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histore originale par Andrej Koymasky


DEUX FOIS ETRANGERS CHAPITRE 1
DES RENCONTRES ET DES AFFRONTEMENTS

Le premier jour d'école, le vieux professeur entra dans la salle de classe et les élèves se précipitèrent à la place qu'ils avaient choisie, attendant presque en silence et debout que l'homme s'assoit à son bureau. Mais celui-ci, après leur avoir lancé un regard distrait, alla au tableau, et avec un marqueur noir effaçable, écrivit en élégantes lettres cursives anglaises la date, puis, au-dessous, un nom : " Antonio Mastella ". Puis, au lieu de s'asseoir, il fit le tour du bureau, s'y appuya légèrement et de ses yeux bleu pâle dévisagea les élèves, lentement, systématiquement, jusqu'à ce que le silence soit complet.

" Jeunes gens, vous pouvez maintenant vous asseoir sans faire de bruit. " Il attendit jusqu'à ce qu'ils aient obéi, regardant à nouveau chacun d'eux, les fixant droit dans les yeux. " Très bien. J'ai écrit mon nom sur le tableau. Je suis votre professeur de grec, latin, italien, histoire et géographie. Par conséquent nous passerons de nombreuses heures ensemble. Essayons de nous entendre, parce que si vous pouvez me rendre la vie intenable, je sais que vous en êtes capables, malheureusement pour vous, c'est moi qui tiens le manche du couteau, et je pourrais vous le faire payer cher. "

Il fit une pause, comme pour laisser assimiler ses paroles et sa menace à peine voilée à ses nouveaux étudiants.

" Il y a un temps pour rire et un temps pour être sérieux, un temps pour flâner et un autre pour être attentif. Si nous sommes d'accord, vous connaîtrez ces quatre temps... et d'autres encore. Et maintenant, puisque vous connaissez déjà mon nom, il est temps que je connaisse le vôtre. "

Il se retourna, tira une feuille dactylographiée du registre de classe et la regarda rapidement. " Quand je dirai votre nom, levez-vous et ne vous asseyez que quand j'appellerai le nom suivant. Pas besoin, cette fois, de dire ici, ou oui, c'est moi, ou quoi que ce soit d'autre. " dit-il, et il commença l'appel.

" Federica Alemanno. " dit-il, et regarda la jeune fille, pour imprimer dans son esprit son visage, son apparence.

" Valente Audino. " La jeune fille s'assit, et le garçon se leva, déplaçant sa chaise avec bruit. " La prochaine fois, Valente, ne faites pas de bruit avec votre chaise. "

Le garçon hocha la tête et leva la main. " Oui ? " demanda le professeur.

" Sur mes papiers je m'appelle Valente, mais pourriez-vous, s'il vous plaît, m'appeler Valentino ? "

Le professeur mit une note sur la feuille. " Oui, bien sûr, mais sur les devoirs en classe vous devrez écrire Valente. C'est clair ? "

" Oui, monsieur. "

" Tiziana Balestra. " L'adolescente se leva, en mâchant un chewing-gum.

" Nous, les humains ne sommes pas des ruminants, Tiziana. Si vous aimez mâcher du chewing-gum, vous êtes parfaitement libre de le faire, mais pas en classe, s'il vous plaît. Prenez un morceau de papier, crachez-le dedans et allez jeter le tout à la poubelle. "

La jeune fille rougit et obéit. Le professeur remarqua que d'autres élèves avaient immédiatement avalé ou craché sur un morceau de papier leur chewing-gum. Il hocha la tête et continua.

" Elias Bargouti... j'ai prononcé votre nom correctement, Elias ? "

" Oui, monsieur. "

" Bon. D'où est votre famille ? "

" Je suis né à Bethléem, monsieur. "

" Ah, bien. Alors vous avez un très célèbre compatriote. "

Le garçon hocha la tête avec un sourire.

" Paolo Bottega. Nous nous connaissons déjà l'un l'autre. J'espère que cette année vous vous impliquerez davantage, Paolo, je ne voudrais pas vous retrouver encore une fois dans la quatrième, l'année prochaine. "

L'appel continua. Le professeur était arrivé vers la fin de la liste.

" Damiana Salinas. Gaetano Salinas qui est maintenant en terminale est votre frère ? "

" Oui, monsieur, c'est mon frère. "

" Je le pensais, vous vous ressemblez. Itzhak Segre. Itzhak... vous n'êtes pas né en Italie. "

" Non, monsieur, je suis né à Tel-Aviv. "

" Je vois. Nous avons donc un palestinien et un Israélien dans cette classe. J'espère que vous parviendrez tous les deux à vivre ensemble, en paix. "

Le garçon resta impassible.

" Giuliano Sorgona. " appela le professeur... et il continua jusqu'à terminer l'appel.

Puis il retourna à son bureau, s'assit et commença son introduction, expliquant à la classe le programme des matières qu'il enseignait. Le professeur avait remarqué que le jeune palestinien était assis au dernier rang sur la gauche et le garçon Israélien au premier à droite : aussi loin que possible l'un de l'autre. Il se demandait s'ils avaient choisi spécialement ces places ou si c'était totalement par hasard...

Les élèves écoutaient les explications avec l'attention typique d'une première journée d'école. Le professeur continuait à les regarder tous, un par un, en essayant de comprendre leur personnalité, leur caractère. Beaucoup de collégiens plutôt qu'écouter les explications du professeur Mastella, essayaient de comprendre quel genre de type c'était, puisqu'ils auraient à passer 18 des 26 heures de cours de la semaine avec lui.

" Par rapport à d'autres écoles secondaires, vous qui avez choisi des études au collège, vous avez moins d'heures en classe que tous les autres. Ce n'est pas parce que vous avez moins à étudier que vos camarades qui ont choisi d'autres domaines d'étude, mais parce que vous avez à travailler beaucoup d'heures à la maison : ne l'oubliez pas. Pour chaque heure ici en classe, vous aurez à étudier, au moins une heure à la maison : revoir, assimiler, faire mûrir ce que mes collègues et moi vous apprendrons... ", déclara le professeur.

Antonio Mastella, classe 1938, avait l'habitude de traiter plusieurs choses simultanément : depuis ses années de lycée et d'université il était capable de suivre de près une leçon, d'écouter les bavardages de ses voisins, d'écrire une lettre ou de lire un livre en même temps. Par conséquent, pendant qu'il expliquait les programmes qu'il aurait à enseigner aux élèves, il les étudiait avec soin, et aussi, à un troisième niveau, il admirait les plus jolis parmi ses élèves de sexe masculin.

Bien que personne dans son environnement de travail n'ait le moindre soupçon, le professeur était homosexuel. Depuis ses dix-neuf ans, il vivait avec son partenaire. Quant à son " appréciation " pour certains de ses élèves de sexe masculin, c'était un sentiment purement esthétique et " platonique " (au sens moderne du terme : en effet, le professeur savait que Platon avait eu des relations physiques, loin d'être " platoniques ", avec des personnes du même sexe); il était en fait heureux de les admirer dans le secret de ses pensées. Mais il n'avait jamais manifesté vocalement ou physiquement la chose, parce que, à son avis, avant tout il ne doit pas y avoir de liens physique et émotionnel entre un éducateur et ses élèves, et aussi parce qu'il n'avait jamais été attiré par les garçons, mais par les hommes, et enfin parce qu'il vivait heureux avec son partenaire.

Quand l'intercours sonna, le professeur sortit de la classe pour laisser les élèves libres de reprendre leur souffle, de se dégourdir les jambes, peut-être de manger leur goûter attendu depuis longtemps, et pour qu'ils commencent à se connaître mutuellement.

En classe des petits groupes se formèrent : les élèves qui se connaissaient déjà les uns les autres, pour avoir étudié à l'école primaire ensemble, ou les garçons qui commençaient à découvrir les plus jolies filles, d'autres, curieux à propos de tel ou tel camarade qu'ils avaient repéré. Quelques-uns allèrent parler aux deux étrangers, certains avec Elias Bargouti, le palestinien, d'autres avec Itzhak Segre, l'israélien, aux coins opposés de la salle de classe.

Elias était mince, plus grand que la moyenne de ses compagnons, il avait des cheveux noirs, lisses, des yeux sombres et vifs, des sourcils bien espacés et épais qui semblaient dessinés, de longs cils, les lèvres et la peau de couleur légèrement plus foncée que les autres. Il répondait aux nombreuses questions de ses compagnons, en partie effrayé, en partie heureux d'une telle attention.

" Mais vous, les musulmans, vous nous haïssez, nous les chrétiens ? " demanda un de ses camarades.

" Je suis arabe palestinien, mais ma famille est chrétienne, pas musulmane, nous sommes tous catholiques, baptisés et allons à l'église le dimanche. " déclara Elias.

Ce qui étonna beaucoup ses compagnons. Une fille demanda : " Vous vous êtes convertis au christianisme quand vous êtes arrivés en Italie ? "

" Non, mes quatre grands-parents sont catholiques, et je crois que même mes arrière-grands-parents l'étaient, autant que je sache... Ma famille a toujours été chrétienne " , expliqua Elias.

" Je ne savais pas qu'il y a aussi des musulmans qui sont chrétiens ... " dit l'un des garçons. " Vous êtes beaucoup ? "

" Non, je pense que nous sommes peu nombreux. Mais nous ne sommes pas des musulmans chrétiens, mais des arabes chrétiens. Il y a des églises orientales en Égypte, en Palestine, au Liban, en Syrie, en Irak... pas des convertis, mais des chrétiens depuis deux mille ans comme vous. " dit le garçon.

" Et tu es, comme Jésus, né à Bethléem ? " a demandé une autre fille.

" Oui, toute la famille de mon père était de Bethléem, mais celle de ma mère, est venue de Jérusalem. "

" Alors tu as vu où Jésus est né. " dit la jeune fille.

" Mon père était jardinier pour les franciscains à l'église de la Nativité, et ma mère était cuisinière pour les moines, quand ils se sont rencontrés et mariés. "

" Mais il y a encore la grotte avec le bœuf et l'âne ? " demanda un garçon avec des lunettes épaisses et le visage couvert de légères taches de rousseur.

Elias sourit : " Non, le bœuf et l'âne... je pense qu'ils sont morts depuis presque deux mille ans. La grotte fait partie de la basilique et il y a un autel à l'endroit où Jésus est probablement né. " Les autres élèves se mirent à rire et le garçon rougit.

Dans le coin opposé de la classe, d'autres étaient autour de Itzhak et lui posaient aussi un millier de questions.

" Ils sont forts, les soldats israéliens, pas vrai ? " demanda l'un.

" Oui, ils sont bien armés ; l'État dépense beaucoup pour avoir une armée moderne et efficace. " dit Itzhak.

" Mais tu ne vas pas à l'église catholique, non ? Tu vas à l'église juive, pas vrai ? "

" Oui, avec mes grands-parents on va à la synagogue le samedi. "

" Pas le dimanche ? "

" Non, pour nous, le jour saint c'est le samedi. "

Un garçon dit gaiement : " Je voudrais être musulman le vendredi, Juif le samedi, et chrétien le dimanche : j'aurais alors trois jours de fête dans la semaine ! " Puis il ajouta : " Je me demande s'il y a une religion qui célèbre le jeudi ou le lundi... "

" C'est vrai que vous, les Juifs, vous avez fait fleurir le désert ? " demanda une autre fille.

" Si on a assez d'argent, qu'on apporte assez d'eau, qu'on protège les semis du sable, qu'on travaille dur et qu'on attende des années... on peut faire pousser quelque chose, même si cela coûte beaucoup. Mais je suis né à Tel-Aviv, je n'ai jamais visité des kibboutz. "

" Aimes-tu vivre en Italie ? "

" Oui... ici il n'y a pas de guerre. " dit Itzhak presque à voix basse.

" Mais c'est vrai que vous, les Juifs et les Arabes, vous écrivez à l'envers de nous ? Tu veux bien écrire mon nom dans ta langue ? "

" Oui, nous écrivons de droite à gauche. Quel est ton nom ? "

" Gabriella Notari. "

Itzhak prit un morceau de papier et écrivit, phonétiquement le nom de la copine, avec les caractères de l'alphabet hébreu. Les autres aussi voulurent avoir leur nom écrit avec l'alphabet hébreu. Itzhak les contenta tous.

" Toi, si ton nom n'était pas Itzhak, tu pourrais ressembler à un Italien. " dit l'un des garçons.

" Mon père est né à Mantoue, comme mes grands-parents, puis il s'est rendu en Israël, il est devenu un citoyen israélien et s'est marié là-bas. Maman est née en Israël... ses parents sont nés en Pologne, les nazis les avaient mis dans un camp de concentration et ils ont été parmi les rares chanceux qui ont évité la mort. Lorsque les Alliés les ont libérés, ils ont émigré en Israël, ils s'y sont rencontrés et se sont mariés... " dit Itzhak.

" Alors tu es moitié italien, n'est-ce pas ? " dit l'un des garçons.

" Eh bien, oui, on peut le dire... " aquiesça le garçon, en ajustant ses lunettes sur son nez, puis redressant des doigts ses cheveux lisses et brun clair.

Un des garçons demanda : " C'est vrai que vous, les Juifs, quand vous êtes petits on vous coupe l'extrémité du zizi ? " Les autres se mirent à rigoler.

" Mais non ! La circoncision, c'est seulement enlever la peau qui le recouvre, on ne coupe pas le zizi lui-même. Même votre Jésus, qui était un Juif, avait été circoncis, non ? "

" Jésus était un Juif ? " demanda l'un des garçons avec étonnement. " Allons donc ! "

" Mais si, c'était un Juif, de la tribu de David. Tu n'as pas étudié le catéchisme ? " dit un autre, l'air pédant. " Et toi, Itzhak, de quelle tribu es-tu ? "

" De la tribu de Lévi... du côté de ma mère. "

" Comme les Lévites, les prêtres juifs ? " demanda une fille.

" La prêtrise a cessé lorsque les Romains ont détruit le temple de Jérusalem. Nous n'avons pas de prêtres. " dit Itzhak.

" Et les rabbins, alors, qui sont-ils ? "

" Des docteurs de la loi, des experts de la Bible. Ils dirigent le culte de la communauté, mais ne sont pas prêtres. Rabbi signifie maître. "

" Alors tu n'assisteras pas à l'heure de religion. Moi non plus d'ailleurs, mes parents sont athées, ils ne veulent pas qu'on me fasse un lavage de cerveau. " dit l'un des garçons.

" Non, je vais y aller : connaître la religion de la majorité des italiens n'est que de la culture. L'art et la littérature sont pleins de références au christianisme ou au catholicisme, et je veux les comprendre. " dit Itzhak.

L'intercours fini, les élèves sont retournés à leur bureau pendant que l'enseignant reprenait sa place à son bureau.

Après l'école, les élèves se dispersèrent dehors. Quelques uns étaient attendus par leurs parents en voiture, d'autres commencèrent à marcher vers la maison, d'autres allèrent prendre le bus ou le tram.

Itzhak et Elias se trouvèrent au même arrêt. Ils se mirent à chaque extrémité de la plate-forme, mais cependant, ils s'étudiaient furtivement. Le bus arriva et ils s'en allèrent l'un à l'avant, l'autre à l'arrière... et sans en avoir l'air s'étudiaient encore l'un l'autre. Ils sortirent au même arrêt. Un des deux garçons traversa la rue et après un seul pâté de maisons marcha tout droit, l'autre sur le trottoir opposé, tourna dans une rue latérale.

Elias entra dans la maison : une bonne odeur de nourriture accentua sa faim. " Bonjour, tout le monde ! " salua-t-il avec joie. Il alla mettre ses affaires dans la chambre qu'il partageait avec ses frères, puis se lava les mains et se précipita vers la table.

Son père demanda : " Comment s'est passée ta première journée d'école ? "

" Très bien. Nous avons rencontré notre professeur d'italien qui a expliqué les programmes ainsi que ceux de latin, grec, histoire et géographie. Sais-tu que nous l'avons tous les jours sauf le jeudi ? "

" Comment est-il ? Sympa ? " demanda sa mère comme elle remplissait les plats.

" Il est vieux. Il a dit que dans deux ou trois ans il allait prendre sa retraite. Il semble pas mal, il est sévère mais ses yeux ont l'air gentils. "

" Qu'en est-il de tes compagnons ? " demanda le père.

" Il y a aussi un israélien dans ma classe ... "

" Avez-vous parlé ? "

" Non, nous sommes placés aux coins opposés de la salle de classe. "

" Tu es allé t'asseoir loin de lui, ou bien est-ce lui qui a voulu t'éviter ? "

" Non, c'est le hasard. Quand je suis arrivé, je suis allé m'asseoir sur le seul siège vide. Et puis, le regardant, j'ai pensé qu'il était italien, c'est seulement lorsque l'enseignant a fait l'appel, que j'ai appris qu'il est israélien. "

Le père fit le signe de la croix et Franciscus, le fils aîné, dit le bénédicité. Ils s'assirent pour manger avec plaisir.

Barnabas, le second frère, dit au cours du déjeuner : " Papa, le patron m'a proposé de me mettre dans une équipe de travaux extérieurs. On gagne plus, mais on doit aussi voyager à travers la région et parfois manger et dormir loin. "

" Et toi, tu as accepté ? " demanda le père.

" Maman, il y en a encore ? " demanda Suzannah, la plus petite des filles.

" Je lui ai dit que je voulais d'abord en parler avec toi, papa. " dit Barnabas.

" Mais quand vous êtes ailleurs, les repas et l'hébergement sont payés par le patron ? " demanda le père.

" Oui, bien sûr. J'aimerais accepter car le salaire est plus élevé. "

" Vous devriez travailler loin pendant combien de temps ? " demanda la mère.

" Cela dépend, peut-être parfois pour plusieurs jours. "

" Si tu veux, accepte. " dit le père, puis, se tournant vers sa femme, il lui dit : " Marthe, il est assez âgé maintenant, il est temps qu'il commence à sortir de tes jupes, non ? Pour toi, ils sont tous encore petits, même Franciscus qui tôt ou tard va se marier. "

" Hé, papa, du calme ... " protesta le fils aîné, " Sandra et moi n'avons toujours pas parlé de mariage ! "

" Et vous feriez bien d'en parler au contraire. Cela fait maintenant trois ans que vous vous voyez et êtes amoureux. Qu'est-ce que vous attendez ? " demanda le père.

" De mieux nous connaître. Pour être sûr. "

" Vous travaillez tous les deux, non ? Moi, quand je me suis marié à votre mère, j'avais vingt-et-un ans, quatre de moins que toi ! "

" Vous voulez vraiment vous débarrasser de moi ! " dit le garçon en riant.

" Au moins, Barnabas et Elias seraient plus à l'aise dans votre chambre, non ? " répondit le père.

" Quel altruisme ! " rétorqua le garçon joyeusement. " Nous sommes en Italie, on ne se marie pas comme on faisait de votre temps en Palestine. Mon argent va devenir utile à la maison, si nous voulons envoyer Elias étudier à l'université. "

" Altruiste, toi ! " répondit le père un peu ironique. " Pour faire étudier Elias nous pouvons nous en sortir sans ton aide. Et s'il obtient de bonnes notes, il recevra certainement une bourse d'études. "

Elias pensa que si Barnabas partait plus ou moins souvent pour son travail, et si Franciscus se mariait, il aurait une chambre rien que pour lui : l'idée lui plaisait. À trois, ils étaient vraiment à l'étroit, s'il était seul, il serait comme un roi !

Puis il se souvint de son nouveau camarade de classe, l'israélien. " Ils croient qu'ils ont plus de valeur que nous et sont plus intelligents que nous. Ils nous méprisent. Mais je vais lui montrer si c'est le cas : je vais obtenir des notes toujours plus élevées que lui, même si je dois étudier comme un fou, j'aurai toujours une longueur d'avance ! Même s'il est assis en classe au premier rang comme les fayots ! " se dit-il avec détermination.

D'ailleurs Elias avait toujours été très bon à l'école, de sorte que ses professeurs avaient insisté auprès de son père et l'avaient convaincu de ne pas le faire étudier en enseignement technique, comme ses frères, mais de l'inscrire au collège généraliste. Il allait étudier comme un fou, à la fois pour ne pas gâcher les sacrifices de la famille, et pour montrer à l'israélien qui était le plus intelligent !

Itzhak aussi était rentré à la maison. En entrant il demanda à sa grand-mère : " Comment va grand-père ? "

" Mieux, mon chéri, il va mieux, remercions le Tout-Puissant. As-tu faim ? "

" Ah ouais ! "

" Qu'est-ce que ce 'ah ouais' ? Tu ne sais pas dire un simple oui ? " dit la grand-mère avec une expression sévère, cependant niée par ses yeux rieurs.

" Oui, grand-mère, j'ai très faim. Est-ce qu'il vient à table, grand-père ? "

" Oui, aujourd'hui il vient à table. Va lui dire bonjour, puis prépare la table pour trois, car il est presque prêt. "

" Oui, grand-mère. "

Le garçon alla dans la chambre des grands-parents. David Segre était assis sur le bord du lit et mettait ses pantoufles.

" Oh, et voilà notre Itzhak. Alors, comment s'est passé ton premier jour d'école ? "

" Bien. Les copains ont l'air gentils. Le professeur de grec nous a fait un sermon ce matin. Il est vieux, sur le point de prendre sa retraite, a-t-il dit, mais il s'occupera de nous encore en troisième année. Ah, tu sais qu'il y a aussi un élève palestinien dans ma classe ? "

" Ah. Tu dois juste l'ignorer, ne discute pas avec lui. Un palestinien ! Il fallait qu'ils le mettent dans ta classe... Viens ici, laisse-moi m'appuyer sur ton épaule, jeune homme, et allons manger. "

Ils s'assirent à table.

" Le palestinien ne t'a pas embêté ? " demanda son grand-père.

" Quel palestinien ? " demanda la grand-mère.

" Ils ont mis un palestinien dans la classe d'Itzhak, Léa. " dit le vieillard.

" Mais ils ne l'ont pas fait exprès, quand même, ils n'avaient aucune raison de le faire " dit le garçon.

" Oh, peut-être au contraire qu'ils l'ont fait exprès. Au bureau ils savent bien que tu es israélien et lui palestinien ? " dit la grand-mère.

" Peut-être que sur nos documents ils ont vu que nous sommes nés en Israël, et ils pensaient que nous serions moins seuls à être dans la même classe. " dit Itzhak. " Peu m'importe. Quoi qu'il en soit, nous sommes assis loin l'un de l'autre. S'il s'occupe de ses oignons, et moi des miens, il n'y aura aucun problème. Même s'il habite près d'ici. Il est descendu à mon arrêt de bus. "

" Ce sont tous des querelleurs, ces types, dirais-je pour rester polie. " murmura sa grand-mère. " Ce sont seulement des terroristes, ils ont ça dans le sang. Toi en particulier tu dois le savoir, mon pauvre Itzhak, non ? "

" Léa ! " l'interrompit le vieillard. " Tu sais que je n'aime pas me souvenir de certaines choses, non ? "

" Et comment peut-on oublier qu'ils ont tué notre fils, notre belle-fille, et le petit frère et la petite sœur de notre Itzhak ? Je n'oublie pas, et toi non plus tu ne peux pas. "

" Mais qui est-ce qui oublie ! ? Ça ne fait que sept ans... Comment puis-je oublier, comme je n'oublie pas les moments où il fallait se cacher pour notre vie, pour ne pas se faire trouver par les fascistes ou leurs amis allemands. Mais même si je n'oublie pas, je ne veux pas en parler, je ne veux pas renouveler la douleur. Il semble que vous, les femmes, vous aimiez vous prélasser dans la douleur, au contraire. "

" Quand une blessure saigne encore... on ne peut pas faire semblant de ne pas l'avoir. " répliqua la grand-mère.

" Mais on ne doit même pas le montrer à tout le monde. " insista le grand-père.

Itzhak mangeait en silence et se demandait comment arrêter leur querelle. Il savait qu'ils avaient raison tous les deux. Il n'aimait pas quand ils s'affrontaient sur ces sujets, ou sur d'autres points de désaccord, bien que les discussions n'aient jamais abouti à des vraies querelles.

" L'école est très agréable, propre, bien entretenue... " dit le garçon pour les détourner du sujet. " Certains de mes camarades m'ont demandé d'écrire leur nom avec l'alphabet hébreu. Le professeur de grec... je pense qu'il a une soixantaine d'années, mais il est grand, il a encore tous ses cheveux, il a juste un peu de calvitie... " et il continua à parler de tout et de rien en mangeant.

Lui non plus n'avait pas oublié le choc qu'il avait eu quand les gens de l'aide sociale étaient allés le chercher à l'école et lui avaient dit qu'une bombe de terroristes palestiniens avait détruit toute sa famille. Il y avait échappé juste parce qu'il était à l'école.

Mais comme son grand-père, même si la blessure saignait toujours, il préférait ne pas en parler. Oublier, comment le pourrait-il ? Comment pourrait-il effacer la mémoire de plusieurs mois de pleurs, l'institution dans laquelle ils l'avaient mis avec d'autres orphelins comme lui, jusqu'à ce que ses grands-parents soient arrivés d'Italie pour le chercher et l'emmener avec eux ?

Il avait, sur la table de nuit de sa chambre, la photo de toute sa famille, tous les cinq, avec Elanah, qui avait quatre ans, assise sur les jambes de son père, Reis, qui était né récemment, dans les bras de sa mère et lui entre ses parents souriants, heureux... Et maintenant, il était le seul encore en vie. Non, il n'aurait pas pu oublier.

Ils n'avaient pas voulu lui montrer leurs corps, parce qu'il était trop petit, et il avait entendu dire qu'ils étaient mutilés et presque méconnaissables... Cependant, il aurait voulu les voir tout de même. Mais, on le sait, c'est toujours aux adultes de décider. Même ses grands-parents n'avaient pu les voir, parce que, quand ils avaient pu se rendre en Israël pour le chercher, ils avaient déjà été enterrés. La dernière image de sa famille était, par conséquent, un tombeau blanc dans le cimetière de Tel-Aviv, avec une étoile de David en or gravée sur le marbre et seulement les quatre noms et les dates de naissance et de décès. Ils avaient déposé leurs pierres sur le tombeau en disant les prières, et ils avaient pris un taxi pour l'aéroport...

Itzhak s'était souvent demandé, pourquoi Dieu n'avait pas voulu qu'il meure avec sa famille. Son grand-père lui avait dit que, bien sûr, le Tout-Puissant avait d'autres plans pour lui... Itzhak s'était demandé, dans le secret de son cœur, si Dieu se souciait vraiment de son peuple, ou s'il l'avait oublié, parce qu'il était peut-être occupé ailleurs.

Itzhak murmura le Chéma : " Chéma Israël Adonaï Eloheinu Adonaï ehad " - Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est un. " Oui, je suis d'accord, le Seigneur est un. Ok, je suis à l'écoute du Seigneur notre Dieu... s'il voulait juste parler un peu plus haut, parce que je suis là, à écouter, mais je ne peux pas l'entendre parler... " Itzhak pensa à ça en aidant sa grand-mère à nettoyer et en faisant la vaisselle.

Puis il alla dans sa chambre, il regarda les livres encore nouveaux et immaculés qu'il aurait à étudier cette année. Il les feuilleta, pensant qu'ils semblaient difficiles et pleins de choses incompréhensibles, mais que dans un an leur contenu sera connu, compris, peut-être même familier.

Puis il pensa que sa vie était comme un de ces livres qu'il avait en main : à la fin il se rendrait compte qu'elle avait un sens. Maintenant il avait seulement à s'engager à vivre, un chapitre à la fois, comme il serait occupé à étudier ces livres, une page à la fois.

Il regarda la photo de sa famille, dans un beau cadre sur la table, et pensa que Reis aurait maintenant huit ans, s'il était vivant. Il aimait sa sœur, mais il avait été si heureux quand était né un petit frère ! Mais il était décédé quelques jours avant son premier anniversaire.

Reis, qui signifie géant, était mort avant d'avoir pu être à la hauteur de son nom. Il n'avait pas eu le temps de faire ses preuves, de montrer ce qu'il valait. Et maintenant il restait seul... Et combien de temps vivraient encore ses grands-parents ? Eux aussi, tôt ou tard, ils le laisseraient seul, c'était inévitable.


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