Les deux garçons, de plus en plus amoureux, après la nouvelle séparation des vacances d'été, pendant lesquelles ils arrivèrent quand même à échanger quelques lettres, se retrouvèrent avec bonheur au début de la troisième année.
Ils allèrent fêter ça en se permettant un bon repas dans un restaurant du centre. Pendant qu'ils attendaient le dessert qui allait terminer leur célébration privée, Quentin sortit de la poche de sa veste un petit paquet cubique qu'il posa sur la table.
"Cette fois je t'ai apporté un cadeau," dit-il en poussant le paquet sur la nappe vers Austin.
"Mais moi aussi, j'ai un cadeau pour toi, alors on en est encore à deux contre un !" lui dit Austin en sortant de la poche intérieure de sa veste un paquet plat qu'il tendit à Quentin.
Quentin attendit qu'Austin ouvre son cadeau. Ce dernier, ayant défait le ruban rouge et ouvert l'emballage, trouva un écrin qu'il ouvrit et il en sortit une chaîne en or. Il la fit glisser entre ses doigts, en l'admirant.
"Elle est très belle... et précieuse... Elle t'a coûté combien ?" demanda-t-il, admiratif.
"Rien. Elle était à mon grand-père, il me l'a offerte pour mes douze ans, en me disant qu'elle était à son grand-père..."
"Et tu t'en prives pour moi ? Un souvenir de famille ? Une chose si belle et doublement précieuse ?"
"Je ne m'en prive pas du tout, puisque tu es à moi... En la portant sur toi, c'est comme si je t'embrassais même quand je ne peux pas le faire..." murmura Quentin satisfait pendant qu'Austin ouvrait le fermoir, la passait au cou et la faisait disparaître sous sa chemise.
Puis Quentin ouvrit son paquet. Il contenait un écrin rectangulaire en argent, semblable à un porte-cigarettes, décoré d'un motif de fleurs raffiné de style Art Déco. "C'est très beau, vraiment, mais je ne fume pas... Mais, je peux m'en servir comme d'un porte-monnaie, peut-être..." dit-il en l'ouvrant et il lâcha une petite exclamation : "Oh. Mais c'est un étui à portait ! avec ta photo... C'est magnifique... Comme ça je t'aurai toujours avec moi et je pourrai t'admirer même quand tu es loin de mes yeux !"
"Essaie de faire glisser le cadre et regarde derrière la photo..." suggéra Austin.
Ce que fit Quentin. Derrière la photo, Austin avait écrit, en diagonale, en cursives élégantes : "Tin à son Tin, avec infiniment d'amour, jusqu'à ce que la mort nous sépare."
"La phrase qu'on dit quand on se marie..." bafouilla le garçon, très ému. Il referma le tout avec soin puis il glissa l'écrin dans la poche intérieure de sa veste : "Ici, sur mon cœur." dit-il avec un sourire radieux à son amant.
Après la reprise des classes, ils se retrouvaient dans l'étude commune de leur classe pour étudier ensemble, en plus de la poursuite de leur activité d'aviron et de leurs longues parties d'échecs, ils s'isolaient maintenant dans la chambre de l'un ou de l'autre pour faire l'amour avec tendre abandon et fraîche passion.
Ils n'étaient plus maladroits comme au début, au contraire, poussés par le désir de donner à l'autre avec tout son amour le plus de plaisir possible, ils étaient devenus des experts pour se prendre et se donner à l'autre, pour utiliser avec une science innée tout leur corps pour mener à la plus grande jouissance le corps et l'âme de l'être aimé.
Quand ils étaient avec les autres copains, bien qu'étant toujours ensemble, ils savaient se comporter de façon à ce que nul de puisse soupçonner la vraie nature de leur amitié. Et même quand ils allaient dans la chambre de l'un d'eux pour faire l'amour, ils étaient toujours arrivés à le faire de manière à ce que nul ne les voit entrer ou sortir.
Ils eurent tôt fait de comprendre que leur amour serait jugé, pour dire le moins, inconvenant et inacceptable, et qu'il serait condamné tant par la loi de l'état que par celle de l'église. Ils en avaient discuté, parfois, en cherchant à comprendre pourquoi il leur était interdit de s'aimer au grand jour, pourquoi ils ne pouvaient pas le faire sans se cacher. Mais ils n'étaient jamais arrivés à se faire une raison.
Ils vivaient néanmoins leur relation sereinement, avec amour, et Quentin avait pris l'habitude d'écrire des sonnets pour son Austin, où il célébrait leur relation. Ils n'excellaient peut-être pas sur un plan purement poétique, mais ils étaient pleins de bonheur et hautement érotiques.
Austin les conservait, avec les lettres de Quentin, dans un coffret de bois clair, lisse et poli, fermé par un ruban de gros-grain vert et jaune, qui avait un temps contenu une paire de gants achetés à Londres. Quand il quittait le collège, par prudence il emportait avec lui ce précieux coffret : il savait que le personnel du collège avait la clé de sa chambre et il ne voulait pas prendre le risque que, en son absence, ils puissent le trouver par hasard...
Ils durent se séparer pour les vacances de Noël. Les deux garçons étaient tristes de cette séparation. Après avoir fait l'amour longuement dans la chambre d'Austin, rhabillés ils étaient allongés sur le lit, l'un contre l'autre, les jambes enlacées, échangeant de temps en temps un baiser tendre.
"Tu verras, Quentin, ces jours-là vont passer aussi..."
"Pourrons-nous jamais, un jour, aller en vacances ensemble ?"
"Peut-être quand on sera plus grands et plus indépendants, mon amour."
"On a déjà dix-huit ans, presque dix-neuf... À quel âge on sera assez grands ?" se lamenta doucement Quentin.
"Ces jours-là aussi vont passer vite et on sera de nouveau ensemble..." lui répéta Austin en le caressant avec amour.
"Je ne suis bien qu'entre tes bras..." murmura Quentin.
"Et moi seulement quand je t'ai entre mes bras..." fit son amant en écho.
Le chauffeur de la famille arriva pour chercher Austin. Quentin, derrière la fenêtre de sa chambre, regarda la voiture sortir de la cour et s'éloigner. Il retourna finir ses bagages, s'assura d'avoir le portait d'Austin dans la poche de sa veste, il glissa dans sa valise le presse-papiers de Maltes, ferma la valise et s'assit sur son lit en attendant que son père ne vienne le chercher.
La voiture des Stephenson, une fois entrée dans le jardin, s'arrêta devant l'entrée de la villa. Austin entra dans la maison et demanda à un serviteur où était son père puis il alla le saluer et lui faire part de son arrivée.
Pendant ce temps le chauffeur avait pris son bagage qu'il avait emporté dans la maison et confié à une servante qui le porta dans la chambre d'Austin. Par excès de zèle, la bonne ouvrit sa valise de toile et entreprit de ranger ses affaires dans les tiroirs et l'armoire du jeune monsieur.
Elle trouva le coffret de bois fermé par le ruban vert et jaune et elle se demanda où elle devait le ranger, alors elle en vérifia le contenu. C'était plein de manuscrits. La bonne ne savait pas lire, mais elle vit que c'étaient des lettres et elles se dit qu'il valait mieux les mettre simplement sur la table du jeune monsieur.
Elle essayait de refermer le ruban quand le coffret lui échappa des mains et tomba alors que le couvercle lui restait en main, et les feuilles se dispersèrent par terre. La bonne se penchait pour les ramasser quand Calvin, le frère d'Austin âgé de quinze ans, entra dans la chambre.
"Que fais-tu, Meggy ? Où est Austin ?" demanda le garçon en se penchant pour aider la bonne à ramasser les lettres.
"Je crois qu'il est avec monsieur votre père. Je mettais de l'ordre et..." dit la bonne, essoufflée.
Mais Calvin qui, bien sûr, savait lire, fut intrigué par ces feuilles qui d'évidence contenaient des sonnets. Il en pris une et il la lut...
"Notre amour doit rester caché
Il ne peut même pas jamais être nommé
Pourtant il est doux d'unir conjoint à conjoint
Et avec bonheur nous avons scellé ce lien.
Viendra-t-il jamais le jour où ce doux rapport
Qui unit corps et cœurs en un seul être
Qui survient entre des sexes opposés ou égaux
Sera bienvenu sur ces rivages ?
Mais bénit soit-il dans nos cœurs
Et dans nos membres il est bénit
Quand tu éteints en moi tes ardeurs
Et les satisfais en toi sur notre lit.
Alors je fusionne avec mon Austin
Et tu deviens un avec ton Quentin."
Calvin resta terrassé par ce sonnet : son frère pratiquait donc "ce doux rapport" avec son copain et ami Quentin ! Il lut au hasard d'autres sonnets : tous, plus ou moins explicitement, confirmaient ce qu'il avait compris. Son frère aîné était un dégénéré ! Tout était là, noir sur blanc. Il finit de ramasser les feuilles, les remit dans le coffret de bois, renoua le ruban. Puis il sortit de la chambre en l'emportant avec lui. Il avait d'abord pensé porter les tout dans sa chambre pour en relire le contenu avec calme, puis il se dit que ce n'était pas nécessaire : ce qu'il en avait lu était déjà plus que suffisant.
Il descendit et demanda à un serviteur : "Où est mon père ?"
"Au bureau, jeune monsieur."
"Mon frère Austin est avec lui ?"
"Non, il est avec votre mère dans le salon égyptien."
"Très bien." dit-il et il alla frapper à la porte du bureau de son père. Il lui remit le coffret en bois en disant avec un petit surire : "Lisez donc ce que votre précieux Austin sans peur et sans reproche cache sous ses airs de vertu !"
Le père regarda son cadet, un peu surpris par son ton, prit le coffret, l'ouvrit, en tira les lettres et lut celle que Calvin avait mis sur le dessus.
"Quand tu entres en moi mon bien aimé,
Et que tu me fais tien avec virile ardeur,
Quand avec délectation tu te donnes à mon sexe
Et l'accueilles en toi dans cette danse de bonheur
C'est à l'Eden perdu que tu m'emmènes
Pour l'explorer ensemble, pleins d'amour...
Je sens qu'Austin est ma vie et ma lumière
Et qu'à jamais il habite mon cœur.
C'est pourquoi moi, Quentin, je serai tien à jamais
Je le jure sur ma jeune vie
Et puissé-je souffrir les tourments de l'enfer
Si la foi que tu mets en moi devait être trahie.
Je suis tout à toi, mon doux amant et époux,
Splendide fleur plus parfumée que toutes les autres."
L'homme feuilleta les autres feuillets et au fur et à mesure qu'il les lisait son visage s'obscurcissait et son expression se durcissait. Le sourire amusé de Calvin s'accentuait au même rythme. Il avait toujours été envieux de son aîné, de l'héritier de la fortune familiale... et il savourait d'avance la revanche qu'enfin il tenait. Son père posa les lettres sur le dessus de son bureau. "Va tout de suite m'appeler Austin !" ordonna-t-il à son fils. "Ou plutôt, non... dis d'abord à ta mère d'avoir la gentillesse de venir ici. Et je t'interdis de dire un mot de cela à qui que ce soit... y compris à ton frère Austin. C'est clair ?"
"Oui, père. Il en sera fait comme vous l'ordonnez, je vous obéirais à la lettre... comme je l'ai toujours fait, d'ailleurs."
Quand, plus tard, Austin fut convoqué dans le bureau de son père, il trouva d'abord étrange que sa mère soit assise à côté du bureau derrière lequel son père était assis, raide, le visage obscur et qui torturait un éventail posé sur ses genoux. Puis il vit son précieux coffret devant son père et il comprit... Un courant gelé lui parcourut toute l'épine dorsale. Il comprit qu'il était devant un tribunal, même si c'était un tribunal de famille.
La confrontation fut longue, dure, impitoyable. Personne ne haussa la voix, au grand regret de Calvin qui essayait d'écouter derrière la lourde porte entre le bureau de son père et la bibliothèque.
Austin, à la fois l'accusé et son propre avocat, mit en œuvre toute son intelligence, sa culture et sa détermination pour défendre avec courage son amour pour Quentin. Mais son père, qui l'avait habilement fait rester debout pour le mettre en situation d'infériorité psychologique, démontait soigneusement et impitoyablement toutes ses défenses : ce n'est pas pour rien qu'il était réputé être l'un des meilleurs avocats du royaume. Sa mère n'intervint jamais, elle écoutait et elle manifestait par des attitudes claires de sa tête et de toute sa personne sa profonde désapprobation et déception envers son fils, ainsi que son complet accord avec les mots et les concepts énoncés par son mari.
À la fin, son père rendit sa sentence : "Je vois que tu ne te rends pas compte de la gravité de ta maladie et de la dégénérescence de tes sentiments. Aussi vas-tu monter maintenant dans ta chambre et tu n'en sortiras pas jusqu'à mon contrordre. Nos gens t'y porteront les repas. Pendant ce temps ta mère et moi veillerons à prendre les meilleures mesures pour essayer de guérir ton corps, ton esprit et ton âme. Va."
Austin ne dit rien. Il se tourna et, marchant droit et fier, il sortit de la pièce et monta dans sa chambre. Il s'assit au bord du lit. Tout d'abord il se demanda comment il pouvait faire pour avertir Quentin que leur relation et leur amour étaient découverts, mais il n'en trouvait pas le moyen. Il se demanda aussi s'il ne valait mieux pas essayer de fuir la maison pour rejoindre son Quentin et disparaître ensemble... Mais nul doute que son père aurait lâché tout Scotland Yard à ses trousses...
Son père ! Malgré son adresse verbale, et bien qu'il l'ait mis en pièces dialectiquement, il n'était pas arrivé à le convaincre que son amour pour Quentin était dévoyé. Il se demandait ce que son père pouvait bien avoir en tête maintenant. "Ta maladie et la dégénérescence de tes sentiments", avait-il dit. Mais Austin savait, au fond de son cœur, que ni lui ni Quentin n'était malade, que ni lui ni son amant n'était dégénéré.
Comme pour récupérer les forces mentales mises à dure épreuve par les impitoyables attaques de son père, il caressait, sous sa chemise, la petite chaîne en or que lui avait offert Quentin. Ah, si la télépathie existait vraiment et qu'il avait pu mettre en garde son amant ! Il s'étendit sur le lit, ferma les yeux, porta les mains à ses tempes et pensa intensément à Quentin et à leur problème, en espérant contre tout espoir que son doux compagnon pourrait recevoir son urgent message.
Le ciel, à la fenêtre, s'assombrissait dans le soir qui tombait. De discrets coups à la porte lui firent rouvrir les yeux, se redresser et s'asseoir, il dit d'entrer.
Une des servantes de la maison entra avec sur un plateau son repas, elle s'inclina légèrement et posa le tout sur le bureau d'Austin. Puis, après s'être de nouveau incliné, elle allait sortir.
"Attends." dit Austin en descendant du lit, "Quoi donc..."
"Pardon, jeune monsieur, mais nous avons ordre de ne pas vous parler."
"Et pourtant tu me parles..." lui fit-il remarquer avec une ironie un peu triste.
La femme se mit une main sur la bouche et sortit en hâte de la chambre. Austin alla s'asseoir à son bureau et se mit à manger, lentement, en réfléchissant. La nuit, quand tous dormiraient, il pourrait descendre au jardin, sauter le mur d'enceinte et s'en aller... D'accord, au matin son père découvrirait sa fugue et appellerait la police, mais... s'il avait de la chance et s'il faisait attention...
Mais son père se douterait bien qu'il essaierait de rejoindre Quentin... Non, sa première idée était la bonne : la fugue n'apporterait rien de bon. Et puis, comment pourrait-il franchir assez vite les miles qui le séparaient de chez Quentin ? En volant la voiture de son père... s'il avait su la conduire. En volant un cheval à l'écurie, ça, il montait bien. Mais comment le sortir de l'enceinte, la nuit le portail était fermé à clé ? Et il ne savait même pas où était rangée cette clé.
La fugue étant définitivement exclue, que pouvait-il donc faire ? Envoyer une lettre à Quentin... mais, mis à part qu'on allait certainement pas lui permettre d'aller à la poste pour l'expédier, il ne pouvait demander à personne à la maison de le faire pour lui, et une lettre n'arriverait peut-être pas à temps.
Le téléphone... il y en avait un dans le bureau de son père, au mur. Mais il aurait dû descendre la nuit, prier pour que la sonnette qui retentissait quand on tournait la manivelle pour appeler l'opératrice ne réveille personne à la maison, espérer que quelqu'un réponde au central, même en pleine nuit, demander de vérifier si Wayne Harvey Morrigan avait le téléphone, déranger la famille en pleine nuit et demander qu'ils appellent Quentin... Non, trop d'obstacles, trop aléatoire...
La servante vint rechercher le plateau et les restes du repas. Un peu plus tard, Austin se coucha, mais il passa une nuit agitée, pleine de cauchemars.