidé de garder la première maison pour nous, nous avons vendu la deuxième pour 3 800 dollars ! C'est alors que nous nous sommes dit que ce pourrait être, pour Ylli, une activité bien plus rentable que ses articles en cuir. Marco comme moi l'aidions dans notre temps libre, mais Ylli s'y mit à temps plein. Les demandes continuaient à arriver, surtout quand les photos de nos deux premières œuvres parurent dans des revues spécialisées de modélisme pour collectionneurs.

Les commandes se multipliaient et Ylli n'arrivait plus à y pourvoir. Alors, il y a deux ans, je me suis décidé à prendre ma retraite et de me mettre moi aussi à temps plein pour les faire avec lui. De plus, comme l'argent rentrait bien, quand le boulanger en bas de chez nous a fermé sa boutique qu'il laissa vide et disponible, nous avons décidé de la louer, d'y installer notre atelier et d'acheter de nouveaux outils.

Le nouvel atelier était bien plus vaste et on y travaillait bien mieux et plus efficacement. De plus, être au rez-de-chaussée était bien plus pratique pour nous. C'est alors que j'ai fait les démarches pour monter une société, une affaire à nom collectif. Nous recevions aussi des demandes de pièces isolées, un meuble seul ou le mobilier pour une pièce, mais nous avons voulu, tant que le marché le permettait, ne vendre que des maisons complètes.

Même la télé s'est intéressée à nous, et des revues nationales, puis aussi des revues étrangères, nous devenions célèbres et appréciés, nos maisonnettes se vendaient à peines terminées. Chacune était différente des autres, c'étaient toutes des pièces uniques soignées dans le moindre détail.

Ylli était heureux, et moi aussi ! Marco aurait voulu travailler aussi avec nous à temps plein, mais je lui ai dit qu'il devait d'abord passer son diplôme, puisqu'il voulait faire socio, après... après on en reparlerait.

Il accepta... et il ne s'en repentit pas. En effet il a rencontré Patrizio à la fac, un garçon de deux ans de plus que lui, mais son copain de classe, dont il est tombé amoureux. Ce ne fut pas un coup de foudre, mais une découverte progressive et agréable, qu'Ylli et moi avons suivi avec intérêt et plaisir, par les conseils qu'il nous demandait et les confessions qu'il nous faisait.

Au début, entre Marco et Patrizio, il n'y avait qu'une certaine sympathie, mais qui devint bien vite de l'amitié. Ils travaillaient souvent ensemble, ou pendant les rares moments libres qu'ils avaient, ils allaient ensemble au cinéma ou ailleurs. Leur amitié se renforçait sans cesse et elle était sincère, aussi Marco décida-t-il de confier à Patrizio qu'il était gay... et son ami lui répondit qu'il s'en doutait, et même qu'il l'espérait, puisqu'il l'était lui aussi.

En plus de l'amitié, à l'évidence il y avait aussi une attirance peut-être d'abord inconsciente et de toutes façons gardée sous contrôle, mais après leur confession mutuelle elle put s'épanouir et s'exprimer même physiquement. En quelques mois leur relation se teinta aussi d'une affection croissante jusqu'à, comme Ylli et moi nous y attendions, ce qu'elle se transforme en amour.

Patrizio a perdu ses parents et après avoir vécu à l'orphelinat, une fois grand il était allé vivre dans une petite chambre au siège d'un établissement religieux, où il devait être très prudent pour ne pas trahir son homosexualité. En échange de la chambre, il était surveillant au collègue que les frères géraient.

Patrizio avait eu sa première expérience, et réalisé qu'il était gay, quand il était encore à l'orphelinat. Comme c'était un garçon petit et doux, ses copains se moquaient souvent de lui et il était l'objet de plaisanteries lourdes et déplaisantes. À treize ans un de ses copains qui avait quinze ans l'avait pris sous sa protection et peu à peu il l'avait convaincu de coucher avec lui. Puis la vie les avait séparés.

Quand Patrizio s'était installé au collège pour y être surveillant, il lui devint très difficile de faire d'autres rencontres ou de trouver des amis qui partagent ses goûts sexuels, un peu parce qu'il n'avait pas de vraie vie sociale, un peu parce qu'il ne voulait pas essayer avec les élèves du collège, même si certains garçons lui avaient fait penser qu'ils seraient... disponibles.

Ce fut donc pour lui, quand il s'inscrivit à l'université, rencontra Marco et qu'ils devinrent amis, en venir à savoir que son seul et vrai ami, mon petit-fils, était comme lui, cela fut pour lui un peu comme une libération.

Quand nous avons vu que les deux garçons s'aimaient et étaient très bien ensemble, et que Patrizio était un garçon très bien, gentil, sensible et honnête, nous lui avons proposé de venir vivre chez nous. Il a tout de suite accepté, avec joie. Alors nous avons nettoyé à fond et remis à neuf l'ancien atelier de mon appartement et nous l'avons meublé pour en faire leur chambre et nous avons fait de l'ancienne chambre de Marco leur bureau. Aussi Patrizio vit-il maintenant chez nous, depuis un peu plus d'un an.

J'ai une dernière chose à dire, avant de conclure cette histoire.

J'ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps, sur ma vie et en particulier sur les évènements de ces cinq dernières années, ceux que je viens de vous raconter. Alors, permettez-moi de vous faire aussi part du fruit de mes réflexions... et soyez patient s'il vous semble que je veuille finir par "la morale de la fable".

J'ai remis de l'ordre dans mes pensées et je veux vous parler de quatre sujets : la sexualité et l'amour, les barrières sociales, la solitude et la communication...

La sexualité et l'amour.

Comme vous pourrez l'avoir compris à mon récit, j'ai toujours été "normal" au sens habituel de cette étiquette. Jusqu'à l'âge de cinquante sept ans je n'ai jamais été attiré que par des personnes de l'autre sexe (mes trois mariages en sont la preuve et la conséquence), je n'ai jamais senti la moindre attirance, ni curiosité, ni intérêt pour personne de mon sexe et bien sûr n'ai jamais eu la moindre expérience avec eux.

Quant aux "gays" (bien que je refuse l'étiquette, je m'en sers là par commodité), je n'ai jamais eu pour eux ni sympathie ni gêne. D'après moi chacun est comme il est : leur "choix", ou plutôt leur "orientation" sexuelle, puisqu'en fait ce n'est pas un choix, tout simplement, cela ne me regarde pas. Comme dirait mon petit-fils Marco II, "c'est leurs oignons".

J'étais donc "normal" serein et convaincu et je n'ai jamais senti le besoin ni l'utilité d'affirmer et encore moins de défendre ma sexualité ou ma façon de l'exprimer. Disons qu'en fait je ne m'étais même pas intéressé à juger, comprendre, défendre ou condamner les gays. Pas plus que je ne m'intéressais aux tribus d'aborigènes du nord-est australien ou aux producteurs de fraises dans les vallées de Coni... Je sais qu'ils existent, mais je n'ai aucun lien avec eux puisque je ne suis ni ethnologue ni marchand de fraises.

C'est sans doute cela qui m'a permis d'accepter assez vite que j'étais amoureux d'Ylli : pour moi il était, et il est, surtout et avant tout une personne, et pas "un homme". Et c'est cela que, par malheur, mon fils Vanni n'a pas compris. Il n'a pas su, ou pas pu, ou pas voulu le comprendre.

Donc, face au fait si neuf et si inattendu de me sentir amoureux de ce garçon, ma réaction n'a été ni la fuite ni la peur, ni une curiosité morbide... mais je l'ai accepté et vécu avec sérénité et honnêteté.

Ce pouvait être quelqu'un de sexe féminin ou pas, ce pouvait être quelqu'un de nationalité italienne ou pas, il pouvait être plus jeune ou plus vieux que moi... ça n'avait aucune importance, c'était la personne qui avait provoqué en moi des sentiments d'amour et qui avait envie de me donner son amour...

Et je crois qu'une de mes valeurs m'a vraiment aidé pour cela : le refus que j'ai depuis que j'ai atteint l'âge de raison d'accepter et de subir quelque étiquette que ce soit, quelque schéma prédéfini, et mon constant désir d'être moi-même, honnête jusqu'avec moi-même, et par conséquent avec les autres.

Les barrières sociales.

Les barrières sociales aussi sont, tous comptes faits, le fruit de "l'étiquetage" frénétique de nos prochains. Nationalité, richesse ou pauvreté, âge, sexe, religion et ainsi de suite, deviennent souvent un critère de division de notre société.

Combien de nous voient dans un "missié, achète" plus qu'un étranger ? Le riche voit le pauvre comme un "pauvret" qui soit n'a pas eu de bol (dirait Marco) soit n'a pas su s'en sortir, un incapable, quoi. Le pauvre voit dans le riche quelqu'un qui "a eu du cul" ou un profiteur ou un voleur, même s'il ne l'est pas aux yeux de la loi...

Et l'âge... Une chose qui m'agace souvent chez les gens de mon âge, c'est qu'ils croient être arrivés, tout savoir et tout comprendre, ils ont perdu la curiosité et le désir de continuer à mûrir et ils ne voient dans les jeunes que des êtres immatures, stupides et sans valeurs... Les jeunes ont souvent l'attitude opposée : un "vieux" est quelqu'un d'incapable de comprendre, un ballon de baudruche, quelqu'un qui a arrêté de vivre et qui vit plus de principes que de valeurs...

Peut-être ont-ils tous raison... mais peut-être aussi ont-ils tous tort. À mon avis chaque âge est beau en soi et pour soi, avec ses côtés positifs et négatifs et un être humain est simplement un être en perpétuelle évolution. Chaque âge a ses aspirations, ses rêves, ses faiblesses et ses forces... Et ceux qui disent, avec regret ou suffisance "heureuse jeunesse", et bien c'est juste qu'ils ne se rappellent pas de tous les problèmes qu'ils ont eus dans la leur...

Si sur le plan "administratif" il peut avoir un sens de distinguer les italiens, étrangers, immigrés, etc... sur le plan humain ces étiquettes (encore !) me gênent. Amour de la patrie et nationalisme sont deux notions opposées. Je peux être fier d'être italien (malgré tout ce qui me déplait ici et que je voudrais pouvoir changer) mais cela ne me fait me sentir ni supérieur ni inférieur à qui que ce soit d'une autre nationalité.

Nous voyons trop souvent en un "marocain" ou un "albanais" comme en un "bohémien" ou un "juif" ou, pourquoi pas, un "allemand", nous voyons en eux un étranger. Et, on le sait, on se méfie toujours des étrangers... Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas pour nous des "personnes" à plein titre, mais "différents". Pourquoi ne cherchons-nous pas à comprendre, et quand nous n'arrivons pas à comprendre, pourquoi en rendons-nous l'autre coupable, et pas nous ? Bien sûr, ce n'est pas notre faute, c'est la leur...

C'est aussi ça qui nous a permis de nous rencontrer, Ylli et moi, le fait qu'il ne soit pas pour moi un albanais et que je ne sois pas un italien pour lui. Non, il n'était pour moi qu'un garçon, une personne, comme je l'étais pour lui. Il n'était pas pour moi, malgré son évidente pauvreté, quelqu'un à regarder de haut, avec la complaisance d'appartenir à un niveau social supérieur au sien, pas plus que je n'étais pour lui un "riche" à plumer et dont profiter.

Mon élan pour l'aider n'était pas une tentative de me soulager la conscience et de ne plus y penser, ce n'était pas une obole jetée à l'autre, mais un partage dicté par une sympathie humaine. Cette "sympathie" que chaque être devrait avoir pour un autre être. Appelez-la solidarité, appelez-la partage, appelez-la comme vous voulez. Moi je l'appelle "humanité".

Bien sûr, je sais que je n'aurais pas pu agir ainsi avec tous les garçons qui exposent leurs marchandises sous les arcades de Porta Nuova, je n'en aurais eu ni la force ni les moyens ni la possibilité... Mais si chacun de nous le faisait avec un d'eux... peut-être n'y aurait-il plus aucun garçon ni aucune fille à gagner à peine de quoi survivre comme vendeur ambulant, plus ou moins clandestin et réduit à des moyens plus ou moins légaux.

La solitude.

La vie parfois nous conduit à être plus ou moins seuls. Ylli et moi, à cette époque, étions deux êtres seuls. Plus ou moins consciemment, nous avions tous deux besoin de combler nos solitudes respectives. C'est un fait. Si nous n'avions pas été seuls, sans doutes les choses se seraient passées autrement. Quand on n'est pas souvent seul on ne remarque même pas ou, pire encore, on ne se soucie pas de la solitude des autres.

Mais trop souvent une personne qui est et se sent seule essaie de remplir sa solitude, mais à condition que l'autre s'adapte à ses règles. Même si cela n'a rien de facile, trop souvent les gens seuls sont... méfiants.

Deux solitudes ne se transforment pas en compagnie par simple addition. Je connais malheureusement des gens qui, bien que vivant en famille ou en groupe, sont terriblement seuls. Parfois j'ai l'impression que les gens seuls sont comme les escargots : on les voit explorer prudemment, lentement et sans cesse leur environnement, les antennes tendues, mais dès qu'ils rencontrent un obstacle (véritable ou supposé) dès qu'ils entrent en contact avec "l'autre" ils se retirent et se protègent dans leur coquille.

La solution du problème n'est pas tant d'essayer de remplir sa solitude que de faire son possible pour combler celle de l'autre. Le remède à la solitude, je crois, est de donner de la chaleur humaine : donner de la chaleur humaine à l'autre signifie que j'ai de la chaleur... alors je réchauffe en même temps ma propre vie.

On met la solitude en échec par le partage. Pas juste et pas tant le partage de biens matériels, mais ne serait-ce que d'un sourire, ou juste de la disponibilité d'écouter, de faire sentir à l'autre qu'il ne nous est pas indifférent mais qu'il a de la "valeur" pour nous. On met la solitude en échec en ouvrant la porte de son cœur, pour que les autres puissent y jeter un coup d'œil et peut-être y entrer, sans devoir frapper et attendre une réponse.

Si on laisse ouverte la porte de notre cœur, il pourrait aussi y entrer un voleur qui volerait ce qu'on a de plus précieux... mais, voyez-vous, le cœur est comme le puits de Saint Patrick, des gens y prennent des choses... mais il en reste plein. Elle est inépuisable. Alors, même si un voleur venait, qu'importe, qu'il prenne ce qu'il veut, il ne vous appauvrira pas.

Alors, autant laisser la porte ouverte...

La communication.

Le plus grand problème qu'il y a eu entre Ylli et moi a été un problème de communication. comme entre Vanni et moi. Mais je suis sûr aussi que ce qui est né entre Ylli et moi a commencé par un désir, peut-être inconscient, de communiquer.

Si j'avais acheté à Ylli une de ses ceintures en cuir sans le regarder dans les yeux, sans échanger un sourire, cette ceinture ne m'aurait fait que "l'attacher" là, sur ce trottoir sous les arcades, seul, à sa condition.

Si nous ne nous étions pas petit à petit parlé, présentés, traités avec la gentillesse issue d'un respect mutuel, nous ne nous serions pas mis à communiquer. Ylli était un inconnu pour moi, comme moi pour lui. mais peu à peu, cette première ceinture en cuir est devenue un lien entre nous.

Notre communication, même si elle ne fut d'abord que le fruit de ma curiosité et de son "sens des affaires", aurait pu rester à un niveau superficiel et sans doute, certainement même, elle se serait rompue bien avant la ceinture.

Commencer à nous parler, nous dire qui nous étions n'a été que le premier pas sur le chemin de la communication.

Le second pas a été quand il m'a donné un portefeuille (ah, j'ai oublié de dire qu'il a été retrouvé, sans mon argent mais avec encore mes papiers, et j'utilise encore ce portefeuille qu'Ylli m'a donné pour noël, il y a cinq ans), et mon paquet de nougats et la crèche (qu'Ylli sort chaque noël pour la mettre au séjour...)

Son cadeau était un vrai cadeau, un geste gratuit, comme le mien, ce n'était pas un "dû", un remerciement, mais pour lui faire plaisir, pour lui dire "tu es une personne à mes yeux, et quelqu'un d'important". Il faut être deux pour communiquer, bien sûr... tout comme pour s'aimer et l'amour réciproque est la forme la plus sublime de communication.

Voilà, ce double geste a été notre premier "acte d'amour".

Mais comme l'amour, la communication doit être sans cesse nourrie.

Là où la crise a commencé entre Ylli et moi, c'est quand je me suis mal exprimé et qu'Ylli m'a mal compris suite à quoi ni lui ni moi ne nous sommes souciés de comprendre l'autre, de lui dire ce qu'on ne comprenait pas, d'être tout à fait ouvert, honnête et sincère avec l'autre. Par chance tout s'est clarifié par la suite mais au fond ce n'a été que par chance. Combien aurions-nous perdu, l'un et l'autre, si nous n'avions pas su rétablir la communication...

Et là, honnêtement, le mérite en revient plus à lui qu'à moi... mais j'ai retenu la leçon.

Cela m'a fait comprendre qu'avec Vanni aussi, malgré tout, peut-être pourrai-je un jour rétablir la communication, parce que je suis convaincu qu'au fond de son cœur il y a encore de l'amour pour moi, comme il y a encore, au fond du mien, de l'amour pour lui...


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