LES TROIS BOUDDHAS CHAPITRE 10
LE CALME APRÈS LA TEMPÊTE

Kobayashi Shinji était assis dans la véranda du monastère qui donnait vers le jardin de l'ouest, perdu dans l'admiration des mille nuances des feuilles automnales. Il se demandait ce que faisait au même instant "son" Kiyoshi, lorsqu'un novice lui dit que l'abbé l'attendait.

Il suivit le garçon dans les couloirs obscurs du monastère. Son cœur battait la chamade. Arrivé en présence de l'abbé, il le salua en s'inclinant. L'abbé lui fit signe de s'asseoir sur l'un des coussins. Le novice leur servit le thé et des gâteaux d'azuki.

"J'ai parlé avec Mudoh-san...", commença l'abbé.

"A-t-il accepté de me rencontrer ?"

"Il ne préfère pas. Il est encore très troublé. Il avait retrouvé la paix de l'esprit, mais il est de nouveau très perturbé..."

"J'en suis désolé. Je ne voulais pas le déranger... J'espérais seulement comprendre la raison de sa fuite, le pourquoi. Comprendre si, sans le vouloir, j'ai fait quelque chose qui l'éloigne de moi..."

"Pour ce que m'a dit ce garçon... je ne pense pas que vous ayez quoi que ce soit à vous reprocher. Le problème est qu'il est amoureux de vous et... d'un autre homme. Il ne pouvait pas faire de choix, et en même temps, il ne pouvait pas continuer à aimer et à duper les deux personnes qu'il aimait..."

"Je comprends. Kiyoshi est un garçon sensible, honnête... C'est pour cela qu'il a fui, qu'il a cherché refuge ici..."

"C'est cela."

"Pauvre garçon. Et maintenant... Il voudrait rester seul, m'avez-vous dit ?"

"Il voudrait comprendre qui choisir, mais il ne se croit pas capable de le faire."

"Ah... L'autre homme... C'est Ohmori-sensei, c'est ça ? J'ai eu l'occasion de le rencontrer, de le connaître. Si je savais qu'il serait plus heureux avec Ohmori-sensei, si Kiyoshi me le disait..."

"Il n'en sait rien, il ne comprend pas, donc il ne pourra pas vous le dire."

"Pour moi... C'est une grande douleur de devoir renoncer à lui... Mais s'il ne veut pas me voir... S'il a décidé de vivre en ermite... Je fais confiance à vos soins, à votre protection... Mais... si seulement je pouvais le voir, lui parler... Pardonnez-moi, mais je suis très déchiré..."

"Déchiré ?"

"Oui. D'une part, je respecte son choix... De l'autre, je voudrais retrouver son amour et qu'il accepte le mien..."

"Il reste tellement d'autres garçons dans le monde qui seraient heureux de vous donner leur amour et d'accepter le vôtre..."

"Oui, bien sûr, il y en a, mais..." murmura Shinji et il ferma les yeux, troublé, en poussant un léger soupir, pour retrouver la maîtrise de lui-même. "S'il n'y a aucun moyen de... le voir, d'être avec lui..."

"Peut-être y aurait-il un moyen..."

"Oui ?"

"Un moyen exigeant... radical....difficile... Et sans certitude."

"Dites-moi..." implora presque l'homme.

"Et bien, si vous voulez... suivre le même chemin... tout abandonner et venir vivre ici comme un ermite, avec lui, dans le Nageire-do... Peut-être pourriez-vous éclaircir les choses et... qui sait... Il pourrait revenir vers vous ou... demander à être affecté dans un autre ermitage."

"Mais s'il acceptait... s'il me voulait... vous nous laisseriez dans le même ermitage ?"

"Sans aucun problème. Mais vous devriez... tout abandonner... et sans certitude de regagner l'amour du garçon... Vous devez y réfléchir posément... C'est une décision grave..."

"De toute façon... même si Kiyoshi me rejette... Je pourrais continuer mes calligraphies, écrire des poèmes, même en vivant ici, non ?"

"Oui, bien sûr. Mais quitter votre demeure, vos biens, votre vie, vos amis..."

"Des choses bien peu importantes, si j'ai une petite chance de voir le retour de Kiyoshi à mes côtés. Donnez-moi juste le temps de rentrer à Kyoto pour tout ranger, fermer la maison et la vendre... Je reviendrai en ramenant juste mes pinceaux, du papier, de l'encre... Avec l'espoir que Kiyoshi accepte de me rencontrer."

"Ne vaudrait-il pas mieux réfléchir encore avant de prendre une telle décision ?"

"Révérend abbé, ne pensez-vous pas que je n'ai fait que ça, pendant tous ces mois, réfléchir à tout ça ? Ne me suis-je pas dit mille fois que je renoncerais à tout pour retrouver l'amour de Kiyoshi ? À présent que cette occasion se présente... pourquoi devrais-je hésiter ?"

L'abbé hocha la tête. "Très bien, si vous êtes sûr..."

"Plus que certain !" s'écria le poète, avec un visage radieux.

"Permettez-moi, avant de reprendre la route de Kyoto pour ranger vos affaires, d'essayer encore une fois de convaincre Mudoh-san de vous rencontrer... de vous informer de son choix..."

"Je serais heureux de lui parler, s'il est d'accord... maintenant ou plus tard... C'est sans importance. Qu'il m'accepte ou non, je n'ai pas l'intention de chercher... un remplaçant. Je préférerais vivre dans ce temple, en ermite, même seul, et écrire mes poèmes, composer mes calligraphies... Les deux années d'amour que j'ai eu la chance de partager avec Kiyoshi... avec Mudoh-san... resteront une source d'inspiration précieuse que personne ne pourra m'enlever."

"Venez avec moi. Nous monterons jusqu'au temple du milieu. Je vais envoyer le novice Momosaki l'appeler pour qu'il descende. Vous vous rencontrerez à côté du temple... Je vous attendrai à l'intérieur..."

"Comme vous le trouverez opportun, révérend Akiyama-Jushoku."

l'abbé envoya Takeichi, lui ordonnant de ne pas dire à Kiyoshi qu'il allait rencontrer Kobayashi-san, mais seulement qu'il allait rencontrer l'abbé qui avait la "réponse". Ils se rendirent tous trois au temple du milieu et le novice continua vers l'ermitage. L'abbé arrêta Shinji hors du temple et lui demanda de s'asseoir sur le porche. Il entra et s'assit derrière une des portes coulissantes d'où il pouvait entendre et voir ce qui se passerait.

Takeichi arriva sur la plateforme du Nageire-do. Kiyoshi fut surpris de l'entendre arriver. Mais il réalisa, puisque ce n'était pas l'heure du repas, que le novice apportait un message de l'abbé. Il se leva et vint à sa rencontre.

"C'est Akiyama-Jushoku qui t'envoie ?" lui demanda-t-il d'une voix tremblante, très ému.

"Oui, il te demande de venir jusqu'au temple du milieu." répondit Takeichi qui, après avoir vu partir le docteur Ohmori et le poète monter avec l'abbé, se doutait bien de ce qui se passait.

Ils descendirent ensemble. Takeichi fit en sorte de rester en arrière, afin de laisser Kiyoshi rencontrer le poète sans qu'il soit présent. Il s'arrêta en vue du temple et se retira entre les buissons, laissant la voie libre.

Kiyoshi ne s'était même pas aperçu qu'il s'était retrouvé seul. Il avait hâte de savoir ce que l'abbé avait à lui dire. Il parcourut les derniers mètres qui le séparaient du temple en pensant que l'abbé l'attendait à l'intérieur... mais il se retrouva face au poète.

"Shinji..." murmura-t-il en sentant le sang affluer à son visage puis refluer, comme des bouffées de chaud et de froid, comme si une fièvre soudaine l'avait saisi.

Le poète se releva quand le garçon arriva devant lui.

"Shinji..." répéta le garçon à voix basse.

"Kiyoshi..." dit l'homme en écho, incroyablement ému.

"Oh, Shinji..." gémit le garçon qui se mit à trembler.

Il aurait voulu se jeter dans ses bras... Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas jusqu'à ce qu'il réalise à qui il devait donner son cœur, son corps, son amour. Il resta figé, comme une statue.

"Veux-tu... pouvons-nous... parler ?"

"Oui... je... je dois... avouer une chose..." dit le garçon et, en essayant de rassembler toute son énergie, la voix brisée et hachée par de nombreuses interruptions, il expliqua au poète les raisons de sa fuite, de son trouble.

Shinji le laissa parler sans l'interrompre. Puis il lui dit, "Kiyoshi... je... j'ai décidé de me faire ermite... avec toi, si tu le désires... ou chacun de son côté, si c'est ce que tu préfères."

"Pourquoi ?"

"Parce que je t'aime. Si l'unique façon d'être avec toi, c'est d'être ermite, j'y suis prêt. Si tu ne veux pas... je préfère être ermite que de retourner... dans le monde."

"Mais... Ohmori-sensei ? Tu sais que je... Je t'aime, je t'aime vraiment, mais s'il... Je suis toujours si perturbé..."

L'abbé se décida à sortir du temple.

"Mudoh-san... J'ai promis de chercher à découvrir lequel des deux hommes était digne de votre amour... Et bien il est devant vous. Ohmori-sensei, s'il devait choisir entre sa vie et son amour... a choisi sa vie, montrant ainsi à quel point son amour était limité, à peine plus qu'un désir de possession que de don de soi."

"Alors..." déclara Kiyoshi en tremblant, "vous laisserez Shinji... Kobayashi-sensei... venir avec moi dans le Nageire-do ? Vous nous permettrez... de rester ensemble ?"

"Si c'est ce que vous désirez vraiment..."

De grosses larmes se mirent à couler sur le beau visage. "Et je pourrais être à Kobayashi-sensei ?"

"Et moi, je serai à toi, Kiyoshi..." dit l'homme, très ému.

"N'est-ce pas ce que vous désiriez tous deux ? Vous sentez-vous prêt, Kimura-san, à accepter l'amour de Kobayashi-sensei et à ne vous donner qu'à lui ?"

Kiyoshi, en proie à une forte émotion, n'avait même pas réalisé que l'abbé, pour la première fois, l'avait appelé par son nom, et non par son nom d'ermite.

"Je suis prêt !" s'écria-t-il en souriant à travers ses larmes.

"Alors... À présent, je peux rentrer à Kyoto, fermer ma maison et revenir ici ?" demanda le poète à l'abbé.

"Non..." répondit Akiyama-jushoku.

"Non ?" demanda le poète, ahuri.

"Je pense qu'il vaut mieux que vous retourniez tout les deux dans le monde. Aucun d'entre vous ne voulait vraiment prendre la vie d'ermite. Aucun d'entre vous n'est fait pour cette vie. Rentrez ensemble à Kyoto... et soyez heureux."

"Veux-tu revenir à Kyoto avec moi ? Ou préfères-tu rester ici ?" demanda le poète.

"Avec toi... N'importe où m'irait aussi."

Takeichi observait à travers les buissons, un large sourire sur le visage. L'abbé lui fit signe d'approcher, puis il dit, "Nous deux, nous retournons au monastère. Ce soir, vous dormirez là avec nous. Demain, Momosaki-kun montera au Nageire-do pour ramener les affaires de Kimura-san." et il redescendit avec le novice vers le monastère.

Restés seuls, Shinji ouvrit ses bras et Kiyoshi s'y réfugia, très ému.

"Es-tu sûr de vouloir revenir à Kyoto avec moi ?"

"Oui, bien sûr."

"Et... Ohmori-san ?"

"Je lui dois ma gratitude pour m'avoir accompagné, donné son enseignement... aimé, aussi. Mais toi... Tu sais me donner le vrai amour, l'amour inconditionnel. C'est pourquoi je veux aussi te donner le même, total, inconditionnel, à toi, rien qu'à toi."

"Ça ne te trouble plus d'avoir dû choisir entre Ohmori-san et moi ?"

"Non, plus maintenant. Akiyama-Jushoku a su m'ouvrir les yeux. Il a été avec moi d'une grande bonté."

Ils s'embrassèrent, enlacés, et sentirent bientôt leurs belles érections réciproques.

Pendant ce temps, tout en descendant vers le monastère, Takeichi demanda, "Akiyama-Jushoku..."

"Que veux-tu ?"

"Je suis content pour Mudoh-sama... pour Kimura-sama."

"Et pour toi ? Tu n'as pas... de peine de perdre ainsi Kimura-san ?"

"Il n'a jamais été à moi. Je suis juste arrivé... à ce qu'il se sente moins seul."

"Et je parie que tu l'as fait... avec plaisir !" lui dit l'abbé en lui donnant une petite tape. "Que vais-je faire de toi ?"

"Un moine, non ?" répondit le garçon en souriant.

"Je me demande si tu es vraiment fait pour cette vie..."

"Bien sûr que je suis fait pour cette vie... J'espère que vous en serez d'accord, Jushoku."

"Oui, peut-être... Takeichi-kun. Peut-être réussirai-je à faire de toi un bon moine : tu as le cœur pur."

Le soir, après un dîner en compagnie des moines suivi des rites du soir, Kiyoshi se retira dans la chambre que l'abbé avait assignée à Shinji. Il alluma la lampe et déroula le futon, puis ils commencèrent à se déshabiller mutuellement.

"Comme tu es beau, Kiyoshi !"

"Même avec la boule à zéro ?"

"Oui, même si je te préférais avec ta coupe précédente. Ça repoussera..."

Ils s'enlacèrent étroitement, leur érection pressée contre l'autre, et ils s'embrassèrent passionnément, tendrement.

"Je..." commença Kiyoshi d'un air hésitant, "Depuis quelques mois... j'ai fait l'amour avec Momosaki Takeichi, le novice..."

"Mais tu n'es pas aussi tombé amoureux de lui, quand même ?", lui demanda le poète d'un ton malicieux.

"Non, mais j'éprouve beaucoup d'affection pour lui. Il m'a beaucoup aidé à reprendre mes esprits, quand je suis arrivé. Me pardonnes-tu ? Je ne m'attendais pas à te revoir... Je m'étais résigné à t'avoir perdu..."

"Si ce garçon t'a aidé à retrouver une certaine sérénité, je ne peux que lui être reconnaissant... Il a un beau sourire, ce novice, un sourire qui arrive d'un cœur pur."

"Oui, c'est vraiment ça", répondit Kiyoshi pendant qu'ils s'étendaient, encore enlacés.

Pendant un moment, ils se caressèrent, s'embrassèrent, les corps se frottant mutuellement. Kiyoshi, attira son aimé sur lui, et après avoir tiré ses jambes contre sa poitrine, il s'offrit avec un sourire heureux.

Shinji se pencha sur lui, et, sans même avoir besoin de guide, il reconquit le couloir secret qui menait au temple de l'amour et le parcourut d'avant en arrière avec un plaisir suave, célébrant le rite sacré et antique pendant que les légers coups sur la grande cloche du temple que faisait lentement balancer Takeichi accompagnaient chaque poussée du tendre poète.

Leur fête des sens culmina avec l'explosion pyrotechnique des deux membres tendus, sans une série de jets puissants qui célébraient leur unité retrouvée. En échangeant des regards lumineux, de tendres sourires, ils se caressèrent doucement.

"Je t'aime, Shinji, je t'aime. À présent, dans mon cœur, il n'y a plus que toi et il n'y aura jamais personne d'autre."


F I N


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