LES TROIS BOUDDHAS CHAPITRE 2
LE CÉLÈBRE PROFESSEUR

Ohmori Goroh, chef de service de médecine interne à l'hôpital universitaire de Kyoto et professeur de pathologie oncologique à la faculté de médecine, était un homme de quarante-cinq ans, auteur de nombreux ouvrages traduits dans plusieurs langues, connu et apprécié dans le monde entier. Depuis un an, il était membre de l'Organisation mondiale de la santé.

Il entra dans la salle de cours des étudiants de dernière année, monta en chaire et les appela l'un après l'autre en les observant attentivement quand ils se levaient. En face de chaque nom, lorsque l'étudiant avait répondu, il traçait quelques signes de son élégant stylo-plume d'or.

Au cours de la première liste, dressée dans l'ordre syllabique japonais, il appela Kimura Kiyoshi. Comme les autres avant lui, il le scruta de la tête aux pieds d'un air indéchiffrable et nota quelque chose à côté de son nom, trois petits cercles concentriques.

Quand il eut fini de faire l'appel, il regarda sa liste dans un silence général. Le seul qui avait les trois petits cercles n'était autre que Kimura Kiyoshi. Cinq autres avaient deux cercles, sept n'en avaient qu'un. Les autres n'avaient qu'une croix ou rien.

Il commença à exposer le contenu de son cours. Une partie des garçons prenaient des notes alors que d'autres l'enregistraient. Les derniers se contentaient de l'écouter, immobiles.

Tout en parlant, le professeur Ohmori continuait à observer le visage de ses nouveaux étudiants, de sorte qu'il les obligeait à l'écouter... Ou au moins à le paraître. En même temps, il enregistrait leur visage dans son esprit, les reliant à leur nom et leur prénom. Dans l'université et dans l'hôpital, il était connu pour sa mémoire prodigieuse.

On disait que le professeur Ohmori connaissait par cœur tous les textes du théâtre Nô de Zeami, ainsi que toute la poésie de Buson. Personne n'avait jamais pu le vérifier, mais il était certain qu'il pouvait en citer des passages entiers, et que c'était rarement deux fois les mêmes.

Ce fameux professeur avait aussi la possibilité de faire plusieurs choses à la fois, comme lire ou écrire un texte, écouter une conversation qui se déroulait à côté de lui tout en parlant à une autre personne ou donner un cours. Il disait avoir divisé son propre cerveau en trois parties pour pouvoir poursuivre chaque activité séparément. Cette explication n'était pas très scientifique, mais de fait, il était capable de le faire.

Ainsi, ce matin-là, tout en déroulant son cours devant ses élèves, il planifiait ses activités pour la journée et pensait à Kimura Kiyoshi, qu'il devait le faire sien, le conduire jusqu'à son lit. Il était veuf depuis un an et jouissait d'une grande liberté d'action. Non pas qu'avant, il avait des problèmes, mais cela en faisait un de moins.

Si le corps de Kimura était aussi beau que son visage, il y avait là, dans la salle, un des plus fascinants garçons sur lequel il ait jamais posé son regard. Dissimulé par le bureau qui le protégeait du regard des étudiants, Ohmori arrangea la puissante érection qui poussait dans son pantalon à l'idée faire l'amour avec ce garçon auquel il avait accordé trois cercles.

Le cours achevé, le professeur se rendit au Bureau des admissions et demanda à consulter le dossier de Kimura Kiyoshi. Il le parcourut lentement. Le garçon était originaire de Hikone, sur le lac Biwa, où vivaient encore ses parents, des commerçants. Il était logé dans la résidence étudiante. Il avait passé tous ses examens avec des notes entre bonnes et excellentes, ce qui lui avait permis de recevoir une bourse d'étude.

Le dossier ne disait pas grand chose de plus. Bien, se dit le jeune mais brillant et célèbre professeur, ce garçon au regard intense, net, serait à lui, d'une façon ou d'une autre. Le professeur savait se montrer fascinant. Que Kimura soit gay ou non n'était pas un problème, beaucoup de garçons hétérosexuels avaient succombé à ses avances...

Sur le chemin de la salle du cours suivant, Kiyoshi se sentait troublé, le professeur Ohmori l'avait impressionné. Son regard pénétrant l'avait percé jusqu'à l'âme, comme un scalpel. Il se sentait comme hypnotisé par cet élégant professeur, beau, célèbre, sûr de lui.

Il se dit qu'il devait être très prudent, il aimait Kobayashi Shinji, il s'était donné à lui, corps et âme, il ne devait laisser personne d'autre entrer dans son cœur. Il ne devait laisser quiconque déranger la belle relation qu'il avait avec son amant.

Mais le regard de son nouveau maître ne quittait pas ses pensées. Il se dit qu'il ne courait aucun risque, Ohmori-sensei ne s'occuperait certainement pas de lui, si ordinaire, simple étudiant de dernière année.

Il fut donc très surpris quand, deux mois à peine après le début des cours, il reçut par la poste, signée par le professeur Ohmori en personne, une élégante carte d'invitation pour une fête dans sa villa à Arashiyama et dont le clou serait un spectacle nocturne de la pêche à la truite par des cormorans depuis des bateaux spécialement affrétés pour les hôtes du professeur.

Kiyoshi en fut vraiment étonné. L'invitation précisait qu'il avait été choisi en tant que représentant des étudiants de la faculté de médecine. Un tel honneur ne pouvait se refuser, le geste aurait été très grossier. Il prit donc un papier artisanal précieux, un pinceau et sa pierre d'encre et rédigea la lettre de confirmation en élégants caractères et l'envoya au professeur.

Une carte accompagnant l'invitation précisait que les invités devraient porter un kimono, chose qui enchanta le garçon, et qu'il devait se présenter à la villa vers seize heures. Après le spectacle des cormorans, ils seraient l'hôte du professeur pour la nuit, jusqu'au déjeuner du lendemain.

Quelques jours avant la fête, le professeur l'arrêta dans un couloir de la faculté. "Je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation, Kimura-kun", lui dit-il avec un regard qui le fit frémir.

"C'est un grand honneur, Ohmori-sensei. J'ai peur de ne pas être au niveau de vos nobles invités..."

"Pas du tout ! J'ai invité le meilleur de mes infirmiers, de mon équipe, des collègues, quelques amis et vous, le meilleur de mes élèves. Vous verrez que vous serez à l'aise. J'ai une grande estime pour vous, Kimura-kun, j'ai suivi votre parcours avec une particulière attention et... je vous prédis un avenir brillant... si vous acceptez mes avis, mes conseils."

"Je suis vraiment très honoré de votre courtoisie."

Kiyoshi était excité. Le professeur lui avait dit, en somme, qu'il lui préparait un "brillant futur". Comme un guide, le professeur Ohmori lui aplanirait sûrement le chemin, lui ouvrirait toutes les portes. Il se dit qu'il avait de la chance que le professeur se soit intéressé à lui.

Puis vint le jour de la fête. Dans sa petite chambre de la résidence universitaire, Kiyoshi avait tout préparé depuis l'aube. Entre les trois kimonos qu'il possédait, il avait choisi le bleu en soie mate, le plus beau. Il l'avait soigneusement contrôlé. Puis il avait choisi ses obis de damas dans un camaïeu de gris aux délicats dessins géométriques. Il disposa aussi sur le lit le sous-kimono, le fundoshi et les accessoires qui complétaient sa tenue.

Il commença par se rendre aux bains publics où il se lava soigneusement et se détendit, puis chez un barbier pour se faire raser et couper les cheveux. Il alla à la cantine pour un petit-déjeuner léger. De retour dans sa chambre, il contrôla une fois encore ce qu'il avait décidé de porter et s'habilla enfin. Pour finir, il chaussa des geta de bois, glissa l'éventail de cérémonie sous son obi et sortit appeler un taxi pour le conduire à la résidence de son professeur.

À mesure qu'il approchait de la villa, son cœur battait plus fort, il était terriblement ému. Il se présenta au portail où il fut accueilli par un serviteur auquel il présenta l'invitation. Ce dernier lui fit traverser le vaste et magnifique jardin traditionnel, pénétrer dans un salon où il lui demanda d'attendre. Kiyoshi s'assit sur un des coussins, le dos bien droit, les mains à plat sur les cuisses.

Quelques minutes plus tard, la porte glissa sur le côté et le professeur Ohmori apparut. Suivant le cérémonial, Kiyoshi s'inclina immédiatement. C'était la première fois qu'il voyait le professeur en kimono, et il pensa qu'il était vraiment élégant. L'homme le salua et s'assit presque en face de lui.

D'une voix chaude un peu sourde, il lui déclara, "Je suis heureux que vous soyez venu, Kiyoshi-kun. Les autres invités vont venir, mais je remarque que vous êtes le seul à être ponctuel, ce que j'apprécie tout particulièrement. Certains sont arrivés en avance, d'autres seront en retard..."

La porte glissa de nouveau de côté, un serviteur entra et plaça devant le maître et son invité deux tasses de thé vert et une coupe de friandises, puis il se retira en silence.

Alors que Kiyoshi, après avoir remercié, dégustait le thé, il se rendit compte que le professeur l'examinait d'un air attentif, avec un léger sourire sur le visage viril... et il frissonna.

Dans le lointain, un gong assourdi retentit. Ohmori s'excusa. "Je dois aller accueillir mes hôtes, je vous prie de m'excuser, Kimura-kun. Je suis confus de vous abandonner."

"Je vous en prie, Ohmori-sensei...", lui répondit le garçon en s'inclinant.

Quelques minutes plus tard, un serviteur se présenta pour l'inviter à le suivre. Il le conduisit dans une partie du jardin où d'autres invités étaient déjà rassemblés. Il y avait là une douzaine de personnes sous un élégant auvent fait d'écorces de cyprès rouge. Ohmori fit les présentations. Les serviteurs préparaient des rafraichissements occidentaux. Masuda, un des amis du professeur, et sur son instigation, se mit à converser avec le garçon.

"Vous êtes chanceux, Kimura-san, qu'Ohmori s'intéresse à vous et vous convie à une de ses soirées privées. Cela signifie que vous avez su mériter sa bienveillance."

"Je ne le la mérite pas... Masuda-san", murmura le garçon.

"Je n'en crois rien. Je connais Ohmori-sensei depuis des années. S'il vous compte parmi les gens qu'il se plaît à recevoir, cela signifie qu'il trouve en vous une grande valeur. Chaque année, il invite le meilleur de ses élèves, donc s'il vous a invité, vous êtes sans doute un étudiant de grand mérite."

"J'en suis confus..."

"Ohmori-sensei est particulièrement sensible à la beauté, que ce soit celle d'une œuvre d'art, d'un paysage ou d'une personne. Sa maison est remplie d'œuvres d'art du monde entier, le jardin fut conçu par le maître jardinier à qui l'on doit les jardins privés du Palais Impérial. La maison est l'œuvre de Kenzo Tange qui a su rassembler le meilleur de l'architecture japonaise et occidental dans un ensemble harmonieux. Et puis... vous êtes très beau, jeune homme."

Kiyoshi rougit légèrement à ce dernier compliment.

"Une œuvre d'art... entre les œuvres d'art, en plus d'un étudiant exceptionnel. Mon ami Ohmori a vraiment très bon goût !", ajouta à voix basse l'invité en souriant.

De nouveau, Kiyoshi s'empourpra. "J'espère... ne pas décevoir Ohmori-sensei", murmura-t-il d'une voix troublée.

"Vous ne le décevrez pas, soyez reconnaissant pour l'intérêt qu'il vous porte. Laissez-vous... guider par mon ami, et tout ira pour le mieux, croyez-moi," lui dit l'homme, puis, avant que Kiyoshi puisse répondre, il le reconduisit auprès d'un groupe d'autres invités et ils se mêlèrent à leur conversation.

Le garçon était au bord du vertige. Par instant, il croisait le regard de son professeur, et à chaque fois un frisson le traversait. Il avait l'impression que l'homme ne le perdait jamais de vue, même s'il parlait à un autre de ses invités.

Dans la soirée, Ohmori s'approcha de Kiyoshi. "Bientôt, nous rentrerons dans la maison pour le kaiseki, le dîner, puis nous nous rendrons jusqu'au spectacle nocturne. J'ai réservé quatre bateaux, Kimura-kun, vous serez dans le mien avec mon ami Masuda."

"C'est un grand honneur, Sensei."

"Le plaisir est pour moi. Vous amusez-vous ?"

"Tout est si... spécial, si beau, chez vous... Et votre amabilité m'émerveille."

"Je voudrais plutôt que vous vous sentiez à l'aise et je voudrais pouvoir vous consacrer plus de temps. Vous me plaisez vraiment beaucoup, Kimura-kun, je suis heureux de vous recevoir ici comme mon invité. Mais nous passerons plus de temps ensemble, j'en suis certain. Vous me fascinez, j'aimerais pouvoir mieux vous connaître..."

Kiyoshi le remercia d'une légère inclinaison, il se sentait de plus en plus déconcerté et même ému par la présence et la gentillesse de cet homme.

Le dîner, même s'il était traditionnel, fut servi dans une pièce au style occidental. Kiyoshi était assis entre Masuda et le chirurgien-chef, un autre de ses professeurs. La nourriture était exquise, servie par des jeunes filles portant des kimonos aux teintures précieuses. Le saké était de première qualité, absolument délicieux.

Enfin, ils se rendirent jusqu'à la rivière et prirent place dans les bateaux. Les rameurs poussèrent les bateaux dans le courant, les guidant habilement. Les bateaux des pêcheurs avec les cormorans étaient déjà en position, éclairés par des torches et se préparaient pour commencer la pêche.

Sur son bateau, Ohmori fit asseoir Kiyoshi à ses côtés, au centre. Le batelier était devant, debout, alors que Masuda était assis derrière eux. Les quatre bateaux loués par le professeur étaient en excellente position, bord à bord, à peine visibles dans l'obscurité de la nuit. De la musique traditionnelle et des chants provenaient de la berge où, presque invisible, se tenait une foule de spectateurs et de touristes.

La pêche commença. Fasciné, Kiyoshi observait. Un bras du professeur se posa sur ses hanches et le garçon qui ne s'attendait pas à un geste d'une telle intimité eut un léger sursaut.

"Tout va bien, Kimura-kun, tout va bien. Détendez-vous," murmura Ohmori.

"Sensei..." gémit presque le garçon qui se sentait en flammes.

"Vous me plaisez beaucoup, Kimura-kun..."

"Mais nous ne sommes pas seuls, Sensei."

"Masuda est un ami très proche, ne vous préoccupez pas de lui. Cette nuit... vous serez à moi, Kimura-kun. Vous la passerez dans ma chambre, dans mon lit."

"Mais... Sensei..."

"Ne me dites pas non." murmura l'homme d'une voix sensuelle. Puis il le tutoya subitement. "Je te veux !"

"Sensei..."

"Dis-moi oui..."

"Je..."

"Dis-moi oui."

Un long moment, Kiyoshi resta silencieux, secoué par un puissant frisson, les yeux fixés sur les lumières qui se reflétaient dans l'eau sombre de la rivière. Il se sentait incroyablement excité mais aussi sans force.

"Je..." répéta-t-il, incertain.

"Dis-moi oui !" répéta l'homme en lui posant une main sur la cuisse.

Kiyoshi sentit comme une décharge électrique le parcourir et d'une voix étranglée, presque imperceptible, il parvint enfin à produire un "oui" étouffé.

Il ne vit presque rien de la suite du spectacle, pas plus qu'il ne sentit le temps passer. Lorsque le bateau revint jusqu'à la berge, il suivit le groupe jusqu'à la maison. Ils se souhaitèrent mutuellement une bonne nuit et les serviteurs les conduisirent dans les chambres qui leur avaient été réservées.

Puis Ohmori, resté seul avec Kiyoshi, le guida jusqu'à sa propre chambre. Elle était décorée à la mode occidentale, avec au milieu un lit carré, large et bas. Dès leur entrée, Ohmori le serra dans ses bras, l'attira vers lui et l'embrassa passionnément. Kiyoshi sentait ses jambes se dérober sous lui et il ne tenait que grâce à l'étreinte virile de l'homme.

En quelques gestes rapides, fiévreux, Ohmori le déshabilla et quand il fut complètement nu, il le poussa vers le lit. À son tour, il se déshabilla rapidement et le rejoignit sur le lit et s'étendit sur lui. Kiyoshi ferma les yeux et le contact du corps de cet homme puissant fit passer de longs frissons de plaisir dans tous ses membres.

"Je te veux !" lui dit Ohmori.

"Oui." murmura le garçon excité.

L'homme se prépara, le positionna en lui posant les jambes contre ses épaules et plongea en lui en quelques poussées viriles bien ajustées.

"Oui..." murmura de nouveau Kiyoshi en regardant l'homme dans les yeux dont le visage portait un sourire victorieux et satisfait.

Ils engagèrent une longue chevauchée passionnée, belle, énergique, qui procura un plaisir incroyable à Kiyoshi. Tout en le prenant, l'homme le caressait avec art, suscitant un plaisir croissant dans le corps du garçon qui répondait avec passion. Sans préavis, le garçon se répandit entre les deux ventres et peu de temps plus tard, le professeur se vida en poussant un long gémissement dans lequel perçait joie et victoire, plaisir et assouvissement.

Ils s'étendirent, un peu essoufflé. Ohmori attrapa quelques mouchoirs jetables pour essuyer les ventres et les poitrines. Puis, à l'aide d'une télécommande, il éteignit les lumières, il l'enlaça en l'attirant contre lui et l'embrassa encore. Ils s'endormirent presque immédiatement, le garçon épuisé par l'émotion et l'homme fourbu après cette longue et énergique chevauchée.

Le matin suivant, Ohmori le réveilla, l'embrassa et, avant de se lever pour une douche et de s'habiller, il lui fit promettre qu'il reviendrait le voir. Kiyoshi fut incapable de lui dire non.

Ils se revirent à plusieurs reprises, Ohmori le suivait dans ses études, le guidait, lui donnait conseils et cadeaux... et lui faisait l'amour deux ou trois fois par semaine, avec une passion toujours renouvelée.

Kiyoshi sentait qu'il tombait amoureux du beau professeur. Ohmori aussi qui, au début, pensait juste prendre du plaisir avec le garçon, était progressivement conquis, et en tomba finalement amoureux jusqu'à ce qu'enfin, ils se confessent leur sentiment mutuel.


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