LES TROIS BOUDDHAS | CHAPITRE 4 LE COMPAGNON DE VOYAGE |
Dès l'aube, chargé d'un sac contenant les quelques affaires qui avaient de la valeur pour lui, Kimura Kiyoshi se présenta à la gare, un billet à destination de Tottori en main, et il attendit le train. Ceux qui regardaient ce beau jeune homme de vingt-cinq ans, mince et grand, à l'expression grave, impénétrable, ne pouvaient pas imaginer la tempête qui ravageait son âme. Comme il ne réussissait pas à décider avec lequel des deux hommes il devait rester, il avait décidé de s'enfuir, de tout abandonner et de disparaître. De cette façon, il le savait bien, il ferait du mal aux deux, mais ça lui semblait le mieux devant l'impossibilité de faire ce choix indispensable. Sans doute, même s'il n'en avait pas conscience, il y avait un désir inconscient "d'autopunition" pour avoir suscité l'apparition de cette situation. "Et puis", se disait-il, " je ne suis digne d'aucun des deux... Je les trompe sans interruption depuis plus d'un an... Mais je les aimais... Je les aime..." Le train arriva. En compagnie des autres passagers, il embarqua. Il choisit un groupe de quatre sièges vides et s'assit à côté de la fenêtre, posa son sac à sa gauche. Il étendit ses jambes et appuya sa tête et son épaule contre la cloison. Il espérait que le train ne serait pas trop plein et que cela découragerait d'autres passagers de s'asseoir à côté de lui. Après quelques minutes, le train démarra. Kiyoshi regardait par la fenêtre les maisons s'éloigner de plus en plus vite, sur différents plans, comme un décor de dessin animé. Il pouvait entendre la conversation assourdie des autres voyageurs, le claquement rythmique du train sur les rails. On aurait dit le chœur des chanteurs de Nô qui narrait l'évènement, qui soulignait les émotions du Shi-te, l'acteur principal, pendant qu'il dansait. Il ferma les yeux et l'image des visages de Goroh et Shinji apparurent sur l'écran noir-rose de ses paupières, presque comme l'antique et précieux "nô-men" le masque du nô. Il rouvrit les yeux immédiatement devant le regard plein de tristesse et de désapprobation des masques. Le roulement du train semblait l'appeler, le questionner d'un ton de reproche, "ki-yo-shi où-vas-tu, ki-yo-shi que-fais-tu, ki-yo-shi où-vas-tu." Il posa les mains sur ses oreilles. Il regretta de ne pas avoir pris son lecteur mp3 pour s'étourdir du fracas de la musique. Avant de partir, il avait envoyé une lettre à ses parents pour leur dire qu'il partait pour un long voyage à l'étranger, qu'ils ne le cherchent pas. Il avait décidé de devenir, il l'écrivait clairement en beaux caractères, un "yuku-e-fu-mei", un "disparu". "J'ai commis une grave erreur, je n'ai pas d'autre moyen de la réparer" écrivait-il et il concluait en leur demandant de lui pardonner. Il avait laissé presque toutes ses affaires dans sa chambre... qui sait ce qu'ils en feraient ? Mais il ne s'en souciait pas. À mesure que le train l'éloignait de Kyoto, son cœur, au lien de s'alléger, semblait devenir plus lourd. Le train s'arrêta à Fukuchiyama. Et puis deux stations, Wadayama, Tottori et enfin Kurayoshi. Sur le quai, il vit deux garçons qui se parlaient en se souriant, et lut dans leur expression un échange de tendresse que probablement il n'aurait plus jamais le droit de ressentir. Sans même s'en apercevoir, il avait retenu sa respiration, et par réflexe, il poussa un profond soupir. Pourquoi était-il tombé amoureux de deux hommes différents ? Et comment avaient-ils pu, d'abord Shinji, puis Goroh, tomber amoureux de quelqu'un comme lui ? Une expression de profonde tristesse couvrit son visage, comme un masque tragique. Il aurait voulu pleurer, sans se soucier si des voyageurs de passage entre les rangées de sièges pouvaient le voir. Plus rien n'avait d'importance pour lui. Il referma les yeux, dans l'espoir de rendre un peu de repos à son esprit, à son cœur. Le train quitta la gare et reprit sa progression. Il tenta de détendre. Ce matin-là, il s'était rendu compte que tous les muscles de son corps étaient tendus à en être douloureux. Il respira profondément, comptant les secondes entre chaque inspiration. "Tout va bien ?" demanda une voix à côté de lui. Il ne répondit pas. "Tu es malade ?" insista la voix. Il ouvrit les yeux. Sur le siège qui faisait face à son sac de sport était assis un garçon un peu plus jeune que lui, et qui l'observait d'un air inquiet. "Non..." gémit presque Kiyoshi. "Veux-tu un peu d'eau ?" demanda le garçon en lui tendant une bouteille d'eau minérale. "Merci." "Oui, merci ou non merci ?" demanda le garçon. Kiyoshi se redressa et prit la bouteille. "Merci... As-tu un verre ?" "Oui, attends." répondit le garçon qui fouilla dans son sac et lui tendit un gobelet de carton. Kiyoshi le remplit, rendit la bouteille avec un "merci" étouffé et but l'eau. "Ça va mieux ?" demanda le garçon en rangeant la bouteille. "Peut-être..." "Où descends-tu ?" "À Kurayoshi." "Moi aussi. C'est là que tu vis ?" "Non." "Mon nom est Ishida Shiroh..." "Je... Kiyoshi." répondit-il sans dire son nom. "Je... t'embête ?" "C'est pas grave." Le garçon eut un petit sourire. "Alors... oui. Excuse-moi.'' "Non, vraiment, ce n'est pas grave. Vraiment pas. Rien de rien." "C'est sérieux, c'est ça ?" demanda le garçon. Kiyoshi comprit ce qu'il voulait dire. "Oui, très sérieux. Et c'est de ma faute." "La peine... purifie, disait toujours mon grand-père." "J'espère que c'est vrai." "Il ne faut pas la fuir, il faut l'affronter." "Je n'y arrive pas." "Au commencement, j'ai fait un vœu, j'espérais rendre tout le monde égal à moi, sans aucune distinction entre nous." récita le garçon. "La Sutra du Lotus... Appartiens-tu à la religion Nichiren ?" "Nam-myoho-renge-kyo. J'ai dédié ma vie à la mystique Loi de la Sutra du Lotus." cita encore Shiroh. "Non, je suis un disciple de la religion Tendai." "Celle du Sanbutsu-ji, du Temple des Trois Bouddhas ?" "Exactement." "C'est là que je vais... J'espère que je serai guéri." "Ce n'est pas exclu. Le Jushoku, c'est à dire l'abbé, est mon oncle, le frère aîné de ma mère. Il s'appelle Akiyama Yoshitaka. Si tu veux, tu pourras lui dire que je t'ai rencontré. Tu te rappelleras de mon nom ? Je suis Ishida Shiroh." "Depuis Kurayoshi, c'est difficile d'aller à Sanbutsu-ji ?" "Il faut prendre un bus pour Misasa, un trajet d'une vingtaine de minutes. Ensuite, c'est soit en taxi, soit en stop... Encore vingt minutes de plus." "Tu crois qu'ils pourraient m'admettre ?" "Tu voudrais devenir moine ?" "J'y pense..." "Akiyama Yoshitaka est un homme de profonde culture et un moine très austère, ça dépend si tu réussis à le convaincre de t'accepter ou non. Ça ne sera pas facile, je le crains." Le train venait de quitter Wadayama. Shiroh déclara, "Quand j'étais petit, je voulais être moine, mais mon oncle ne m'a pas pris. Il avait raison, je le comprends à présent, mais à ce moment, j'ai vraiment été furieux contre lui. Et que ce soit mon oncle qui me dise non m'a mis doublement en colère... Un sentiment bien peu bouddhiste." ajouta le garçon avec un léger sourire. Kiyoshi hocha la tête d'un air sérieux. "Non, vraiment, je n'étais pas prêt à la vie de moine. Renoncer à toutes les passions ? Et bien... Je n'aurais été qu'un mauvais moine de plus." "Moi, j'ai juste envie d'apprendre à renoncer à toutes les passions..." répondit Kiyoshi d'un ton triste, dépité. "Un chagrin d'amour ?" demanda alors Shiroh, presque dans un murmure. Kiyoshi hocha la tête et la peine, qui s'était un peu atténuée pendant cette conversation bouleversa de nouveau son beau visage. "Tu as de la chance, alors." Kiyoshi le regarda d'un air étonné. Comment pouvait-il dire une telle chose, comment pouvait-il considérer qu'il avait de la chance alors qu'il souffrait de façon si terrible, à cause de l'amour ? Ce devait évidemment être un garçon stupide, superficiel ! Mais Shiroh continua. "Si tu souffres à cause de l'amour, cela veut dire qu'au moins, tu l'as éprouvé. Songe à la vie aride de ceux qui n'ont jamais connu l'amour ! Moi, je ne suis jamais tombé amoureux, mais je suis jeune, alors j'espère un jour rencontrer l'amour, même s'il m'en coûte une grande douleur." "Tu dis ça parce que tu n'as pas idée des douleurs que l'on peut éprouver." commenta Kiyoshi d'une voix étranglée en tentant de retenir ses larmes. "La lumière ne peut pas être éteinte par l'ombre..." dit Shiroh avec un sourire. "Que veux-tu dire ?" "L'obscurité n'est pas la fin de la lumière, mais seulement la zone limitée ou une courte période, pendant laquelle la lumière ne peut pénétrer. La lumière existe, pas l'obscurité. Pendant la nuit, nous ne recevons plus la lumière du soleil, mais le soleil brille toujours. La lumière n'entre pas dans une pièce fermée, mais les rues en sont pleines. Patiente pendant que la terre tourne, et le jour nouveau arrivera, il suffira que tu quittes cette pièce, que tu ouvres le volet pour contempler de nouveau la lumière. Pour le moment, tu es dans une pièce sombre, ou dans la nuit obscure..." "Ou dans une pièce sombre par une nuit obscure." ajouta Kiyoshi avec douleur. "Et bien soit ! Mais le soleil brille quand même." rétorqua Shiroh. "C'est pourquoi j'espère connaître l'amour, même s'il est douloureux. C'est pourquoi je dis que tu es chanceux." Le train s'arrêta quelques minutes en gare de Tottori. Beaucoup de voyageurs descendirent et quelques-uns montèrent. Les deux garçons restaient silencieux. Kiyoshi regardait dans le vide alors que Shiroh le regardait d'un air compatissant. Le train reprit sa course. "Un jour, le soleil s'éteindra et viendra la nuit éternelle..." déclara Kiyoshi. "Pour chaque étoile qui s'éteint, d'autres s'allument... Mais c'est un débat vain, inutile. Qu'en savons-nous réellement ? Et quand le soleil s'éteindra, le "tu" et le "je" n'existeront plus, le problème de notre amour et de notre douleur n'existera plus. Ce qui compte, pour le moment, c'est le présent. Nous ne savons rien de l'éternité, nous ne connaissons que nos limites." répondit Shiroh. "Quelle âge as-tu ?" demanda Kiyoshi. "Vingt-et-un ans." "Et que fais tu ? Tu étudies la philosophie ?" Shiroh eut un sourire amusé. "Je suis tisseur de kasuri, comme mon père, mon grand père et le grand-père de mon grand-père. Tu sais ce que c'est? Un tissu avec une trame indigo et une chaîne blanche pour dessiner des fleurs blanches sur fond azur..." "Un bon travail ?" "Ennuyeux, pesant, fatigant... mais oh... que le résultat est beau !" répondit le garçon avec des yeux brillants. "Je voudrais avoir ta sagesse." "Impossible ! Tu ne peux avoir que ta sagesse, jamais la mienne." "Où est-elle ? Je ne la trouve pas..." "As-tu déjà observé un beau brocart ? Comme ceux de Nishijin à Kyoto ?" "Oui, bien sûr... J'ai habité cinq ans à Kyoto." "Si tu regardes l'envers, c'est une enchevêtrement de fils et de couleurs, désordonné, moche, juste bon à jeter... Mais l'endroit est parfait, magnifique à regarder, précieux à détenir. Arrête de regarder ta vie à l'envers, découvre le bel aspect qu'elle prend à l'endroit." "Quand on est dans le noir... on ne sait plus distinguer l'endroit de l'envers..." regretta Kiyoshi. "C'est vrai, tu as raison... ou mieux, seuls des doigts sensibles et entraînés en seraient capables. Alors soit tu retrouves la lumière, soit tu acquiers les doigts habiles et sensibles comme ceux des aveugles, qui voient et estiment du bout des doigts ce que les yeux ne leur permettent pas d'apprécier." "Tu as donc réponse à tout ?" "Non, sûrement pas. Mais je sais que la réponse est là, même si je ne la trouve pas pour le moment. Peut-être qu'un jour je la trouverai, ou qu'un autre la trouvera pour moi." "Et peut-être que tu ne la trouveras pas et que personne ne la trouvera pour toi..." "Je me contente du possible. Souvent, ce qui paraît tellement lointain est à portée de main... Ici et maintenant..." "Comme dans le haïku..." Le train commença à ralentir. "Voilà, nous sommes arrivés à Kurayoshi." déclara Shiroh. "Si tu veux, je peux d'accompagner jusqu'au bus pour Misasa, pour que tu ne perdes pas de temps..." "Tu es très gentil..." "Je t'en prie... J'espère que je ne t'ai pas ennuyé avec mon bavardage..." "Non..." Les deux garçons descendirent du train. Shiroh le guida jusqu'à la gare routière et Kiyoshi acheta un billet pour Misasa. Ils se saluèrent. Le bus était presque vide. Kiyoshi s'assit sur un siège derrière le chauffeur, du côté opposé, pour voir la route qu'ils emprunteraient. Une fois arrivé Misasa, il mangea un bol de ramen dans un petit restaurant puis il chercha un taxi. Il demanda le prix de la course jusqu'au Sanbutsu-ji. Ce n'était pas très cher. Il embarqua dans le taxi. Arrivé sur place, il entra dans l'enceinte du complexe des temples, demanda où il devait se rendre pour demander audience à l'abbé et alla frapper à la porte qu'on lui avait indiquée.
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