logoMatt & Andrej Koymasky Home
histore originale par Andrej Koymasky


LA LABORIEUSE EXTINCTION
DES DINOSAURES
CHAPITRE 6
UN SOUTIEN DISCRET

L'avocat Graham Dewey Stephenson ne recevait pas de réponse de son fils à ses lettres, mais il recevait des lettres de plus en plus alarmantes de l'université et il se décida enfin à se rendre en personne voir ce qui se passait. Arrivé à Cambridge, il alla d'abord à l'université où il demanda à parler au doyen. Puis il fit convoquer son fils, mais un surveillant lui dit que ce jour là Austin ne s'était pas présenté en cours.

Alors Graham Dewey Stephenson se rendit à l'appartement d'Austin. Il monta et frappa à la porte. Après l'avoir laissé frapper un peu, Austin ouvrit la porte et apparut, ébouriffé, sommairement vêtu, les yeux cernés. Il ne parut pas surpris de se trouver face à son père. Avec un sourire hébété et un ton ironiquement formel, il l'invita à entrer.

"Que fais-tu, réduit à ce pitoyable état, encore à la maison au lieu d'être à l'université ?" l'apostropha son père en enlevant ses gants, puis retirant son par-dessus et s'asseyant à la table de la minuscule cuisine.

"D'après vous, réduit à cet état que vous qualifiez de pitoyable, je devrais être en cours ? Si vous voulez, j'y vais immédiatement."

"Ne dis pas de bêtise ! Assieds-toi. Nous devons parler."

"Mais il me semble que nous parlons..." répondit-il un peu sarcastique, et il s'assit de l'autre côté de la table, face à son père.

"Tu n'as pas honte de te laisser aller à cet état ?"

"Non."

"Donne-moi une bonne raison à ton comportement, en admettant qu'il y en ait une."

"Une bonne raison, vous dites ? Le remord. Ce dont vous ignorez même que ça puisse exister, je doute même que vous connaissiez le mot et sa signification. Oui, le remord, monsieur mon père, parce que moi comme vous, vous comme moi, nous avons tué Quentin Nathan Morrigan il y a près d'un an et demi."

"Tué ? Moi ? Toi ? Mais que dis-tu ? Tu parles peut-être de ce malheureux garçon qui t'avait entraîné sur le chemin de la perversion ?"

"Je parle de cet infortuné garçon dont je suis tombé amoureux et qui s'est lié à moi par amour, et qui s'est senti trahi quand vous m'avez empêché de le revoir, si bien que, ne supportant pas cette trahison, que vous m'avez imposée, il s'est jeté sous un train et il a mis fin à ses jours... Il n'avait que dix-neuf ans ! Le remord, monsieur mon père !"

"Du remord ? Ne dis pas de bêtises. Si ce garçon s'est tué, c'est sa faute, pas la tienne et moins encore la mienne. Bien sûr c'était un faible, un vil, incapable d'affronter la vie en vrai homme, ce que toi par contre tu as su faire. Il a bien fait de mettre fin à ses jours, s'il ne savait pas vivre sa vie."

"Oui, et j'aurais dû moi aussi mettre fin à ma vie avec lui ou la vivre avec lui dans l'amour ! Le faible et le vil c'est moi, moi qui n'ai pas su m'opposer à votre décision. Moi qui ai renoncé trop vite à me battre !"

"Austin Oliver, écoute... Je comprends que ça puisse te déplaire que le garçon que... tu t'imaginais aimer..."

"Que j'aime !" interrompit Austin avec véhémence.

"... que tu t'imaginais aimer, n'aie pas eu en lui assez de force et de virilité pour affronter la réalité de la vie. Mais à présent, ce qui est fait est fait, et ce n'est pas de te laisser aller à cet état qui lui rendra la vie, non ? Le vrai homme surmonte sa douleur et va de l'avant avec courage, force et détermination. Boire, négliger tes études, quel avantage cela t'apporte ?"

"Avantage... Bien sûr, vous ne feriez jamais rien qui ne vous apporte pas un avantage..."

"Mais c'est naturel ! Écoute, je veux passer un marché avec toi..."

"Un marché ?" demanda le jeune homme, curieux, en se demandant ce que son père avait bien pu inventer.

"Oui. J'ai vu le nouveau modèle de Ford, une élégante petite voiture à deux portes, la Tudor. Et bien, je te l'achèterai et elle sera à toi dès que tes enseignants me feront savoir que tu t'es repris et que tu es revenu à ton niveau habituel de résultats."

Austin rit amèrement : "Vous êtes vraiment impayable, avocat Stephenson. Vous me proposez une Ford Tudor deux portes... oui, j'en ai vue une, c'est vraiment une belle voiture, vous me proposez une auto pour me consoler, pour me faire oublier la seule personne au monde qui m'ait vraiment aimé, et que j'ai aimée, et que votre insensibilité et ma lâcheté m'ont fait perdre ? Une voiture en échange d'une vie ? Ne réalisez-vous pas ce que votre proposition a de monstrueux ?"

"Ne sois pas absurde. La voiture est une récompense pour ton implication dans tes études. Et je veux que tu répondes à mes lettres, dorénavant..."

"Comment puis-je y répondre sans en connaître le contenu ?" demanda ironiquement le jeune homme.

"Tu veux dire qu'elles ne te sont pas parvenues ?"

Austin se leva, prit la boîte et la déposa devant son père : "Elles sont toutes là, de la première à la dernière."

Sur le couvercle était écrit, en élégantes cursives : "Le fond de cale de toutes les droitures". Son père ouvrit la boîte et en sortit les lettres, toutes fermées.

"Mais... tu ne les as même pas lues ?"

"Et à quoi bon ? Si cette boîte était assez grande, je vous y mettrais aussi, et je la fermerais soigneusement, de manière à ce que personne ne puisse plus ouvrir cette nouvelle boîte de Pandore !"

"Je ne te comprends pas... vraiment pas..." murmura son père en laissant retomber les lettres dans la boîte.

"Je m'en suis aperçu, avocat Stephenson. Et je vous plains : ceci est sans doute la première cause que vous ayez perdu, non ?"

"Austin Oliver ! Je veux te laisser une dernière chance !" dit son père en se levant, l'air sec et décidé. "Veille à sortir de cet impardonnable état de... presque d'abrutissement et à te comporter en homme, et comme j'ai déjà oublié d'autres de tes erreurs, j'oublierai aussi celle-ci. À présent je dois m'en aller, j'ai déjà perdu trop de mon temps. J'attends de toi que tu reprennes ta vie en main et que tu te montres digne de ma confiance."

Son père sortit de l'appartement. Austin referma la boîte et la reposa sur l'étagère. "Quel dommage qu'elle soit si petite, cette boîte..." murmura-t-il. Puis il alla se rafraîchir le visage, se coiffa, mit ses habits en ordre et il descendit.

Il allait se rendre à l'université quand, de la porte de l'auberge, le jeune Renzulli le salua : "Monsieur Stephenson ! Vous allez à l'université ?"

Austin se tourna et regarda ce beau garçon, d'à peine deux ans de moins que lui, et il répondit à son sourire lumineux : "Tu t'appelles Corrado, c'est bien cela ?"

"Oui. Vous vous rappelez de mon nom, monsieur ?"

"J'ai entendu tes parents t'appeler comme ça... Tu as l'heure ? J'ai oublié ma montre à la maison..."

"Il est presque l'heure du déjeuner. Les premiers clients arrivent déjà et ma mère et ma sœur sont déjà aux fourneaux."

"Presque l'heure du déjeuner. Vous proposez quoi, aujourd'hui ?"

"Tagliatelles au ragoût, poulet à la diable, légumes bouillies et un fruit de saison au choix."

"Pas de pizza ?"

"Les pizzas on n'en fait que pour le dîner, on n'allume pas le four à cette heure."

"Et votre bon vin ?"

"Celui-là même, toujours."

"Bien, alors aujourd'hui je vais déjeuner chez vous. Mais surtout, apporte-moi un pichet de bon vin, je veux me rincer le gosier en attendant que le repas soit prêt..."

Austin entra et alla s'asseoir à une des tables préparées pour une personne. La joie lumineuse du garçon lui donnait une vague sensation de plaisir.

Il ne savait pas, Austin, que Corrado se sentait fortement attiré par lui mais que, n'ayant aucun indice que ce jeune client puisse s'intéresser à lui, il se contentait d'admirer ses belles formes et de le désirer en secret. Il lisait, dans les yeux d'Austin, une tristesse et une peine qui semblaient ne jamais l'abandonner, et il se demandait quelle en était la cause. Il avait aussi remarqué qu'Austin abusait un peu de la boisson.

Il choisit donc un vin savoureux mais titrant bas et, en le mettant sur la table, il dit : "Notre meilleur vin, monsieur Stephenson, mais vous allez vraiment le goûter seulement si vous n'en buvez pas trop."

"Mais comment ! Plus j'en bois plus je te paierai. N'est-ce pas là l'important, pour toi ?"

"Non, monsieur. L'important pour moi c'est que mes clients soient bien. Et vous en particulier, puisque vous nous honorez souvent de votre présence. Un bon hôte, entre autres, dit-on à mon pays, aurait honte de faire sortir un client ivre de son établissement, parce que cela montrerait qu'il est plus avide d'argent qu'il ne se soucie de la santé et du bien-être de ses clients."

"C'est le contraire, chez nous, on pense que si un client sort ivre d'un pub, cela veut dire que la bière y est tellement bonne qu'on n'arrête pas à temps d'en boire..."

"L'hôte rusé sert toujours le meilleur vin au début et le pire à la fin, quand le client, pris de boisson, ne sait plus en apprécier la qualité. Aussi, quand il sort ivre, probablement il a été trompé par l'hôte." lui fit remarquer le garçon. "Aussi, je vous en prie... n'abusez pas de la boisson, monsieur, si vous me permettez un conseil."

"Je bois pour... oublier." dit Austin à mi-voix et Corrado remarqua le voile de tristesse qui s'accentuait sur le visage de son client.

"Si pour oublier il vous faudrait cinq ans... et si boire vous empêche d'y penser la moitié de la journée... vous mettriez tout simplement dix ans à oublier. Vous ne feriez que prolonger le problème, en fait."

Austin le regarda : "Et alors, que devrais-je donc faire, d'après toi ?"

"La douleur se surmonte en l'acceptant, pas en la refusant, monsieur."

"Qu'en connais-tu, toi, de la douleur ?"

"Suffisamment. Ne croyez pas que, parce que je n'ai pas encore dix-neuf ans, je ne sache pas ce qu'est la douleur."

Austin acquiesça : "Oui... même à dix-neuf ans la douleur peut être si grande qu'on n'arrive pas à la supporter... et qu'on préfère renoncer à la vie."

"Je... ne juge pas qui se sent rendu à faire un tel choix. Mais je ne le ferai jamais. Parce que s'il est vrai qu'ainsi j'arrêterais de souffrir, je sais que par ce geste je ferais souffrir tous ceux qui m'aiment. Je me débarrasserais d'un fardeau pour en charger d'autres, qui peut-être ne le méritent pas." dit Corrado à voix basse.

Austin se mit à fréquenter l'auberge de plus en plus souvent, et l'université de moins en moins. Pouvoir échanger quelques mots avec ce garçon, ou même juste le regarder voltiger, serein et habile, entre les tables, semblait alléger en partie l'intensité de la douleur qu'il éprouvait.

Corrado, dès qu'il le pouvait, s'arrêtait parler avec Austin et il se sentait de plus en plus attiré par lui. Mais, doué d'un notable self-contrôle, il arrivait à cacher ses vrais sentiments en maintenant un comportement simplement courtois et respectueusement amical. Peu à peu, Corrado réussit, avec patience et tact, à convaincre Austin de boire moins et de manger plus.

Après quelques temps, Austin demanda un jour à Corrado d'arrêter de lui donner du Monsieur et de l'appeler par son nom. Le garçon accepta volontiers. La confiance et l'amitié put se développer entre eux aussi grâce à cela.

Désormais Austin ne fréquentait presque plus l'université, il préférait, quand Corrado était libre, passer le temps avec lui, en faisant de longues promenades et en bavardant.

Et vint enfin le jour où Austin se sentit prêt à ouvrir entièrement son cœur à Corrado, et il lui confia la raison de sa tristesse. Il lui raconta l'amour qu'il avait découvert et vécu avec Quentin, leur séparation forcée, son abandon de la lutte, pour l'amour de la paix, et enfin le suicide de Quentin et les remords qu'il en éprouvait...

Corrado l'écouta en silence. Si d'un côté découvrir qu'Austin aussi était homosexuel avait rallumé dans son cœur l'espérance que quelque chose puisse naître entre eux, il comprit en même temps qu'il ne pouvait pas y avoir de place pour lui dans le cœur d'Austin, ni-même peut-être dans son lit. Mais il sentit qu'il devait faire quelque chose pour l'aider.

"Austin, je te remercie d'avoir assez de confiance en moi pour me dire ces choses si personnelles, intimes et délicates. Et crois-moi, je peux te comprendre, parce qu'il y a trois ans j'ai aussi été séparé, même si pas de façon aussi tragique... du garçon que j'aimais. Mais... mais je ne crois pas que tu doives te sentir coupable du choix douloureux qu'a fait Quentin."

"Pourquoi pas ? Quand on s'aime, n'est-on pas responsable du bien-être de l'autre ? Qu'ai-je fait, moi, pour rester proche de lui, pour mourir avec lui ou vivre avec lui ? Rien. Je n'ai pensé qu'à ma paix, en me disant que lui trouverait certainement la sienne de la même façon."

"Justement. Tu as agi en essayant de faire ce qui te paraissait le mieux, ou le moins pire, dans cette situation. Si tu avais soupçonné que votre séparation pourrait le conduire à renoncer à la vie, n'aurais-tu pas tout fait pour courir le rejoindre et l'en empêcher ?"

"Evidemment !" répondit Austin, la voix nouée.

"Chacun de nous agit et réagit selon le conditions où il se trouve et les forces qu'il a... Nous ne pouvons pas faire autrement."

"Lui... il a certainement cru que je ne l'aimais pas assez..."

"Ce n'est pas dit. Et même s'il la cru, il sait maintenant que c'est faux."

"Tu crois vraiment qu'il y a une autre vie ? Moi je ne crois plus à rien, maintenant."

"Oui, je le crois. Et puis ce n'est pas vrai que tu ne crois plus à rien."

"Et à quoi donc ?"

"À l'amour, à l'amitié. Si ce n'était pas le cas, tu ne souffrirais pas d'avoir perdu ton amant, et tu ne te serais pas confié à moi. Il n'était pas beau, cet amour entre vous ?"

"Si, il était beau. Très beau."

"Et ce n'est pas beau qu'on puisse parler ainsi, simplement, des choses les plus intimes, certains que l'autre peut comprendre ?"

"Oui, ça aussi c'est beau..."

Austin emmena Corrado, pour la première fois, dans son petit appartement, pour lui faire voir le portrait de Quentin. Il le détacha du mur et il le lui mit en main.

"Il était encore plus beau que ça... même si le peintre a fait un bon travail."

"Son sourire est très doux, en plus de sa beauté."

"Oui, n'est-ce pas ? Le peintre s'est inspiré d'une photo et je l'ai guidé par mes demandes et mes conseils jusqu'à ce que je sois satisfait du résultat. Et voici la croix de Maltes dont je t'ai parlé."

"Oui, j'avais deviné."

Il redescendirent dans la rue, parlèrent encore un peu, puis Corrado dut rentrer pour aider ses parents et allumer le four à pizza.

"Je te verrai au dîner ?" demanda-t-il à la porte de l'auberge.

"Bien sûr. J'aime te regarder préparer les pizza..."

"C'est tout ? Et pas les manger ?"

"Les manger aussi, bien sûr. Elles sont très bonnes. Tu es doué. Il n'y a qu'en Italie que j'en ai mangé de si bonnes."


Chapitre précédent
back
Couverture
ToC
12eEtagère

shelf

Chapitre suivant
next


navigation map
recommend
corner
corner
If you can't use the map, use these links.
HALL Lounge Livingroom Memorial
Our Bedroom Guestroom Library Workshop
Links Awards Map
corner
corner


© Matt & Andrej Koymasky, 2015