Les deux garçons coururent de toutes leurs forces, aussi loin que possible de Racalmuto. Mais à un moment donné, ils avaient dû arrêter, car ils étaient à bout de souffle et ils avaient également atteint un coude de la rivière, qui devait être la Gallo d'Oro.
"Nous devons aller de l'autre côté..." déclara Chaton d'une voix essoufflée.
"Oui... et tu dois te laver, il faut que tu enlèves tout le sang de sur toi."
"J'espère en avoir tué au moins un !" s'écria l'autre.
"Non, mon amour, tu ne dois même pas le penser. Tu n'es pas un meurtrier, tu n'es pas mauvais. Et ce qu'ils voulaient me faire... aussi mauvais que c'était... ne peut pas être payé de leur vie."
"Je ne sais pas... Quand j'ai vu que ces trois... mon dieu... le sang m'est monté à la tête. D'accord, peut-être que tu as raison..." murmura alors Chaton, en descendant avec son ami au bord du fleuve et il s'immergea dans l'eau froide avec tous ses vêtements sur lui, puis commença à les frotter vigoureusement, aidé par l'autre, afin d'en laver le sang. "Peut-être. Bien sûr que non, je n'avais pas le droit de les tuer, mais... mais ils méritaient de mourir." dit-il encore, fermement.
"Mon Chaton, je pense qu'ils t'ont fait plus de mal à toi, ces trois, qu'à moi s'ils avaient réussi à..."
"Mais je suis arrivé juste à temps..." murmura le garçon.
"Oui, c'est vrai. Tu sais que je t'aime tellement ?"
"Même si je suis devenu un meurtrier ?"
"Non, Cicciu a dit qu'il était encore en vie... et les deux autres ont fui avec leurs jambes. Non, mon amour, tu n'es pas un meurtrier."
"Je pouvais le devenir. J'ai vu rouge, tu sais ? J'avais vraiment envie de les tuer, les tuer tous les trois."
"Non, tu voulais juste me sauver. Viens ici, je veux t'embrasser."
"Mais alors, tu vas tout te mouiller, toi aussi..." murmura le garçon, mais il se laissa serrer entre les bras de Coquelet, qui était descendu dans l'eau, il se pressa contre lui et fondit en larmes libératrices.
"Non... non... ne pleure pas, mon amour..." chuchota Coquelet, en l'embrassant et en le caressant.
"Que faisons-nous maintenant ?" demanda l'autre d'une voix faible et d'un ton effaré.
"Quelque chose. Maintenant, on doit juste s'éloigner autant que possible. Catalanu et Cicciu ont été bons pour nous, bons et gentils..."
"Oui, c'est vrai."
"Pas tous, dans le monde, sont méchants et mesquins. Chapeaumoche m'a dit une fois que, dans chacun de nous, il y a tant de la boue que le souffle de Dieu."
"Mais dans ces trois, pour moi, il me semble qu'il n'y avait que de la boue. Et de la boue puante !" dit Chaton, comme ils grimpaient le rivage sur le côté opposé.
"Peut-être, à ce moment-là, il semblait qu'il n'y avait que de la boue. Qu'en savons-nous, mon amour ?"
"Tu ne m'as jamais appelé mon amour si souvent..." dit l'autre avec un sourire fatigué et voilé de tristesse.
"Il y a que maintenant, plus que jamais, je pense que tu as besoin de savoir combien je t'aime. Et je t'aime tellement, tu sais ?"
"Oui, je le sais. Oui, on fera quelque chose, toi et moi, ensemble. Il suffit que nous restions unis, que nous continuions à nous aimer l'un l'autre, non ?"
"Bien sûr."
"Toi... à ma place... tu ne l'aurais pas fait, c'est vrai ?"
"Comment le saurais-je ? Peut-être, au contraire, que je l'aurais fait aussi bien, si on t'avait touché. Comment le saurais-je ?" répondit Coquelet pensivement. "Il est plus facile d'endurer quelque chose qui nous frappe, que supporter ce qui arrive à ceux qu'on aime, je pense."
"Oui, c'est comme tu le dis. Je... je suis tombé amoureux de toi, déjà cette fois là, quand on s'est parlé dans le sanctuaire. Mais avant, quand j'ai vu ce qu'ils essayaient de te faire... j'ai réalisé que je t'aime encore plus que je ne pensais. Même plus de ma vie."
Ils arrivèrent sur un chemin de terre qu'ils prirent en se dirigeant vers l'est.
"Tu sais où mène cette route ?"
"Non, mon Chaton, mais elle va plus loin et c'est assez pour le moment. J'aurais aimé dire au revoir à Chapeaumoche, avant de nous enfuir... mais il aurait été trop dangereux de descendre à Girgenti pour le faire."
"Vito nous a promis qu'il va lui parler. Tu regrettes que peut-être tu ne pourras plus le revoir ?"
"Un peu, oui, que je le regrette. Mais je sais aussi que, même éloigné, il va continuer à m'aimer comme un fils, et lui aussi il sait que je l'aimerai toujours."
"Pourquoi la vie est-elle tellement mauvaise, surtout pour des gens comme nous ?"
"Vito et Cicciu sont ensemble depuis des années, sans aucun problème..."
"Ils ont de l'argent, ils sont respectés, ils ne sont pas deux déracinés comme nous." lui fit remarquer Chaton.
"Je ne me sens pas un pauvre, car je suis avec toi !" lui dit son ami dans un doux murmure.
L'autre se tourna pour le regarder et sourit : "Eh bien, oui, tu as raison. Par ailleurs, Vito et Cicciu nous ont donné beaucoup d'argent, non ? Ils ont été très généreux. C'est peut-être aussi parce que ces deux-là sont comme nous, non ?"
"Chapeaumoche n'était pas comme nous, mais il était bon et gentil avec moi, et avec toi aussi, quand il t'a rencontré."
"Il semble que dans certaines personnes le souffle de Dieu est plus fort que la boue..." dit Chaton.
"Et alors, essayons d'être ainsi nous deux aussi."
Ils traversèrent Serradifalco, puis San Cataldo, et le soir ils arrivèrent aux portes de Caltanissetta. Après qu'ils aient compté l'argent qu'ils avaient reçu comme un don de leurs anciens maîtres, ils ont décidé de chercher une auberge pour manger quelque chose, parce que, ayant dû fuir, ils avaient sauté le déjeuner. Ils ont pu s'asseoir à une table près de la cheminée, de sorte que leurs vêtements, encore humides, séchèrent, tandis qu'ils mangeaient.
"Qu'est-ce que tu penses, nous devons aller plus loin, ou on peut s'arrêter ici à Caltanissetta ?" demanda Chaton.
"Plus loin on va, mieux c'est, je crois. Que dirais-tu essayer d'aller sur le continent ?"
"Je ne sais pas. Ce n'est pas trop loin ? Combien de temps cela prendra-t-il ? Et comment on va passer la mer ?"
"Chapeaumoche m'a dit qu'il y a une ville appelée Messine, et de là on prend un gros bateau qui fait la navette entre la Sicile et le continent, et si on paye le billet ils vous emmènent."
"Nous aurons assez d'argent ?"
"Je l'espère, et sinon nous allons travailler pour en gagner plus, non ? Nous sommes jeunes et forts, toi et moi, le travail ne nous fait pas peur."
"Et qu'est-ce que nous pouvons faire comme travail, ensuite, sur le continent ?"
"Les agriculteurs ou les bergers, ou autre chose, on verra. Nous avons appris à faire de l'huile, j'avais appris à travailler la pâte d'amande... nous pouvons apprendre quelque chose d'autre, pas vrai ?"
"Pour toi, Coquelet, rien ne t'effraie jamais ?"
"Il y a une chose qui m'a fait peur..."
"Et quoi ?"
"Qu'on te mette en prison pour ce qui est arrivé..."
"Et s'ils me mettaient en prison ? Tu aurais fait quoi ?"
"J'aurais fait quelque chose de contraire à la loi, et donc au moins on m'aurait mis en prison avec toi."
"Vraiment tu aurais fait ça ?" demanda Chaton, un peu surpris.
"Ne l'aurais tu pas fait ?"
Le garçon ne répondit pas immédiatement, il réfléchit, puis regarda son ami dans les yeux et hocha la tête solennellement.
Ayant fini de manger, ils demandèrent à l'hôtelier s'il pouvait leur montrer un endroit où ils pourraient dormir. Les nuits devenaient un peu froides. L'homme les étudia pendant un longue moment, il leur demanda qui ils étaient, d'où ils venaient et où ils allaient... Les garçons lui dirent qu'ils venaient de Girgenti et voulaient aller à Messine et partir de là sur le continent, pour tenter leur chance.
"Et je parie que vous avez peu d'argent dans la poche si vous allez chercher fortune, n'est-ce pas ?" demanda l'homme.
"Eh bien, pas beaucoup, et nous préférons le dépenser en nourriture." dit Coquelet.
"Ouais, pas beaucoup... Eh bien, si vous me donnez un coup de main pour nettoyer lorsque je ferme, je peux vous laisser dormir ici. Je vous enferme à clé à l'intérieur, cependant. Vous comprenez, fondamentalement je ne vous connais pas et je ne sais pas jusqu'à quel point je peux vous faire confiance."
"Pour nous, c'est très bien, merci." dit Coquelet, avec un sourire.
"Vous pourrez prendre un peu de sacs vides dans l'entrepôt, plus tard, pour y dormir dessus." ajouta l'homme.
"Très bien. Nous pouvons commencer à faire quelque chose pour vous, en attendant l'heure de fermeture ?" demanda Chaton.
"Oui, venez..." dit l'homme.
Le lendemain, le matin, quand le propriétaire alla ouvrir la porte, ils le remercièrent, saluèrent et reprirent la route.
Dans la soirée, ils arrivèrent à Enna. Ils étaient un peu fatigués, car ce n'était que côtes et descentes tout le long de la route. Ici aussi, ils réussirent à marchander avec un hôte, et, après avoir payé le dîner et l'avoir aidé, ils dormirent dans les écuries. Contrairement à la veille, où ils avaient dormi embrassés, mais sans rien faire, ils firent l'amour dans l'étable pendant une longue période, couchés sur le tas de paille propre qui servait à changer la litière du cheval.
Ils se donnèrent l'un à l'autre, avec une chaude passion, oubliant pour un temps leur condition de fugitifs.
Après avoir atteint tous les deux le plaisir, Chaton murmura dans l'obscurité: "J'en avais un grand besoin, tu sais ?"
"Pour quoi faire ?" demanda son ami en plaisantant, le caressant tendrement.
"Allez, ne fais pas l'idiot..."
"Ce n'est pas ma faute si tu t'es mis avec un idiot..." dit Coquelet en ricanant et en l'embrassant.
"Non, je ne me suis pas mis avec un idiot, moi ! Et puis... tu as le feu dans ton corps : j'aime beaucoup quand tu me fais l'amour."
"C'est toi qui l'allumes, ce feu, même seulement quand tu me regardes. Et si tu me touches comme ça, comme tu es en train de le faire... Tu sais que je veux le faire à nouveau ?"
Chaton le caressa entre ses jambes: "Oui, c'est vrai, je le sens. Eh bien, patience, si tu insistes..."
"Non, si tu ne veux pas, je..." protesta rapidement Coquelet.
Chaton le fit taire en l'embrassant dans la bouche, et s'appuya contre lui en lui faisant sentir son érection. Puis il s'écarta de lui et murmura: "Qu'en dis-tu, hein ? Tu penses vraiment que je ne veux pas le faire à nouveau ? Je plaisantais, mon idiot !"
"Tu vois que je suis idiot, alors?" répondu Coquelet en riant, et il se coucha sur le corps encore nu de son ami, qui immédiatement souleva ses jambes et plaça ses chevilles sur les épaules de son amant, pour l'accueillir de nouveau en lui.
Alors que Coquelet se préparait à le pénétrer une seconde fois, il murmura : "Mais toi, mon amour, après tu me prendras encore, tu le promets ?"
"Bien sûr, tout ce que tu veux..." murmura son ami, et il poussa un long gémissement de plaisir en lui souhaitant la bienvenue en lui. "Oh, mon Coquelet, chaque fois ça me semble encore mieux que la fois précédente. Comment une telle chose se peut-elle ?"
"Je ne sais pas... pour moi aussi... c'est pareil..." dit l'autre commençant à bouger en lui avec une vigueur et un don de soi joyeux.
Quand finalement ils se relaxèrent encore, à moitié embrassés, satisfaits et heureux, Chaton dit : "Dommage qu'il fasse si sombre ici... J'aime faire l'amour quand on peut se regarder dans les yeux..."
"Donc tu n'as pas aimé ?" le taquina son ami.
"Mais non, bien sûr que j'ai aimé, c'est juste que... quand tu jouis avec moi tu deviens encore plus beau, et tu me fais fondre tout à l'intérieur. Je n'aurais pas pensé que c'était tellement bon me mettre avec toi..."
"Alors, pourquoi t'as voulu te mettre avec moi, si tu ne croyais pas que c'était si bon ?"
"Parce que, bien sûr, dès que je t'ai vu, là dans le sanctuaire, mon cœur se mit à battre aussi fort que quand il y a les tambours qui font la course pour la fête de Saint-Calo !"
"Oui, tu me l'avais déjà dit. Mais moi je n'ai rien entendu !" plaisanta Coquelet.
"Fieffé menteur! Tu me regardais d'une façon que... que tu semblais le tambour-major, toi! Pour toi, plutôt, qu'est-ce qui t'a décidé de ne pas m'envoyer en enfer, quand je t'ai parlé ?"
"On ne peut pas envoyer des anges à l'enfer... et je jugeai que tu étais un ange descendu juste pour moi. Ce qui m'a attiré ? Ton sourire et tes beaux yeux. Et la façon dont tu me regardais. Et comme tu étais appuyé contre le mur, dans une pose tellement belle... que ça m'a fait bouillir le sang."
"Peut-être que c'est mieux maintenant que nous remettions les vêtements et dormions un peu, hein ? Qu'en penses-tu ?"
"Oui. Tu penses que nous pourrons un jour avoir une chambre toute et seulement pour nous, comme nous avaient donné Vito et Cicciu Le Beau à Racalmuto, et que nous pourrons être ensemble sans danger ?" demanda Coquelet.
"Eh, qui sait ? Mais pour moi, même juste un peu de paille comme ici c'est bien, si je peux y être avec toi."
"Même si c'est si sombre ?" le taquina l'ami.
"Oui. Je m'en contenterai. C'est assez pour moi d'être avec toi, comme je te l'ai dit. Tout le reste est en plus ; si beau que cela puisse être, ce n'est pas indispensable."
Le lendemain, ils reprirent leur chemin, continuant à aller à l'est. Ils achetèrent quelque chose à manger sur le chemin, et marchant le long de la rivière Dittaino ils arrivèrent le soir à Catenanuova, un village qui était construit sur une plaine. À la porte du village un passant les salua, alors ils lui demandèrent s'il y avait une taverne où aller pour manger quelque chose.
L'homme, qui avait environ trente ans, leur demanda d'où ils venaient, où ils allaient. "Ah, vous êtes de Girgenti. La seule auberge a brûlé il y a trois jours. Vous avez faim, les gars ?"
"Eh, oui... Et alors on devrait aussi trouver un endroit pour passer la nuit. Vous ne pourriez pas nous donner des conseils, par hasard ?" dit Coquelet.
"Et vous voulez aller sur le continent pour tenter votre chance..." insista le jeune homme en les étudiant.
"Eh bien, peut-être. On n'a pas encore vraiment décidé. Mais maintenant, il nous suffirait de trouver un endroit pour manger et un endroit pour passer la nuit." répéta Coquelet gentiment.
"Et vous voulez faire tout le chemin à pieds." commenta encore l'homme.
"Qui n'a ni cheval ni âne, ou ne bouge pas ou utilise ses pieds." dit Chaton.
"Ouais, c'est ça. Et vous avez quitté vos familles pour chercher fortune."
"Il est ma famille, et je suis la sienne." dit Coquelet, se demandant pourquoi l'homme continuait à les regarder et ne se décidait pas à leur dire où ils pourraient manger et dormir.
"Seuls au monde, alors... tout comme moi. Je rentrais justement chez moi pour me faire quelque chose à manger. Venez avec moi, qu'on mange quelque chose ensemble et puis, si vous contentez de dormir à deux sur un seul matelas, vous pouvez aussi passer la nuit chez moi."
"Vous êtes gentil, mais nous ne voudrions pas vous donner tant d'ennuis." dit Chaton d'un ton hésitant, un peu agacé par l'homme qui continuait à les regarder.
"Non, pas de problème. Mon nom est Nunzio Musumeci, je suis le maître de l'école. Je viens d'Aci Reale, je suis arrivé ici seulement en Septembre et je n'ai pas encore d'amis, et je vis seul. Je suis heureux de vous aider, les garçons, et d'avoir un peu de compagnie... Vous venez, donc ? J'habite pas loin d'ici."
Les deux garçons se regardèrent et, se faisant un léger mouvement des yeux, décidèrent d'accepter l'invitation et ils le suivirent.
L'homme vivait dans deux pièces une sur l'autre reliés par un escalier intérieur. Au rez-de-chaussée se trouvait la cuisine, où le jeune homme introduisit les deux garçons.
"Vous n'avez rien avec vous, pas même des vêtements pour vous changer." remarqua-t-il en commençant à cuisiner.
"Nous avons deux bras forts et sommes prêts à travailler, et quand nous gagnerons quelque chose, on achètera bien de quoi nous changer." répondit Coquelet avec un léger sourire.
"Tu m'as dit que ton nom est Leonardo, n'est-ce pas? Et toi Luigi."
"Mais tous m'appellent Chaton et lui Coquelet." précisa le garçon.
"Deux animaux mignons, sans aucune doute. Mais vous deux, n'êtes pas frères. Et si je ne me trompe pas, pas même proches parents. Vous êtes amis, alors ?"
"Oui..."
"Et plus qu'amis, vu la façon dont vous vous regardez." dit Nunzio, en les regardant avec un petit sourire.
Sur la défensive, Chaton demanda : "Pourquoi, comment on se regarde, lui et moi ?"
"Comment, que tu me demandes ? Comme je regardais... mon Silvio, avant que je ne le perde à cause un mal mystérieux. C'est pourquoi j'ai demandé mon transfert ici, je ne pouvais pas rester à Aci, après l'avoir accompagné au cimetière. Oui comme on se regardait lui et moi, que vous deux vous vous regardiez, quand je vous ai vu arriver dans le pays. C'est pourquoi je vous ai dit bonjour et puis je vous ai invité ici chez moi."
Chaton regarda un peu inquiet Coquelet, craignant que l'homme leur ait offert l'hospitalité en échange de... d'autre chose, qu'ils n'étaient pas prêts à donner. Nunzio comprit tout de suite le sens de son regard et sourit.
"Non, les gars, je vous offre un peu de nourriture et un matelas, mais pas le mien. Et je ne demande pas d'autre chose, je ne vous demande rien en retour." dit-il en secouant la tête, continuant à cuisiner.
"C'est juste parce que qu'ils voulaient de nous... autre chose, que nous avons dû quitter notre pays, et laisser un bon travail." expliqua Chaton en rougissant.
Nunzio hocha la tête : "Ne voulez-vous pas me raconter votre histoire ?"
"Vous nous semblez une personne comme il faut, mais on se connaît pas encore... Certaines choses ne peuvent pas être facilement dites." déclara Coquelet d'une voix basse.
"Oui, je comprends. Même mon Silvio et moi on devait prendre mille précautions; je sais comment va le monde."
"Était-il un maître d'école aussi ?" demanda Coquelet.
"Non, il était l'aide du sacristain de la cathédrale. On s'était déjà vu il y a quatorze ans, quand il avait treize ans et moi quinze. J'étudiais à l'école normale publique, pour devenir maître d'école, et il était le fils du concierge de mon école, mais il travaillait déjà à la cathédrale. Au début on se rencontrait, mais nous n'avions jamais échangé un mot. Puis, environ deux ans après, c'était un après-midi d'été, on s'est rencontré sous la Timpa, où on se baignait dans la mer. Si avant j'avais déjà pensé, en le voyant grandir, qu'il était un beau garçonnet et avait l'air gentil, ce jour-là, en le voyant presque nu, il me semblait plus beau, surtout quand il m'a regardé, m'a souri et m'a salué d'un signe de la tête.
"Il est venu s'allonger au soleil à côté de moi et m'a dit : ton nom est Nunzio, non ? Ouais, je lui dis, et toi ? Et comment connais-tu mon nom ? Mon nom est Silvio, me dit-il, et je te connais depuis deux ans, même si tu n'as jamais fait attention à moi. Ouais, je t'ai remarqué, dis-je, et j'ai vu que plus tu deviens grand plus tu es beau. Tu me trouves beau, vraiment ? il me demande. Oui, très beau et sympathique. Et maintenant que je te vois à moitié nu, tu es encore plus beau, je lui dis. Tu es beau comme Ganymède, j'ai ajouté.
"Et toi... et toi t'es beau comme le dieu Jupiter, me dit-il en me regardant avec un sourire mi timide mi effronté. Alors je lui demande, et te laisserais-tu enlever par moi ? Et il me dit oui, car il ne pense à rien d'autre, et qu'il était venu exprès à la Timpa, lorsque il m'avait vu descendre... Mais tu sais ce que tu me demandes ? lui dis-je, et il dit oui, qu'il le sait très bien... et ainsi je l'ai emmené avec moi et il m'a donné... sa virginité."
"Dieu, que c'est beau !" s'exclama Coquelet, ému par l'émotion qui vibrait encore dans la voix du jeune maître. "Et vous avez été ensemble depuis ce temps là ?"
"Oui, jusqu'à il y a six mois quand la mort, jalouse de moi, me l'a enlevé." ajouta le jeune homme, d'une voix faible et brisée.
"C'était votre seul garçon ?" demanda Chaton, presque dans un murmure.
"Non, avant lui... des autres. Mais après ce jour-là, sous la Timpa, juste lui. Et j'étais son premier et unique."
"Et il vous manque beaucoup, maintenant, n'est-ce pas ?" demanda Coquelet.
"Oh, que voulez vous, plus que si on m'avait coupé les jambes et les bras."
"Vous avez été plus malheureux que nous..." dit alors Chaton, et, enfin, il raconta au jeune maître leur histoire, sans plus d'hésitation.
Ils mangèrent. Après avoir parlé encore un peu, Nunzio les mena dans sa chambre, aux murs couverts d'étagères de livres et qui lui servait également en tant que bureau. Ils prirent un des deux matelas de son lit et le ramenèrent en bas pour les deux garçons.
"Ainsi vous avez votre intimité et si vous voulez..." dit Nunzio laissant la phrase inachevée.
"Vous êtes gentil, nous ne savons pas comment vous remercier..." dit Coquelet.
"Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Et tutoyez moi : après tout, je ne suis pas si vieux, non ?"
"Mais vous êtes un enseignant..." dit Chaton.
"Non, je suis juste un gars comme vous, un peu perdu dans ce monde, dans lequel l'amour que nous ressentons doit rester caché."
"J'espère qu'un jour, Nunzio, tu pourras en trouver un autre qui réchauffe ton cœur comme tu en as besoin et comme tu mérites." dit Coquelet.
"Peu de temps avant sa mort, mon Silvio m'a dit qu'un jour il allait m'envoyer quelqu'un pour être près de moi, quand il ne pourrait plus le faire."
"Peut-être tu espérais que l'un d'entre nous ..." commença à dire Chaton.
Nunzio sourit et secoua la tête : "Non, il était trop évident que, pour chacun de vous deux il n'y avait pas de place pour d'autres. Mais l'amour que je lis dans vos yeux... eh bien, j'ai été ému et alors... Bonne nuit, les gars. Rendez-vous demain matin, avant que vous reprenez votre chemin."
Cette nuit-là, les deux garçons, seuls dans le noir de la cuisine, ont fait l'amour avec une douceur particulière, avec tendresse, se demandant dans leurs cœurs ce que la vie leur réservait, encore sous l'impression de la belle mais triste histoire que Nunzio leur avait raconté.
Une fois satisfaits pour un temps leurs désirs, ils s'allongèrent embrassés, et Coquelet chuchota : "Tu dois me promettre une chose, mon Chaton".
"Oui, je te le promets si tu me le promets à moi."
"Tu dis oui, avant que je te dise quoi ?" demanda-t-il avec une tendresse un peu ironique.
"Bien sûr, Coquelet. Tu veux que je promette que si tu meurs avant moi, je cherche quelqu'un d'autre qui veut m'aimer et que j'aime, n'est-ce pas ça ? Et je te promets, mais seulement si tu le promets aussi pour moi."
"C'est vrai... Et je te promets, moi aussi, mon amour."
"Même si... espérons que cela n'arrive pas trop tôt." dit Chaton.
"Mais si cela arrive... trop tard, comme tu le dis, peux-tu imaginer ce que peut-être pour toi, ou pour moi-même, qu'on est arrivé à quatre-vingts ans, lorsque l'autre meurt, nous recherchons un nouveau ami ?" rit Coquelet, caressant doucement son amant.
"Eh bien, pourquoi pas ?" rit Chaton en réponse. Puis il ajouta : "Alors disons que, plutôt que de chercher pour un ami, il ne faut pas le rejeter si par hasard nous le rencontrons, d'accord ?"
"J'espère que Nunzio trouvera bientôt un nouveau partenaire. Il me semble un homme très bon... et très solitaire."
Le lendemain matin, après avoir mangé le petit déjeuner tous les trois ensemble, et remis le matelas sur le lit de Nunzio, le jeune homme dit aux deux garçons, avant qu'ils ne reprennent leur route, "Écoutez, je sais qu'un gros tremblement de terre a détruit Messine, et que, en plus du terrible tremblement de terre une vague vint qui a submergé la ville. Alors pourquoi ne pas aller à Aci Reale ? Je connais beaucoup de gens là-bas, et je pourrais vous donner une lettre pour un couple de mes amis qui presque certainement pourraient vous trouver un emploi et un endroit pour vivre."
"Vos amis... sont un couple... comme nous ?" a alors demandé Coquelet.
"Oui, et pour cela ils seront heureux de vous aider s'ils le peuvent. Ce sont deux braves gars et ils connaissent beaucoup de gens."
"Ils sont jeunes comme toi ? Ils vivent ensemble ? Quel travail font-ils ?" demanda Chaton.
"Turi Calo a le même âge que moi, c'était mon camarade de classe à la normale, et lui aussi il est maître d'école primaire. Son Alfio Gallo est de onze ans de plus âgé que lui et fait le pharmacien. Ils vivent ensemble depuis quatorze ans, mais ils sont un couple depuis seulement dix ans, quand la femme d'Alfio, qui était la sœur de Turi, mourut... Ils sont un beau couple. Et vous pouvez être rassurés, ils n'iront pas essayer avec vous."
"Et comment ça se fait qu'ils se sont mis ensemble ?" demanda Coquelet avec curiosité.
"Ils se sont rencontrés quand Alfio s'est marié. Turi avait alors seize ans. Pourtant, ce n'est pas tout de suite qu'ils ont compris l'un pour l'autre, parce que, vous le savez, ils devaient être très prudent de ne pas le laisser comprendre. Mais en réalité, les deux étaient attirés l'un par l'autre. Turi et Venerina étaient orphelins de père et de mère, et donc quand Alfio a épousé Venerina, Turi aussi est allé vivre avec eux."
"Mais ils avaient déjà compris qu'ils étaient tous les deux... comme nous ?" demanda Chaton.
"Oui, Turi a eu ses premières histoires quand il avait quatorze ans. Il avait aussi eu une petite histoire avec moi, avant de connaître Alfio. Alfio au contraire, l'a compris plus tard, quand il avait dix-huit ans."
"Et pourquoi est-ce que Alfio s'est marié, s'il aimait les garçons ?" demanda Coquelet.
"Oh, combien d'entre nous doivent le faire ! La famille d'Alfio, qui avait plus de vingt-cinq ans, voulait lui faire épouser Venerina, d'autant plus que Venerina et Turi étaient d'une riche famille, qui avait beaucoup de terrains."
"Et ils n'ont pas eu d'enfants, Alfio et sa femme?" demanda Chaton.
"Si, ils ont eu trois enfants, deux filles jumelles et un garçon, les filles ont treize ans, et le petit a onze ans."
"Et maintenant donc ils vivent avec Alfio et Turi ? Mais les petits... ils savent tout pour leur père et leur oncle ? Qu'ils font l'amour, je veux dire." demanda Chaton.
"Oui, ils le savent, ils en ont parlé tous les cinq ensemble, environ un an avant mon départ de Aci... Ça vous étonne ? Mes amis ont décidé de parler avec les enfants avant qu'ils ne puissent comprendre par eux-mêmes."
"Et les enfants ?" demanda Coquelet.
"Ils ont compris, accepté et, en un sens, maintenant ils protègent Alfio et Turi par rapport au monde."
"Mais Turi et Alfio... n'ont rien fait avant que sa femme ne meure?"
"Non, parce qu'ils n'avaient pas encore compris l'un pour l'autre, même s'ils ont vécu ensemble pendant quatre ans, même s'ils étaient déjà en amour avec l'autre. Ce n'est qu'après qu'ils ont compris, et enfin..."
"Et comment ont-ils compris ?" demanda Chaton avec curiosité.
"C'était, en quelque sorte, par ma faute, ou mon mérite, et celui de mon Silvio. En fait je savais pour Turi, comme je l'ai déjà dit. Et Silvio savait pour Alfio parce que Alfio avait été pendant un certain temps avec un ami à Silvio et ils en avaient parlé. Je savais que Turi était amoureux d'Alfio, car il me l'avait dit, mais je n'ai rien dit à Alfio, tant que sa femme était vivante. Mais ensuite... un jour nous avons invité les deux à faire une excursion là-haut sur la Montagne, c'est à dire sur l'Etna, et nous avons fait étaler leurs cartes, pour ainsi dire. Donc, aussi à cause de ça ils nous étaient très affectionnés. Peut-être, après que Venerina était morte, ils y auraient pu arriver tous seuls, en quelque sorte. Mais il leur aurait fallu beaucoup plus longtemps."
"Mais il y en a beaucoup, des gens comme nous ?" lui demanda Chaton.
"Eh bien, qui sait? Ayant à rester caché... il y en sûrement plus que ce qu'on sait ou qu'on peut imaginer, je pense. Parce que un très grand nombre, comme Alfio, doit se marier."
Donc, Nunzio écrivit une lettre, et les deux garçons prirent la route de Catane, où ils arrivèrent dans la soirée. Ici, après le souper, ils n'avaient pas trouvé un endroit pour dormir sans avoir à payer, et puisqu'il faisait un peu froid, ils se sont permis le luxe de payer pour une chambre à l'auberge.
Le lendemain matin, ils prirent la route de la côte, et montèrent jusqu'à Aci Reale, où ils sont arrivés dans l'après-midi. Ils trouvèrent facilement la pharmacie d'Alfio. Une fois entrés, ils demandèrent pour le maître au jeune assistant, qui les regarda avec suspicion, compte tenu de leurs vêtements pauvres et poussiéreux.
"Que voulez-vous du maître? Vous avez besoin d'un médicament ?" demanda-t-il.
"Non, c'est quelque chose de personnel." dit Chaton sec. "Nous devons lui remettre une lettre."
"Vous pouvez me la laisser alors, je la lui remettrai plus tard."
"Non, nous devons la lui remettre personnellement." répliqua Chaton.
"Et alors vous devez l'attendre, peut-être qu'il viendra, avant la fermeture. " dit le clerc, puis il ajouta : "Hors d'ici, cependant."
"Et comment le reconnaitrons-nous ?" demanda Chaton, agacé par l'attitude de l'autre.
Coquelet dit à son ami en lui prenant le bras : "Viens, Chaton, nous nous asseyons ici dans la rue. Quand le maître vient, vous lui dites que nous on l'attend dehors." a-t-il dit au commis et ils sortirent.
Ils se sont assis sur le sol, appuyés contre le mur de la maison.
"Qu'il est désagréable, ce type là !" dit Chaton.
"Eh, que veux tu, habillés comme ça, je me demande ce qu'il a pensé de nous..." dit Coquelet avec un sourire : "Ne t'en fais pas, allez."