Ils étaient appuyés contre le mur de la maison, assis sur le sol, et regardaient les gens passer. Plusieurs d'entre eux les regardaient du coin de l'œil, mais filaient tout droit feignant de ne pas les remarquer. Après eux, personne n'était plus entré dans la pharmacie Gallo.
Mais après un certain temps ils entendirent sonner le grelot qui se trouvait sur la porte de la pharmacie, et se retournèrent pour regarder, pensant que c'était peut-être le clerc qui, pour une raison quelconque, en sortait. Mais ils virent un homme grand, maigre, qui devait avoir un peu plus de quarante ans, vêtu avec une certaine élégance d'un complet à bandes brun foncé, et avec, à son gilet, une chaîne en or pour sa montre.
L'homme les regarda et demanda : "Êtes-vous ceux qui avez une lettre à me donner ?"
Le ton était poli, ses yeux scrutaient les deux jeunes gens avec peu de curiosité, mais sans hostilité. Les deux jeunes hommes se levèrent et Coquelet inconsciemment porta ses mains derrière son pantalon comme pour enlever la poussière de la route.
"Êtes-vous don Gallo Alfio ?" demanda Chaton un peu intimidé.
L'autre sourit : "Épargnez-moi le don, mais oui, je suis Alfio Gallo. Qui vous a envoyés ?"
"Nunzio Musumeci, le maître."
L'homme s'éclaira : "Ah, vous connaissez Nunzio ? Vous a-t-il envoyé ? Vous êtes ses amis ?"
Chaton sortit la lettre et la tendit à l'homme, en disant : "Je pense que tout est expliqué ici. Prenez-la."
Alfio ouvrit l'enveloppe et lut la lettre, regardant de temps en temps les deux garçons en hochant la tête. Ensuite, il la plia, la mit dans sa poche et leur sourit. "Attendez un instant, je préviens mon aide pour qu'il ferme la pharmacie plus tard, puis vous venez avec moi, chez moi."
La maison d'Alfio, qui était sur la rue Galatea, était un bâtiment du 18ème siècle, de trois étages, pas grand, mais avec quelques prétentions d'élégance de style baroque tardif. Comme ils étaient entrés, une voix cria de l'intérieur : "C'est toi, Alfiuzzo ?"
"Oui Turiddu, et j'ai ramené deux invités." cria en réponse le propriétaire puis, se tournant vers les deux garçons : "Venez, venez les gars." dit-il avec un sourire empressé, se mettant à côté de la porte.
Ils étaient dans une salle d'entrée comportant des portes et un escalier avec une balustrade de pierre finement taillée. Sur le palier de l'escalier qui venait des étages supérieurs, apparurent deux jeunes filles vêtues exactement de la même façon avec devant elles un garçonnet, et les trois dirent à l'unisson un doux "bonjour" auquel les deux garçons répondirent. Alors le garçonnet demanda : "Qui sont-ils, Papa ?"
"Ce sont des amis de notre ami Nunzio, ton ancien maître, et ils m'ont apporté une lettre de lui." dit Alfio.
"Et pourquoi ils sont si mal habillés ?" demanda le garçon. L'une des filles lui donna une calotte et le gronda, doucement mais avec brusquerie, et Alfio se tourna vers les deux garçons, un peu embarrassé en disant : "Excusez-le, il a été très désagréable, mon fils... Biagio, descends et présente tes excuses à nos hôtes, maintenant !"
Coquelet sourit : "C'est juste un petit garçon, je suis sûr qu'il ne voulait pas être impoli... et puis il n'a dit que la vérité, après tout."
Le garçon, très embarrassé, descendit les dernières marches de l'escalier, la tête baissée, les mains derrière le dos, il murmura : "Je vous demande pardon..."
"Le fait est, Biagio", lui dit Coquelet avec un sourire et d'une voix basse et chaude, "que nous ne sommes pas seulement mal habillés, mais même pas très propres, tu vois, parce que nous nous avons fait tout le chemin de Girgenti jusqu'à ici, et la route était couverte de poussière... et l'eau dans les rivières est très froide en cette saison, donc il n'était pas possible de bien nous laver... et nous sommes tous les deux très pauvres, donc nous n'avons pas d'autres vêtements pour nous changer."
Une des jumelles dit : "Oh, les pauvres! Et vous avez fait tout ce long chemin ? Depuis Girgenti jusqu'ici ? Mais alors, vous devez aussi être très fatigués !"
Et l'autre fillette dit en s'adressant à sa sœur : "Et peut-être même qu'ils auront un peu faim, les deux pauvres, n'est-ce pas, Sarah ?"
"Oh oui, Netta. Papa, nous pouvons les inviter à dîner ?"
Alfio sourit : "Bien sûr que oui, Sara, c'est pourquoi je les ai ramenés chez nous. Ils sont nos invités bienvenus."
Chaton, un peu gêné, dit : "Mais nous on est vraiment sale... nous avons honte de nous asseoir à la table avec vous. Vous êtes trop gentils..."
"Si vous voulez vous rafraîchir, Netta et moi pouvons vous préparer de l'eau chaude, un bassin, un savon, n'est-ce pas papa ?" demanda l'une des jumelles.
"Bonne idée. Turi," a-t-il dit au jeune homme qui entre-temps était arrivé là aussi, "peux-tu préparer deux couverts de plus ? Et attendre pour nous mettre à table que nos deux invités aient eu le temps de se rafraîchir un peu ?"
"Bien sûr, pas de problème." répondit le jeune homme avec un léger sourire, comme il prenait la lettre qu'Alfio lui tendait. "Occupez vous de ramener dans le cabinet tout le nécessaire pour se laver, Biagio et Netta, et prenez de l'eau chaude dans la cuisine, du chaudron. Mais toi, Sara, viens m'aider dans la cuisine."
Les deux garçons ont été escortés dans un cabinet et laissé seuls, avec un grand bassin de cuivre, quelques seaux d'eau chaude, une barre de savon et deux grandes serviettes fraîchement lavées. Ils ont enlevé leurs pauvres vêtements, les ont battus avec force pour enlever la poussière, puis ils se mirent à se laver aussi bien que possible, en s'aidant, se regardant de temps en temps, et souriant l'un à l'autre.
"Ils ont tous l'air bien..." nota Chaton doucement.
"Oui, on a eu de la chance de rencontrer le maître, là à Catenanuova. As-tu remarqué que Turi Calo a de beaux yeux ? Un peu sombres, profonds et très gentils."
"Oui, les mêmes yeux que Biagio. Cependant, le petit a pris les traits du visage de son père. Dieu, comme il était triste après que son père et ses sœurs l'aient grondé. As-tu remarqué qu'il n'avait plus le courage de nous regarder dans les yeux ?"
"Les petits disent tout simplement la vérité." dit Coquelet. Puis, alors qu'ils s'étaient rhabillés, il a noté, "Bien sûr, comparé à eux, nous sommes vraiment mal habillés..."
"Oh, ils ont de l'argent, ils ne sont pas sans un sou comme nous."
"Tu penses qu'ils nous aideront à trouver un boulot ?"
"S'ils le peuvent, je pense que oui. Hé, regarde comme l'eau est sale, nous avions pas mal de crasse sur nous, hein? Je me demande où on peut vider l'eau sale du bassin..."
"Nous leur demanderons, Chaton. Allons-nous y aller ?"
Quand ils furent sortis du cabinet, ils trouvèrent Biagio, assis sur un tabouret, qui les attendait. Ils lui demandèrent où ils pouvaient vider le bassin.
"Venez, dans le jardin il ya une évacuation." dit le garçon et il les y conduisit. Puis il leur dit : "Vous m'avez pardonné pour ce que je vous ai dit ?"
"Bien sûr, Biagio, ne t'inquiète pas." répondit Coquelet avec un sourire. "Nous savons que tu ne voulais pas nous manquer de respect."
"Je vous remercie. Vous connaissez mon nom, mais je ne sais toujours pas le vôtre..." dit le petit avec un sourire timide, les regardant à nouveau pour la première fois dans les yeux.
"Son nom est Leonardo Piazza, Nardu, mais tout le monde l'appelle Coquelet ; et mon nom est Luigi Fiordilino, mais tout le monde m'appelle Chaton."
"Et moi... comment je dois vous appeler ?" demanda le petit tout en les guidant dans la maison.
"Comme tu voudras." dit Coquelet.
"Chaton et Coquelet... j'aime beaucoup. Je peux ?"
"Bien sûr que tu peux. Et toi ? Ils appellent tous Biagio, ou tu as aussi un sobriquet ?" demanda Chaton.
"Non, malheureusement, je n'ai pas de sobriquet." dit le garçon avec un drôle air désolé.
"Et tu aimerais ?"
"Et comment !"
"Et qu'en dis tu de... Yeuxnoirs ? Parce que tu as de jolis yeux noirs tout comme ceux de ton oncle Turi."
"Et comme ceux qui avait ma mère... Oui, je l'aime beaucoup, c'est un joli sobriquet !" répondit le garçon, le visage rayonnant.
"Alors, Yeuxnoirs, que va-t-on faire maintenant?" demanda Chaton.
"Mon père m'a dit de vous emmener à la salle de séjour, une fois que vous vous seriez rafraîchis. Venez. Yeuxnoirs... oui, j'aime beaucoup." dit Biagio, heureux d'avoir enfin un sobriquet lui aussi.
Après le dîner, au cours duquel en particulier les trois enfants couvrirent les deux jeunes invités de questions, Turi et Alfio s'éloignèrent avec eux dans le salon pour parler un peu.
"Nous allons essayer de vous trouver un quelconque travail, mais je vous préviens, en ce moment, ce n'est pas du tout facile, ici, dans cette région. Il y a aussi trop de gens qui ne peuvent pas trouver un emploi, parce que, après tremblement de terre et le raz de marée de Messine, beaucoup de ceux qui avait tout perdu se sont déplacés jusqu'ici dans l'espoir d'être en mesure de commencer une nouvelle vie." dit Alfio. "Cependant, au moins pendant un certain temps, vous pouvez rester ici à la maison avec nous. Malheureusement, nous n'avons pas de chambre libre à vous donner, mais vous pouvez mettre un matelas par ici, au rez-de-chaussée, si vous vous en contentez."
"Nous ne voulons pas vous donner trop de tracas, vous êtes très gentils... mais..." dit Coquelet.
"Ce n'est pas du tracas du tout." L'interrompit Turi. "Et si ça ne vous offense pas... nous serions également heureux, mon Alfiuzzo et moi, de vous donner quelques vêtements pour que vous puissiez vous changer..."
"Oh mon dieu, c'est trop... et puis, vos habits sont très bien, même trop bien pour nous deux... deux gars avec pas d'études, pas d'argent et sans compétence ni richesse." dit Chaton un peu gêné.
"Ce n'est jamais trop, ce que nous pouvons faire, et sans sacrifice, pour donner un coup de main à notre prochain. C'est vraiment peu de chose." dit Alfio. "Si la vie a béni Turiddu et moi avec de l'argent et des biens, et pas par notre mérite, nous ne devons jamais fermer la porte à ceux qui sont moins chanceux que nous."
Mais les semaines passaient et, à part quelque travail impromptu, on ne trouvait rien pour les deux garçons. Ils essayaient d'être utiles de toutes sortes de manières au couple qui les avait accueillis, mais ils se sentaient de plus en plus mal à l'aise, bien que Turi et Alfio insistaient que ce n'était pas un poids pour eux, et que "diviser ce qu'on mange à cinq avec deux autres personnes, ne fait pas une grande différence."
Enfin, à la mi-Février, à table, Alfio communiqua aux deux garçons qu'il avait trouvé quelque chose pour eux.
"Aujourd'hui, à la pharmacie une vieille connaissance est venue, Pietro Vasta, qui habite à 40 kilomètres au nord d'ici, à Riposto. Pietro a une friterie sur la rue principale, ce qu'on appelle la grand-route de Riposto. Il semble que l'entreprise ne tourne pas mal du tout, et il dit qu'il serait prêt à prendre à son service deux garçons comme apprentis, qu'il est prêt à vous enseigner le métier, si vous savez y faire... Qu'en dites-vous, les gars ?"
"Ah, les bonnes nouvelles que vous nous apportez ! Quand il a dit que nous devons nous présenter, votre ami ?" dit tout de suite Coquelet.
"Ce n'est pas vraiment un ami, juste une connaissance, mais pour autant que je sache, ce devrait être une bonne personne. Plus tôt vous allez à Riposto, mieux c'est. Peut-être même demain."
"C'est un homme... comme nous?" demanda Chaton.
"Non, pas comme nous, et c'est pour cela que j'ai dit que vous êtes cousins, pour simplifier un peu les choses... Ne me démentez pas. Pietro Vasta est marié à une femme d'ici, de Aci Reale, et ils ont trois enfants plus ou moins de votre âge, trois fils, et le plus grand est déjà marié et ne travaille plus avec ses parents. Je lui ai aussi demandé s'il peut vous trouver un endroit pour dormir, et il dit que, au moins temporairement, il peut vous héberger dans une espèce d'entrepôt derrière sa maison. Le salaire n'est pas élevé, comme apprentis dans la boutique, mais puisque vous pouvez manger ce que vous vendez dans la friterie sans le payer, et que vous ne dépenserez rien pour dormir..."
"Oui, c'est très bien, merci. Demain matin nous prendrons la route pour arriver avant la nuit." dit Coquelet.
Donc, le lendemain matin, ils mirent les vêtements usagés mais en bon état, que Alfio et Turi leur avaient donnés, dans un vieux sac de toile que leur avait donné Turi, ont salué la famille en les remerciant de tout cœur. Les deux garçons prirent la route, marchant à un bon rythme.
Au long de leur chemin, Chaton demanda à son amant: "Que dis-tu, nous aurons de la chance, cette fois ?"
"Je l'espère. Si Alfio dit qu'il est une bonne personne, ce Pietro Vasta, peut-être que ce sera pour le mieux."
"J'ai aimé la façon dont Turi et Alfio étaient ensemble, et aussi que les enfants sachent pour eux. C'était agréable de voir un couple qui est comme nous, et qui vit en harmonie depuis de nombreuses années... ça donne confiance pour l'avenir. Vito et Cicciu étaient également un couple très bien, n'est-ce pas ?"
"Oui, bien sûr. Mais nous sommes aussi un couple très bien, mon Chaton. Même si maintenant nous avons à faire semblant d'être cousins. Que penses-tu, si on nous le demande, nous pouvons dire que ta mère et ma mère étaient sœurs... parce que toi et moi avons différents noms de famille."
En causant ainsi, en se mettant d'accord sur l'histoire qu'ils auraient à dire si quelqu'un posait des questions, les deux garçons poursuivirent leur chemin vers le nord, au long de la route qui longeait la mer Ionienne.
Ils arrivèrent à Riposto et trouvèrent facilement la boutique où était placé en évidence la planche "Primée friterie Vasta - Depuis 1863". Ils entrèrent. Un homme, avec un tablier graisseux, pas très grand et avec un peu embonpoint, assez chauve, au visage serein et placide, les accueillit avec un sourire : "Comment puis-je vous servir, les beaux jeunes hommes ?" demanda.
"Alfio Gallo, le pharmacien, nous envoie..."
"Ah, vous êtes ceux dont il m'a parlé. Très bien." dit l'homme, sans perdre son sourire. Attendez une minute." Et, se tournant vers la porte à l'arrière, il appela : "Vicenzino! Vicenzino ! Viens dans le magasin !"
Après un moment, arriva sur place un garçon plus ou moins du même âge que Coquelet et Chaton.
"Ce sont les deux garçons dont j'ai parlé hier soir au dîner. Emmène-les à l'intérieur et commence à leur expliquer ce qu'ils ont à faire. Ah, et puis accompagne les à la maison, à l'entrepôt et aide les à faire une couple de paillasses, et donne-leur la clé de la porte du jardin, afin qu'ils puissent entrer et sortir sans problème."
Le garçon, qui était le plus jeune fils de Pietro, les conduisit dans l'arrière-boutique, les présenta à la mère et à un autre frère, il leur montra comment le travail était organisé, leur expliqua leurs tâches, puis les conduisit à la maison, qui était sur la place de la Madone de la Lettre, et dans l'entrepôt.
"Eh bien, papa a dit qui vous dormirez ici. Pour la toilette, vous pouvez utiliser la cabine qui est là bas, il y a une cuve pour vous laver, et derrière cette porte se trouve la cuisine, où vous pouvez trouver de l'eau." et il continua à tout leur expliquer, tandis qu'il les étudiait avec une curiosité ouverte.
Puis il les ramena à la boutique. Quand ses parents fermèrent, Vicenzino resta avec les deux nouveaux garçons à nettoyer, et avant qu'ils rentrent chez eux, il leur a dit de prendre quelque chose à emporter pour le dîner.
Ils se séparèrent en face de la maison, et Vicenzino entra par la porte avant, Chaton et Coquelet contournèrent la maison et, par la porte du jardin, entrèrent dans l'entrepôt, leur nouvelle "maison".
Ainsi ils commencèrent le nouvel travail. La famille Vasta les traitait avec aisance, sans leur donner trop de confiance, mais ne les traitant cependant pas avec froideur. Les deux, pleins de bonne volonté, apprirent vite leur travail, qui consistait principalement à garder tout propre, tant les équipements de cuisine que les locaux, mais aussi en aidant la mère pendant les périodes de pointe, lorsque les deux fils se trouvaient dans le magasin pour servir les clients. Ils apprirent, peu à peu, à cuire les aliments, en commençant par les plus simples, faire frire dans du saindoux, puis retirer l'excès de graisse sur le papier, avant d'emmener les aliments prêts dans le magasin.
Dans la soirée, après que les deux garçons avaient veillé à ce que toutes les lumières de la maison des Vasta soient éteintes, signe que tout le monde s'était couché, enfermés dans l'entrepôt ils s'allongeaient sur la paillasse qui leur avait été donné, et pouvaient enfin faire l'amour. C'était le moment le plus beau et important de la journée, dans lequel chacun des deux amants pouvait se régénérer dans les bras accueillants du bien-aimé. Comme ils aimaient, ils commençaient avec de longs et calmes préliminaires et, après avoir atteint le sommet du plaisir, ils concluaient en s'échangeant longuement des tendresses et des câlins, dans l'attente du sommeil.
L'été arriva, et la plumeria commença à fleurir, et les balcons des petites maisons empilées les unes sur les autres, semblaient en feu à cause de la multitude de fleurs. La plumeria, appelée ailleurs frangipanier, est une plante tropicale qu'on dit avoir été importé à Riposto par un marin de la place, au retour d'un de ses nombreux voyages à travers le monde. La plumeria a des fleurs rouges parfumées et douces avec cinq pétales un peu inclinés comme pour former un moulin à vent, qui inondaient de leur doux effluve les nuits d'été de Riposto.
Chaton et Coquelet étaient heureux. Ils ont également pu progressivement mettre de côté un pécule, et commençaient à penser que peut-être un jour, ils pourraient louer une chambre à eux. Là, dans l'entrepôt de maître Vasta, entre les boîtes, les bonbonnes, les vieux meubles branlants et poussiéreux, ils avaient installé un coin tranquille, mais ce n'était pas un endroit digne d'être appelé maison, et pas ressenti comme tel.
Par conséquent, lorsque la friterie fermait ses portes, ils préféraient se promener et se retirer dans l'entrepôt juste pour aller dormir après avoir fait l'amour. Bien que beaucoup de gens, en croisant leurs pas, les saluaient maintenant d'un signe de la tête, ils n'avaient pas encore d'amis à Riposto. La population locale, même si en apparence gentille, était tout à fait fermée envers les "étrangers" comme l'étaient les deux garçons. Leur dialecte, même si il était compris et compréhensible, était différent.
C'était un dimanche matin. Ils avaient été à la messe dans la belle Église principale, dédiée à saint Pierre, et ils allaient se promener, quand ils entendirent une cloche sonner le tocsin et bientôt courut une histoire de bouche à oreille : il y avait un incendie dans quelques maisons sur la grand-route. Beaucoup coururent, certains pour aller voir, d'autres qui pensaient qu'ils pouvaient donner un coup de main, de sorte que même Chaton et Coquelet commencèrent à courir... Ils virent qu'il y avait trois maisons desquelles montaient des colonnes épaisses de fumée noire et des flammes hautes, et l'une des trois était celle qui avait au rez-de-chaussée la friterie des Vasta.
Il y avait déjà une petite foule assemblée pour regarder le travail des sapeurs-pompiers de Riposto. Les deux garçons virent Pietro Vasta, pâle comme un linge, lui et sa famille se démenaient pour essayer d'aider les pompiers, les gênant peut-être plus que les aidant vraiment.
Ils allèrent immédiatement à offrir leur aide, pour donner un coup de main. Pietro leur fit un signe de reconnaissance, mais ne dit rien. Mais à un certain point l'homme appela sa famille et alla de l'autre côté la rue, parce qu'il s'était rendu compte qu'ils ne seraient pas en mesure de sauver quoi que ce soit.
"Que s'est-il passé ?" demanda, doucement, Chaton à Vincenzino, le plus jeune fils de Pietro.
"Et qui sait ? Ils nous ont appelé tout à l'heure, et quand nous sommes arrivés ici... il était déjà trop tard. Il semble que le feu a commencé dans la maison sur la gauche... Mais comment et pourquoi, qui sait ? Dieu Saint, nous avons tout perdu, tout !"
À ce moment le père, Pietro, se tourna vers eux : "Ah, aussi vous deux êtes ici, les jeunes hommes."
"Je suis très désolé, maître. Si nous pouvons aider en quelque chose..." dit Coquelet.
"C'est inutile, tout est inutile... Que pouvez-vous faire, vous deux ? En effet, à ce stade, il est préférable de vous trouver un autre emploi, je n'ai plus rien à vous donner, dans ces conditions, j'en suis désolé. Je ne sais pas si je pourrai mettre en place quelque chose de nouveau... tout est perdu... tout perdu..."
Les deux garçons étaient plus attristés par l'angoisse qu'ils ressentaient dans l'homme et sa famille, que par être une fois de plus sur le pavé. Ensuite, une fois toute la famille saluée, ils retournèrent à l'entrepôt, ramassèrent leurs quelques biens, leurs économies qu'ils avaient cachées sous une brique, rendirent la clef du jardin et, après avoir remercié et dit au revoir ils s'en allèrent. Ils savaient qu'à Riposto ils ne pourraient pas trouver un autre emploi, donc ils décidèrent d'aller plus loin vers nord, peut-être à Messine, pour essayer d'aller sur le continent selon leur premier projet.
"Pietro Vasta était un bon maître, il ne méritait pas ce malheur." dit Coquelet dès qu'ils laissèrent derrière eux la ville de Mascali. "Je me demande comment ça se fait que tout a été détruit par le feu."
"Et qui sait ? Je suis désolé pour lui, pour eux. Mais d'une certaine manière, ils se remettront sur pieds, ils gagnaient bien, l'argent ne leur manque pas." remarqua Chaton.
"Mais redémarrer tout quand vous avez presque soixante ans... ce n'est pas facile."
"Mais il a deux fils jeunes et pleins d'énergie. Ils ont encore la maison, qui est heureusement ailleurs. Pense s'ils vivaient là-bas, où tout a pris feu... ils auraient également perdu la maison. Au moins pour ça, ils ont eu de la chance. Selon moi, ils s'en sortiront."
Sur le chemin, ils s'arrêtaient parfois pour demander s'il y avait du travail, mais à chaque fois la réponse était négative. Après avoir traversé le fleuve Alcantara, ils s'arrêtèrent à Schisò. Ils se procurèrent quelque chose à manger et allèrent s'asseoir sur le bord de la mer. Ils cherchèrent un endroit isolé, loin de la route, et se mirent à manger, assis côte à côte. Comme il faisait très chaud, ils avaient ôté leurs vêtements, gardant seulement les pantalons.
Coquelet regarda son ami. Leurs yeux se rencontrèrent, et ils échangèrent un sourire.
"Tu me regardes ?" demanda Chaton.
"Oui, bien sûr. Tu te fais homme..."
"Et tu m'aimes toujours ?"
"De plus en plus."
"Toi aussi. Par ailleurs, avec toi, je suis trop bien. Mais si tu continues à me regarder comme ça, j'ai envie de..."
"Et moi aussi. Ici, peut-être... nous sommes seuls, personne ne peut nous voir..." suggéra Coquelet.
"Tu ne te lasseras jamais de moi ?"
"Et tu ne seras jamais fatigué de manger tous les jours ?"
Chaton eut un petit rire et fit non de la tête. Avec ses doigts toucha la poitrine de son amant. Celui-ci porta la main à ses lèvres et l'embrassa. Puis il dit doucement un vieux dicton : "On mange, on mange et vient l'appétit", eut un petit sourire espiègle et lui fit un clin d'œil.
Chaton l'attira à lui, leurs lèvres se rencontrèrent, s'embrassèrent et leurs langues commencèrent à jouer entre elles.
"Non, je ne me lasse pas de manger..." soupira Chaton, se sentant heureux à nouveau, en dépit d'être sans travail et sans maison. Il baissa une main entre les jambes de Coquelet, sondant avec plaisir son érection naissante.
Ils allaient se laisser aller au désir mutuel, quand une voix les surpris et ils se séparèrent rapidement. Ils se retournèrent pour regarder un peu inquiets, et ils virent un jeune homme et un garçon qui les regardaient avec un sourire en coin. Ils ne les avaient pas entendu ou vu venir.
Le jeune homme leur fit un signe de tête et dit, sur le ton de quelqu'un qui se justifie : "Nous regrettons vous avoir dérangé... mais on pensait à prendre un bain avant de remonter chez nous..."
Les deux garçons ne savaient pas quoi dire, ils étaient embarrassés, sachant qu'ils avaient été surpris dans une attitude intime.
Le jeune homme continua : "Nous deux parfois on vient se baigner ici, car il n'y a presque jamais personne, de sorte que vous pouvons même être nu comme maman nous a faits, pas vrai mon Yeuxdor ?"
Coquelet remarqua que le gars qui avait comme sobriquet Yeuxdor, devait avoir environ dix-huit ans, il avait des vraiment incroyables et beaux yeux d'or, ce qui faisait un contraste agréable avec ses cheveux noirs bouclés. L'autre était plus grand, plus viril physiquement, même s'il avait un visage doux et des traits délicats et devait avoir vingt-cinq ans.
"J'espère que nous ne vous avons pas dérangé... vous étiez si doux de vous embrasser comme ça..." dit Yeuxdor avec un léger sourire.
Les deux garçons rougirent, surtout Coquelet.
Yeuxdor dit alors : "Ne vous inquiétez pas, Doucemain et moi, nous aimons aussi faire les choses entre nous... et pas avec les filles. Parce que vous deux êtes comme nous, pas vrai ?"
Chaton hocha la tête : "Oui, nous deux aimons faire les choses entre nous, il est vrai... et juste entre nous."
Les deux nouveaux venus s'assirent en face du couple et Coquelet fit le geste de leur offrir le peu de nourriture qu'ils avaient laissé, mais Doucemain fit un signe de refus.
"Quel est votre nom? D'où êtes-vous?" demanda Yeuxdor.
"Mon nom est Luigi Fiordilino, mais tout le monde m'appelle Chaton, et il est Nardu Piazza et on l'appelle Coquelet. Nous venons de Girgenti... à la recherche d'un emploi pour survivre, pour vivre ensemble sans problèmes. Et vous ?"
"J'aime vos sobriquets... Mon nom est Sebastiano Indelicato et lui Sebastiano Casesa. C'est pour cela que nous utilisons les sobriquets, puisque nous portons le même prénom. Alors lui c'est Yeuxdor et moi Doucemain. Il y a longtemps que vous êtes ensemble, vous deux ?"
"Plus de trois ans, presque quatre maintenant. Et vous deux ? Vous habitez dans les alentours ?"
"Seulement deux ans. Nous vivons là haut, voyez-vous, à Taormina, où nous sommes nés. J'étais matelot... Mais maintenant, pour être avec lui, nous faisons les charretiers, nous avons un chariot à nous et on travaille pour ceux qui ont besoin de transports. Vous cherchez un emploi, dites-vous ? Que savez-vous faire ?" demanda Doucemain.
"Peu ou rien. Il sait comment travailler la pâte d'amande, je peux faire un peu l'agriculteur, nous avons tous deux d'abord travaillé dans un moulin à huile, puis dans une friterie... Mais aucun travail ne nous fait pas peur, si nous pouvons en vivre et rester ensemble, Coquelet et moi."
Yeuxdor dit à son compagnon : "Ils sont à la fois bien fait, et de visage et de corps... Que dis-tu, ils ne pourraient pas aller chez le baron Guglielmo ? Alors peut-être qu'il les aiderait, comme il nous a aidé nous et beaucoup d'autres."
"Il faut voir s'ils ont des difficultés de poser comme les autres garçons et jeunes hommes..." objecta Doucemain. "Bien sûr que le baron les aimerait tous les deux... Ils sont vraiment beaux."
"De quel travail s'agit-il ?" demanda Coquelet, intéressé.
"Le baron est un étranger, mais il vit depuis plus de vingt ans là-haut et il parle maintenant presque comme l'un de nous, même s'il a encore un drôle d'accent allemand. Il a quelques machines qui font comme des portraits, mais qu'on appelle des photos, et il aime les faire à des beaux garçons comme vous." expliqua Doucemain.
"Et il paye pour faire des photos de nous ?" demanda Coquelet un peu surpris. "À Girgenti on devait payer ceux qui faisaient les photos, au contraire."
"Mais ensuite il les vend à certains étrangers, des gens riches qui aiment trop regarder des garçons aussi beaux, nus ou à moitié nus..." expliqua Yeuxdor.
"Ah, mais alors... il faut se déshabiller ? Je ne sais pas, je pense que j'aurais honte..." dit Coquelet.
"Lui et moi nous avons posé pour un très grand nombre, même tout nus comme notre mère nous avait fait. Il n'y a qu'à s'habituer..." dit Doucemain.
"Il ya une autre chose, cependant, que vous devez savoir. Le Baron... aime avoir dans son lit les gars qu'il prend en photo..." ajouta Yeuxdor.
"Eh bien, non, pas du tout. Si quelqu'un lui dit non, il ne le force jamais." ajouta Doucemain. "Il est particulièrement intéressé à faire son travail, et il n'aide pas seulement ceux qui vont au lit avec lui."
"Même si peut-être il aide un peu plus volontiers ceux qui ne font pas des histoires comme toi et moi." rit l'autre. "Mais c'est vrai, il est généreux, il aide tout le monde."
"Mais pour nous... même en supposant que nous on accepte de poser tout nus, nous ne voulons pas avoir du sexe avec personne d'autre."
"Et s'il essaye avec vous, vous avez juste à lui dire non. Quoiqu'il en soit le Baron ne manque jamais d'occasions. D'ailleurs, maintenant il a pris chez lui le Maure, un gars avec qui il est depuis cinq ans et qui lui sert d'assistant, qui a maintenant dix-neuf ans. Alors, vous voulez essayer ? Si vous voulez, nous deux on prend juste un bain dans la mer, puis vous montez sur notre chariot, et on vous emmène chez le baron. Qu'en dites-vous ?"
"Eh bien..." répondu Coquelet hésitant un peu, "on pourrait essayer. Qu'en penses-tu, Chaton ?"
"Pour moi... si c'est juste de se déshabiller, je n'aurais pas trop honte. Il suffit qu'il garde ses mains loin de moi et, plus encore, de toi."