Coquelet s'était habitué à tous ses devoirs, y compris ce que les trois bergers à tour de rôle réclamaient de lui tous les soirs. Mais, comme l'avait prédit Cancanier, en réalité il attendait toujours avec plaisir que ce soit au jeune homme à s'éloigner avec lui. Il était le seul des trois qui, tout en prenant son plaisir avec lui, lui en donnait aussi, et beaucoup.
Puis vint le moment où on devait ramener les troupeaux vers le bas, au pays, pour la tonte, et les trois dirent au garçon qu'ils n'avaient plus besoin de lui. Coquelet pria alors Cancanier de le garder avec lui.
"Mon garçonnet, j'ai ma femme, je n'ai plus besoin de toi alors que je peux le faire avec elle, tu comprends ? Jusqu'à la prochaine fois que nous amenions le troupeau dans les montagnes; si tu n'as pas trouvé quelque chose de mieux, nous pourrons en parler, et qui sait. Pourtant, le fait est que tu deviens de plus en plus grand, et dans peu de temps je ne serais plus intéressé par toi. Je vois déjà un peu de poils apparaître sur ta lèvre... On verra bien, mais je ne peux rien te promettre..."
Coquelet se sentit offensé, trahi : il s'était trompé de penser être important pour Turi Pipitone, au moins un peu. Afin de ne pas le revoir, ayant maintenant le ressentiment d'avoir été rejeté par le jeune homme, il décida de quitter le pays et de partir à l'aventure. Il prit le chemin de terre qui descendait vers la vallée, emportant seulement la peau pour se coucher, pour dormir, et un petit sac avec de la nourriture. Il portait seulement la culotte et la veste en cuir, et à ses pieds les chaussures de poils que lui avait fait Cancanier, composées d'un morceau de cuir plié en pointe et arrêté par de petites courroies au coup de pied, ce qui laissait ouvert le dos du pied.
Il marcha pendant une longue période, toujours en colère contre Cancanier. En vue de Favara, il s'arrêta et s'assit sur le bord de la route, pour grignoter quelque chose. Il était vraiment en colère et profondément déçu. Ils l'avaient utilisé tous les trois, à leur gré, et Cancanier ne s'était pas avéré meilleur que les autres. Il était seulement plus adroit dans la baise, avait plus d'expérience, il savait mieux faire. Des larmes de colère coulaient sur ses joues.
De la direction d'où était venu Coquelet, arriva une charrette tirée par un âne. Sur le siège était assis un homme d'environ quarante ans, vêtu d'habits de paysan : un pantalon de velours noir sans ouverture devant, serré par des boucles aux genoux, avec des boutons sur le côté des hanches, et attaché à la taille par une large bande de coton vert. Un grand gilet du même velours, avec une file de boutons de cuivre, recouvrait sa poitrine, et il avait un manteau de couleur vert foncé, presque noir, aussi en velours avec de grandes poches internes et externes. Sa tête était protégée par un bonnet de drap brun, plié, pendant sur son épaule. À partir de sous le genou ses jambes étaient couvertes de chaussettes en coton blanc.
Quand l'homme arriva à côté du garçon, il jeta un cri à l'âne le faisant arrêter, "Hey, petit berger, que fais-tu là, sur le bord de la route, et pourquoi pleures-tu, dans un jour si beau et si bon ?"
Coquelet le regarda avec méfiance, d'en bas : "Et qui est-ce qui pleure ? Je ne pleure pas, pas moi !" a-t-il dit grincheux, reniflant.
"Ah, désolé, ça doit être la sueur, alors ; tes yeux transpirent, même s'il s'agit d'un phénomène très, très rare. Où vas-tu ? Ou peut-être tu attends quelqu'un ?" demanda l'homme d'un ton léger.
Coquelet nota que, sous des sourcils broussailleux, les yeux étaient clairs et bons et le regardaient avec une lueur de sourire, et ses lèvres étaient légèrement fléchies vers le haut, sur les coins, donnant à son visage émacié une expression douce.
"Eh bien, mon garçon, ne descends tu pas à Girgenti pour la collecte des amandes, par hasard ? Ils cherchent des cueilleurs d'amandes, parce que cette année la récolte a été très bonne, disent-ils."
"Cueilleurs d'amandes, ils cherchent des cueilleurs d'amandes ? Et ils donnent de la nourriture en échange ?"
"De quoi se nourrir et aussi quelques pièces de monnaie, selon ce que tu vas récolter."
"Ils donnent même des pièces de monnaie ?" demanda le garçon intéressé : il n'avait jamais eu une pièce de monnaie dans la main, dans sa vie. "Et qu'est-ce qu'on a à faire pour devenir un cueilleur d'amandes ?"
"Allez, saute sur ma charrette, garçon. Je vais à Girgenti et peut-être que je peux dire un mot pour te faire prendre par le propriétaire. Tu sais grimper aux arbres, toi, hein ?" demanda l'homme qui tendit au garçon un bras pour le hisser sur le siège à côté de lui.
"Mieux qu'un chat, alors, que je grimpe aux arbres. Vous aussi faites le cueilleur d'amandes ?"
"Non, je suis au service du baron, et je fais des commissions pour lui. T'as un nom, toi, garçon ?"
"Moi, on m'appelle Coquelet..."
"Oui, un beau Coquelet que t'es, une coq de race. Mais t'as également un nom chrétien, non ?"
"Nardu Piazza. Mais personne ne m'appelle comme ça, à part le prêtre et les carabiniers."
"Enchanté Leonardo, mon nom est Errigo Micciché, mais tout le monde me connaît comme Chapeaumoche, qui était le sobriquet de mon grand-père, qui semble avoir toujours porté un moche de chapeau du type qu'anciennement portaient les brigands. Quand mon grand-père est mort, j'avais dix ans et la seule chose que le pauvre homme m'a laissé en héritage, à été son sobriquet..."
"Vraiment, votre grand-père était un brigand ?" demanda le garçon ouvrant grand les yeux et le regardant avec un regard ravi et plein de respect.
"Pas plus brigand que tous les autres chrétiens, Coquelet. Fondamentalement, ne sommes-nous tous un peu des héros et un peu des brigands ? Ne sommes-nous pas tous faits de boue et du souffle de Dieu le Tout-Puissant ?"
"Mais quelqu'un n'est fait que de boue, parce que le souffle de Dieu le Tout-Puissant s'est complètement étouffé et pendant un bon moment." dit le garçon avec un ton désolé.
"Non, mon fils, ce n'est jamais ainsi. Même dans le pire brigand il y a le souffle de Dieu Tout-Puissant et dans le plus grand héros il ya de la boue, crois-moi. Le fait est que nous nous arrêtons pour regarder la première chose qui nous frappe l'imagination et on ne se déplace pas aussi facilement de là. Je t'ai vu et je me suis dit : Eh voilà, regarde, il ya un petit berger... et peut-être par contre que tu es un grand génie comme l'était le fameux Léonard dont on t'a donné le nom."
"Alors vous, Chapeaumoche, qui semblez un fermier ou un charretier, qui sait peut-être qui vous êtes, à la place ?"
"Qui sait, mon fils. Si presque toujours les autres ne sont pas en mesure de voir qui on est vraiment, par soi-même on se comprend encore moins sur qui nous sommes vraiment. Tu connais l'histoire de Narcisse, toi ?"
"Qui est-il, un mec de Girgenti ?" demanda le garçon curieux, parce qu'il avait toujours aimé entendre raconter des histoires intéressantes.
Chapeaumoche secoua la tête et sourit. "Non, c'était un garçon, peut-être un peu plus âgé que toi, mais aussi beau que toi, d'après ce qu'on dit. L'un des plus beaux garçons que ce monde ait jamais vu, du moins c'est ce qu'on raconte. Il est né non loin d'Athènes, vers le nord, Athènes était la ville la plus importante de Grèce, il y a bien longtemps, avant que les Grecs viennent construire des villes ici, avant même la fondation de Girgenti, qu'ils ont appelée Akragas. Quelqu'un dit que Narcisse était le fils de Céphise, le dieu d'une rivière, et de Liriope, une nymphem; mais d'autres disent que son père était Endymion et que sa mère était Séléné, qui est la lune..."
"Et comment peut-on être un enfant de la lune ? Et puis, vous croyez qu'il y a plusieurs dieux ? Le prêtre a dit que Dieu est un seul, et tous les autres ne sont que des fausses pièces de monnaie faites d'une faïence peinte."
"Tu vois, Coquelet, les dieux existaient, avant que notre Seigneur vint sur cette terre. Ils existaient et vivaient, parce que les gens croyaient en eux et les faisaient vivre, en leur offrant des prières et des sacrifices et en construisant de grands et beaux temples tout en marbre, pour leur rendre hommage."
"Mais maintenant, ils sont morts, les dieux ?"
"Morts ? Que c'est que la mort ? Non, ils ont tout simplement disparu, comme la rosée disparaît dans les champs où le soleil se lève. Tu vois, c'est un peu comme nos anciens, nos ancêtres : ils sont en vie aussi longtemps que nous nous en souvenons, mais ils disparaissent comme on perd leur mémoire... Mon grand-père, qui est pourtant dans un tombeau, est encore en vie, parce que je m'en souviens. Mais après moi, car je n'ai pas d'enfants, peut-être personne ne se souviendra de lui et il disparaîtra... comme moi aussi je vais disparaitre. Quant à la lune qui faisait des enfants, ce n'est pas le disque d'or qui pendant la nuit nous sourit de là-haut. C'est comme pour la statue d'un saint, ce qui n'est pas le saint lui même, mais seulement son monument parce que les gens ne l'oublient pas et n'oublient pas les bonnes choses qu'il a fait quand il marchait parmi nous. Mais même la statue d'un saint, si personne ne se souvient de ce qu'il faisait, qui il était, quel était son nom, comment il a vécu ne devient qu'un morceau de craie, ou de bois, ou de marbre, peut être belle à voir, mais sans signification. C'est ainsi pour la lune, mon fils. Et il en est de même pour les anciens dieux."
"Mais si vous me dites maintenant que la lune avait un fils, alors elle n'est pas complètement morte cette déesse, ni le dieu de la rivière que vous m'avez dit avant... parce que vous encore vous en souvenez."
"C'est un peu comme ça, mon fils. C'est un peu comme les étoiles : quand le soleil se lève, même si elles restent là où on les a admirées dans la nuit, on ne les voit plus, c'est comme si elles n'existaient plus. Tu sais qu'elles y sont, mais tu n'en as plus besoin, ni pour trouver le nord ni pour comprendre la saison. C'est ainsi avec les anciens dieux, car lorsque le soleil qui est le saint Fils du Dieu Tout-Puissant vint..."
"Mais vous me disiez, Chapeaumoche, que ce garçon, ce Narcisse..."
"Oui, il était beau comme Adonis que Aphrodite aimait, comme Endymion, qui était aimé par Sélênê, comme Ganymède qui était tellement beau qu'il a été enlevé par Jupiter, comme Hyacinthe qui était la lumière des yeux d'Apollon, comme l'amant d'Hercule, le jeune et beau Hylas, plus beau qu'Hermaphrodite aimé par Salmacis, ou Chrysippe, que Laïos aimait dans les temps anciens..."
"Oui, je comprends, il était vraiment beau. Et alors ?"
"Le beau Narcisse vivait dans la ville de Thespies. On dit qu'un jeune homme talentueux nommé Aménias tomba follement amoureux de lui, mais le beau Narcisse a rejeté son amour et était tellement fatigué à cause de l'insistance de l'autre qu'un jour lui a envoyé en cadeau une épée. Alors Aménias, à cause de la douleur d'être rejeté, s'est tué avec l'épée à la porte de la maison de Narcisse et en mourant lui a jeté une malédiction : que Narcisse meure dès il verrait qui il est !
"On dit que peu de temps après ce jour fatidique, un après-midi ensoleillé, Narcisse vit son reflet dans l'eau d'une source... Tu vois, Coquelet, dans ces jours-là, ils n'avaient pas encore de miroirs, donc Narcisse n'avait jamais vu son image avant et ne savait pas que c'était lui et pas quelqu'un d'autre qui le regardait de sous l'eau. Alors, Narcisse est tombé amoureux de l'image qu'il a vu, il l'a cru un habitant du monde sous-marin, et a essayé d'atteindre ce beau garçon pour se joindre à lui et lui faire l'amour... et ainsi il est noyé..."
"Il est tombé amoureux de lui-même ?" demanda Coquelet étonné.
"Ainsi disent les gens, ainsi on raconte. Pourtant, je crois que les choses ont tourné différemment de ce qu'elles semblent. La malédiction d'Amenias, en fait, est que Narcisse allait mourir quand il verrait qui il était..."
"Justement, reflétée dans l'eau de la source."
"Non, mon fils, là il vit comment il était, pas qui il était. L'image n'est pas la personne. La forme n'est pas la saveur. Quand tu te vois dans un miroir, tu vois comment tu es, pas qui tu es..."
"Et qu'a-t-il vu ce Narcisse, alors, dans le reflet dans l'eau, qui a causé sa mort ?"
"Il a vu un garçon qui ne connaissait pas l'amour, qui avait rejeté un amour sincère, qui avait causé la mort de Aménias, et avait aussi tué l'amour dans son cœur. Il n'est pas noyé comme il est dit, mais il vit dans l'eau que son cœur était vide, et par conséquent son cœur a cessé de battre et, mort, il est tombé dans la source d'eau. Ce qui l'a tué ce n'est pas l'amour pour lui-même, comme on dit, mais le fait de se rendre compte qu'il avait tué l'amour en lui, qu'il n'était plus capable d'aimer. Il avait notamment vu comment il était vraiment, il savait qui il était vraiment. Il avait refusé l'amour et donc il mourut. Un homme qui ne sait pas aimer, n'est qu'un semblant d'un homme, il est en réalité mort, même s'il parle et marche. Non, à mon avis il n'est pas mort parce qu'il était amoureux de lui-même comme on dit, mais plutôt parce qu'il a vu qui il était vraiment : quelqu'un que personne ne pouvait aimer, parce que son cœur était froid, parce qu'il n'y avait pas d'amour en lui."
"Alors il est dangereux de voir qui on est ?" demanda le garçon, curieux et pensif.
"Ça l'a été pour Narcisse, qui était une belle coquille vide. Mais un ancien sage disait que nous devons bien nous connaître, si nous voulons nous améliorer. On devrait voir de quelle boue on est fait et de quel souffle de Dieu Tout-Puissant nous vivons."
"Et vous, Chapeaumoche, vous savez de quoi vous êtes fait ?"
"De boue et de souffle comme tous les hommes, mon fils. Mais, tu vois, contrairement à l'histoire de Narcisse, il ne suffit pas de se regarder une seule fois pour savoir qui on est, nous devons continuer à nous regarder tous les matins et tous les soirs, si nous voulons devenir de l'argile fine et si nous voulons vivre du souffle parfumé... Cependant, entre le matin et le soir, on doit arrêter la recherche de soi-même et on devrait plutôt regarder les autres. En effet, est-ce qu'il n'est pas écrit que l'on doit aimer les autres comme on s'aime soi-même ?"
"Parfois, c'est difficile d'aimer les autres, qui profitent de vous et qui volent votre innocence et votre émerveillement, qui ne voient pas en vous de l'argile fine, mais seulement de la boue dans laquelle ils se vautrent dans le plaisir comme des porcs..."
"Que d'amertume dans tes paroles, mon fils! C'est à cause de cela que tu pleurais, il y a peu sur le bord de la route?" demanda l'homme avec un sourire amical.
"Je ne pleurais pas, je... c'étaient mes larmes qui tombaient par elles-mêmes... Je me demandais pour quoi faire j'ai vécu pendant plus de seize ans, avant d'ouvrir un jour ma main et de ne même pas y trouver une poignée de mouches..."
"Tu vis au minimum pour égayer les yeux de Chapeaumoche: tu es beau comme une fleur d'amande, rose et blanc comme les pétales de ses fleurs, les lèvres épanouies comme les bourgeons des pêchers, les yeux beaux comme un ciel de Pâques..."
"Il semble que, au contraire, tout ce que les autres voient de moi, c'est mon cul à utiliser à leur gré... Pourquoi tant de belles paroles, êtes-vous, par hasard, vous aussi intéressé juste par mon petit cul ? Souhaitez-vous me placer sous vous ?" demanda le garçon dans un air sombre.
"Ah, c'est ce qui t'est arrivé, mon fils ? Non, je ne l'ai même pas remarqué ton petit cul, bien que je ne doute pas qu'il peut être beau et désirable. Mais tu ne dois pas craindre : Chapeaumoche ne cherche pas pour cela. Tu as dit qu'on t'as volé ton innocence et ton émerveillement... Mais je pense qu'il t'en reste encore beaucoup, et c'est à toi de ne pas les perdre, mais de remplacer ce qu'ils t'ont enlevé, en fait, de le faire grandir encore plus, dans ton cœur. Tant que nous avons en nous de l'innocence, de l'émerveillement et de l'amour, le souffle de Dieu Tout-Puissant est vigoureux dans nos vies."
"Quel nom est le vôtre ? Errigo... C'est la première fois que j'entends un tel nom." dit tout à coup le garçon changeant de sujet.
"Oh, c'est... Quand Garibaldi a débarqué ici en Sicile, avec ses mille chemises rouges comme le sang, et comme le feu, ma mère, Teresa Miccichè, a rencontré un garibaldien venant du nord, jeune, blond et beau et avec un doux sourire qui s'appelait Enrico. Ma mère aussi était belle, elle qui n'avait pas encore vingt ans. Et donc, il se passa ce qui devait se passer : la belle Teresa et le bel Enrico se tenant la main se couchèrent parmi les fleurs et les herbes odorantes et parcoururent ensemble les portes interdites du paradis... La graine plantée, le fruit mûrit, et je suis né. Mon grand-père s'appelait Arrigo, de sorte Teresa Miccichè mélangea les deux noms, et voilà mon nom. Errigo."
"Et votre père ? Et votre mère ?" demanda le garçon.
"Enrico est mort au combat, à ce qu'on m'a dit. Peut-être qu'il est simplement rentré dans le nord et a oublié ma mère et la graine qu'il avait placé dans son sillon... Ma mère était avec moi qui grandissait en elle, alors elle retourna chez son père, qui avait une maison à Favara ci-dessous, mais qui appartient maintenant à une autre branche de la famille Miccichè. Mon grand-père l'a accueillie avec amour, malgré qu'elle attende un enfant sans mari, et je suis né là-bas. Quand j'ai eu dix ans, mon grand-père Arrigo est mort. Et quand j'en avais vingt-trois ma mère est morte aussi. Alors j'ai quitté la maison, qui n'était pas à moi, et je suis allé vivre à Girgenti, et c'est depuis ce moment-là que je travaille pour le baron."
"Et vous faites cueilleur d'amandes, maintenant ?"
Chapeaumoche sourit: "Je l'ai fait les premiers temps : je gaulais les drupes avec d'autres hommes. Mais le fils du baron se prit d'affection pour moi et a convaincu son père de me laisser rester à la maison avec eux pour faire des corvées et des commissions pour la famille."
"Mais vous, êtes-vous marié ?"
"Non, mon fils, je suis libre comme l'air."
"Le fils du Baron... il a fait avec vous ce que faisaient avec moi les bergers ?" demanda Coquelet incertain, parce qu'il voulait savoir, comprendre les choses de la vie, mais il avait peur de poser une question qui ne devait pas être posée.
"Je ne sais pas ce que faisaient avec toi les bergers... mais je peux l'imaginer. Le fils du baron avait ton âge, quand j'avais vingt-trois ans. Il n'était pas aussi beau que toi, il est né avec un malheur : il était toujours immobile sur une chaise, le pauvre, comme une marionnette à qui on a coupé les fils... Je lui tenais compagnie et je lui racontais des milliers de choses. Parfois, je le chargeais sur mes épaules et l'emmenais dans la campagne : il riait heureux... je lui donnais les jambes qu'il ne pouvait plus utiliser. La Baronne disait que c'était la providence qui m'avait fait frapper à leur porte... Quand le pauvre jeune Baron mourut, je lui tenais la main, et il s'en alla en souriant, clair comme un ciel sans nuages, comme un champ sans chaume, comme une mer sans vagues..."
"Quel âge avait le jeune Baron quand il a quitté cette terre ?"
"Il en avait fait dix-neuf ans et huit jours, le jeune Baron Alfonso. Non, il n'y avait rien de ce que tu pensais, entre lui et moi, si ce n'est qu'un amour aussi chaud que le soleil et aussi profond que la mer. J'aurais donné la moitié de ma vie pour le faire vivre encore. Je lui aurais donné la moitié de mon corps, pour lui permettre de marcher au moins une fois avec ses jambes."
"Vous lui avez donné votre cœur..." dit Coquelet pensivement.
"Oui, mon fils, et il sourit toujours de son beau sourire ici dedans..." dit l'homme, en touchant sa poitrine.
"Et pourquoi vous ne vous êtes pas marié ?"
"Je ne suis pas beau. Mon porte-monnaie est toujours vide. Je n'ai ni capacité, ni richesse, ni une maison... Quelle femme voudrait un pauvre mec comme moi comme mari ?"
"Et ne vous sentez pas seul ?"
"Oh, non, je ne suis pas seul: Chapeaumoche a Errigo Miccichè, et Errigo Miccichè a Chapeaumoche... et puis j'ai le soleil et la lune, et les amandiers et la mer... Et puis tous sont mes amis, hommes et femmes, jeunes et vieux... Et même les bons souvenirs me tiennent compagnie. Seuls ceux qui n'ont pas des yeux et que ceux qui n'ont pas de cœur son seuls, sur cette terre bénie."
"Mais je me sens si seul..." murmura le garçon.
"Ouvre bien tes yeux et ouvre bien ton cœur et tu t'apercevras que tu as tort, mon fils. Et apprends à t'aimer, car seulement ainsi tu seras capable d'aimer les autres et les autres t'aimeront."
"Je suis un orphelin..."
"Tôt ou tard, nous devenons tous orphelins, non ? Seuls ceux qui meurent avant leurs parents ne deviennent pas orphelins." dit l'homme avec une ironie légère, mais sage.
"Et je n'ai pas d'amis, personne ne m'aime..."
"Je te l'ai dit, celui qui garde ses yeux et son cœur fermés, a des amis mais il ne les voit pas. Il ne s'aperçoit pas de ceux qui l'aiment."
"Et vous, Chapeaumoche, en plus de me trouver un travail en tant que cueilleur d'amandes comme vous m'avez dit, voudriez-vous être mon ami ?"
"Avec plaisir, Coquelet. Donne-moi ta main. Et si nous devenons amis, tu commences par me tutoyer, même si je pourrais être ton père."
"Oh, pour le peu que je sais de vous, je serais ravi de vous avoir comme père !" dit le garçon qui serra la main de l'homme, et sourit.
"Voilà, le soleil est enfin de retour!" dit l'homme, en lui donnant un large sourire, et Coquelet pensait qu'il n'était pas laid, son nouvel ami, bien au contraire ... et une chaleur reconnaissante réchauffa son jeune cœur.
Ils arrivèrent à Girgenti. Le chariot passa la porte de la belle et ancienne maison du baron, traversa la magnifique cour, passa sous une grande arche et Chapeaumoche l'arrêta dans la cour arrière.
"Maintenant aide-moi à décharger le chariot et puis à mener l'âne à l'écurie. Après on ira voir l'intendant, pour qu'il te mette dans la liste des cueilleurs d'amandes, pour que le chef d'équipe te paye chaque jour ce que tu gagnes. Ensuite, on ira à manger quelque chose dans la cuisine, et après on descendra à la vallée des temples, où il ya les champs appartenant au baron, et là je te confierai au chef d'équipe qui t'expliquera tout ce que tu auras à faire."
"Tu peux me dire où je peux aussi étaler ma peau pour dormir, ou le chef d'équipe me le dira?"
"Pour l'instant, laisse-la ici, ta peau de mouton. Ce soir je redescends et on verra où tu peux passer la nuit. D'accord ?"
"Il faut beaucoup de temps, Chapeaumoche, pour que deux personnes deviennent vraiment amies ?" demanda le garçon comme il aidait à décharger le chariot.
"Il ne faut rien et il faut toute une vie, mon Coquelet, parce que l'amitié, comme l'amour, n'est pas quelque chose qui tombe du ciel, mais quelque chose qu'on construit jour après jour, pierre sur pierre, tant qu'on vit. Et quand on arrête de construire l'amitié, comme l'amour, ils s'effondrent, ils s'écroulent comme un vieux mur sous le soleil, le vent et la pluie."
"Tu sais beaucoup de belles choses, Chapeaumoche. Comment tu les as apprises? Qui te les a apprises ?"
"Tout le monde et personne. Je vais à l'école chez une enseignante avec un visage sévère, mais avec un cœur d'or : la vie quotidienne."