LES TROIS BOUDDHAS | CHAPITRE 9 LA COMPARAISON |
Bien que les rites aient pris fin au milieu de la nuit, le lendemain matin, le monastère s'éveilla à l'heure habituelle. Momosaki monta son repas à Kiyoshi et lui porta un message de l'abbé. "À l'heure du déjeuner, l'abbé vous attendra dans le temple de milieu pour votre discussion habituelle, Mudoh-sama. Il m'a dit de vous prévenir que vous déjeunerez ensemble." C'était inhabituel, mais Kiyoshi n'en fut pas surpris, un des traits du supérieur était de l'habituer à ne pas se créer de schémas fixes, de ne pas en être l'esclave. Il se dit que casser les règles faisait partie de l'enseignement. Une fois, l'abbé lui avait dit, "Apprenez les règles, c'est la seule façon de comprendre comment les contourner le plus efficacement." Le même matin, Shinji et Goroh se croisèrent dans le jardin du monastère. Ils ne se connaissaient pas, sauf de nom. Ils se saluèrent dans les formes traditionnelles. "Êtes-vous venu pour la fête d'hier ? Pour le Hiwatari ?" demanda Goroh. "Non, mais j'en ai profité pour y assister. Ce sont des problèmes personnels qui ont guidé mes pas jusqu'ici." "Oh, C'est aussi le cas pour moi. Mais quand même, la cérémonie de la marche sur les braise était très impressionnante." "Ces rites anciens sont toujours fascinants. Et ils le seraient encore plus avec un cœur sans nuages," dit Shinji avec un sourire voilé de tristesse. "Le cœur n'est qu'un muscle..." fit remarquer le docteur avec une politesse formelle. "Je me suis toujours demandé pourquoi on identifie le cœur avec les sentiments..." "Peut-être tout simplement parce que les sentiments font accélérer ou ralentir le rythme des battements cardiaques. L'esprit, le cœur, l'âme... des noms différents pour une réalité qui nous échappe, et pourtant, si présente en nous." "Les classiques ne parlent jamais de cœur, mais de sentiments, de sensations..." répliqua Goroh. "Pas toujours. Dans le journal d'Izumi Shikibu, par exemple, il est écrit, 'Il m'écrivait des phrases qui me serraient le cœur,' et aussi, 'J'étais abrité de la pluie, mais la tempête faisait rage dans mon cœur'..." "Vous êtes un lettré ? Un professeur de littérature ?" lui demanda Goroh assez surpris qu'il puisse ainsi citer de mémoire un texte assez peu connu. Shinji sourit. "Je ne me suis pas encore présenté..." dit-il en tendant sa carte de visite à Goroh qui lui remit également la sienne. Il suffit à Shinji de lire le nom d'Ohmori pour comprendre qu'il était le professeur de Kiyoshi. Et ce fut comme si un épais brouillard commençait à se dissiper. "Vous... Ohmori-sensei... êtes là pour Kimura Kiyoshi. Je me trompe ?" Le médecin relut la carte de visite. "Vous le connaissez ? Vous aussi êtes là pour lui ?" "Oui. Kiyoshi... était mon amant... Il a disparu et, par hasard, j'ai découvert qu'il était ici..." "Kiyoshi est mon amant. Je suis venu le reprendre," déclara le médecin d'un ton péremptoire. "Il vous a demandé de venir et de le reprendre ?" "Non. Je l'ai appris seulement hier. Je ne l'ai pas encore rencontré." "Pourquoi partirait-il avec vous et pas avec moi ?" s'enquit le poète sans élever le ton. "Mais parce que c'est le mieux. Je peux lui offrir une brillante carrière, comme il le mérite, lui procurer une vie pleine d'honneurs, de confort. Faire fructifier ses talents indubitables dans le domaine de la science médicale. Je l'ai pris en charge, guidé, conduit avec succès jusqu'à un brillant diplôme. Que pouvez-vous lui offrir ? Des poèmes ? D'élégantes calligraphies ?" "Mon sentiment d'amour le plus sincère, c'est ce que je peux lui offrir. On ne vit pas uniquement pour la gloire, la célébrité, l'argent." "Oh. Et on vit encore moins de poésie et de sentiments, si on n'a pas d'argent. Ce que je peux offrir à ce garçon est incomparable avec ce que vous, bien qu'un artiste de talent, pouvez lui offrir." "On dirait presque qu'on le met aux enchères. Qui fait la meilleure offre ? C'est peut-être une bonne chose que le destin nous ait conduits ici le même jour... Ne pensez-vous pas que c'est à Kiyoshi de décider ? Décider qui choisir entre nous deux ou... aucun des deux ? Après tout, il doit bien y avoir un raison pour l'avoir ainsi décidé à disparaître." "Parce qu'il lui a manqué un conseiller déterminé. Le conseiller que je pourrais être. Il serait trop bête de ne pas rentrer à Kyoto avec moi... malgré tout le respect que vous méritez certainement, Kobayashi-sensei." Les deux hommes poursuivirent cette discussion tranquillement, mais avec une égale détermination, chacun tentant inconsciemment de se persuader que Kiyoshi accepterait ce qu'il avait à lui offrir.
À midi, Kiyoshi descendit du Nageire-do. Il marcha le long de l'étroit sentier de la falaise, arriva à la barrière, l'ouvrit et la referma soigneusement derrière lui. Puis il marcha d'un pas léger, comme s'il planait à quelques centimètres d'un sol plat et uni, en direction du temple du milieu. Il entra dans la salle ouverte sur le jardin d'automne. L'abbé était déjà là, assis devant un élégant piètement sculpté. Il le salua et lui fit signe de s'asseoir sur l'autre coussin, face à un autre piètement ancien. Presque immédiatement, une porte s'effaça et Takeichi leur servit le repas. Ils se mirent à manger en silence. Quand ils eurent terminé, Takeichi emporta les piètements, les plateaux et les bols et quand ils furent seuls, l'abbé parla enfin. "Mudoh-san, deux visiteurs sont arrivés dans le monastère qui demandent à vous parler..." Le jeune homme le regarda d'un air étonné. "Deux visiteurs ? Pour moi ? Un instant, il pensa que ce pouvait être Shinji et Goroh, mais il réfléchit qu'ils ne se connaissaient pas, qu'ils ne pouvaient être ensemble. Puis il pensa que ce pouvait aussi être son père et sa mère... Mais comment auraient-ils pu savoir qu'il était là ? Et puis ce n'était pas dans leurs manières de faire un pareil voyage pour le voir... Ils lui auraient plutôt écrit. l'abbé attendit un moment, puis il demanda, "Vous ne me demandez pas qui ils sont ?" "Qui sont-ils ?" "Le Petit Bois (Kobayashi) et la Grande Forêt (Ohmori) sont montés sur la montagne pour étreindre le Village de l'Arbre (Kimura) - l'étoufferont-ils dans leur embrassade ou le protégeront-ils en lui garantissant une vie paisible ?" Kiyoshi poussa un gémissement étouffé et son beau visage serein se fronça légèrement dans un rictus douloureux. "Non..." murmura-t-il d'une voix désespéré et il se mit à trembler. "Ne voulez-vous pas les voir ?" "Non... Je ne peux pas..." "Pourquoi ?" demanda l'abbé. Alors, pour la deuxième fois depuis qu'il avait cherché refuge au Sanbutsu-ji, Kiyoshi raconta aussi à l'abbé toute son histoire, son incapacité à faire un choix qu'il était tenu de faire. "Les aimez-vous tous les deux ?" demanda l'abbé. "Oui... Ils sont différents, mais... Je ne peux pas choisir, je n'en suis pas capable." "Et lequel des deux aimez-vous vraiment... ou aimez-vous le plus ?" "Je ne sais pas... Chacun à sa manière, tous les deux." "Et si vous les rencontriez, peut-être que vous pourriez découvrir lequel des deux est le plus digne de votre amour." "Je ne peux pas... Je ne peux pas... Je n'ai pas cessé d'y penser, depuis que j'ai décidé de quitter Kyoto. Ne sachant pas choisir, ne pouvant pas avoir les deux, j'ai préféré tout abandonner... Je ne peux vraiment pas, Akiyama-Jushoku. Ne me demandez pas de les rencontrer..." supplia le jeune homme qui tremblait de plus en plus. Puis il demanda à voix basse, "Aidez-moi, s'il vous plaît." "Comment puis-je vous aider ? J'espérais que... qu'en vous envoyant Momosaki Takeichi... cela vous aiderait à trouver la sérénité du cœur et de l'esprit... Mais je vois qu'il n'en est rien..." "La bonté, la gentillesse de Takeichi-kun m'ont beaucoup aidé..." "... et sa disponibilité..." compléta l'abbé avec un léger sourire. Kiyoshi le regarda un instant avec surprise, mais il hocha la tête en rougissant légèrement. puis il baissa de nouveau le regard et répéta dans un gémissement, "Je ne peux pas vous répondre... Aidez-moi..." "Tous deux me semblent très déterminés à retrouver votre amour..." "Je les aime..." "... et en plus de votre amour... votre présence... Si vous aviez le moyen de comprendre lequel des deux est celui qu'il vous faut, celui des deux qui vous aime vraiment, ce ne serait pas plus simple ?" "Oui, sûrement... Mais je ne suis pas en mesure de le comprendre. Je ne peux pas les rencontrer... S'il vous plaît..." "Me faites-vous confiance, Mudoh-san ?" "Aveuglément." "Bien. Le plus vite possible, je vous dirai lequel des deux est le bon... Ou aucun des deux... Remontez au Nageire-do... Et essayez de reprendre votre calme... Quand j'aurai une réponse je vous enverrai chercher. Vous viendrez au monastère... et vous saurez. Je ne sais pas vous dire s'il me faudra un jour, un mois ou un an, mais je ferai ce que je peux dans ce moment difficile de votre vie. Si seulement vous m'aviez dit d'entrée pourquoi vous cherchiez refuge dans ce temple..." "Je ne pouvais pas." "Je comprends et ce n'est pas un reproche de ma part. Mais la fuite ne résout jamais rien. On ne peut pas se fuir soi-même. On ne peut pas échapper à l'amour, on doit le vivre à fond, le répandre autour de nous... de la meilleure façon possible. Sachez qu'un grand amour, comme une grande réussite, comportent un grand risque. Rappelez-vous que, parfois, ne pas recevoir ce qu'on voudrait est une grande chance. N'oubliez jamais que la meilleure relation est celle où l'amour mutuel dépasse le besoin mutuel. On vit pour offrir du bonheur aux autres. On juge de son amour à ce qu'il peut donner à l'autre, et pas à ce qu'on peut en recevoir." "Merci, Sensei." "À présent, rentrez en paix dans votre ermitage. N'attendez pas ma réponse, ne vous demandez pas quand vous l'obtiendrez. Cherchez seulement à apaiser la tempête qui fait rage dans votre cœur. Méditez sur la Sutra du Lotus, tentez de comprendre qu'il faut avoir foi dans la nature du Bouddha, dans sa capacité innée à développer la sagesse, le courage et la compassion." "Oui, Sensei." "Allez, à présent, Mudoh-san. Passé cet instant... soit je vous admettrai dans les ordres sacrés, soit vous quitterez ce temple. Quelle que soit ma décision, je vous souhaite une vie sereine." "Je vous remercie, Sensei." L'abbé retourna vers le monastère alors que Kiyoshi, encore profondément ébranlé, remontait au Nageire-do, récitant dans son cœur le Sutra du Lotus, sans s'interrompre.
L'abbé commença par convoquer Ohmori Goroh qui, le premier, avait demandé à rencontrer Kiyoshi. "Professeur... J'ai parlé avec le jeune homme qui vous intéresse tant..." "Quand pourrais-je lui parler ?" demanda le docteur. "C'est impossible pour le moment. Le garçon veut rester dans notre temple, comme ermite." "C'est absurde ! Il doit revenir à Kyoto avec moi !" "Il est majeur, il a le droit de choisir son propre avenir." "Je veux lui parler, je dois le convaincre de... de revenir avec moi, pour... pour être à moi !" "Bien... Il y a peut-être une chance..." "Dites moi !" "Vous devez bien réfléchir, ce n'est pas une chose facile..." "Je n'ai pas peur des difficultés. Dites-moi !" insista le docteur. "Comme le garçon n'a pas l'intention de quitter son ermitage... La seule solution que je vois... c'est que vous quittiez le monde pour vous faire ermite. Dans ce cas, vous vivriez sur le Nageire-do, avec le garçon et ainsi..." Goroh éclata d'un rire nerveux. "Est-ce un plaisanterie ?" "Absolument pas." "Tout abandonner ? Me faire moine ? Abandonner une carrière brillante à son apogée ? Ma maison, tout ce que j'ai ?' "Pour retrouver le garçon..." "Bien sûr ! Vous ne comprenez pas que vous me réclamez des choses absurdes ?" "Non, je ne le comprends pas. Et puis, je ne réclame rien, je vous le propose." "Et peut-être aussi devrais-je tout donner à votre monastère, à votre temple !" s'exclama le docteur d'un ton ironique. "Vous pouvez faire ce qui vous paraît le meilleur, faire ce don à qui vous paraît le plus opportun. Ceci ne me concerne pas." "Je devrais jeter tout ce que j'ai construit au fil des ans ! Rien que pour avoir ce garçon ? C'est ça ! Beaucoup seraient prêts à se mettre avec moi, et avec gratitude !" "J'en suis heureux pour vous. Ainsi, vous me dites que vous n'avez nul besoin de ce garçon ?" "Je n'ai besoin de rien. C'est ce garçon qui a besoin de moi." "Il ne semble pas, puisqu'il a déjà tout abandonné." "Je veux lui parler ! Je veux qu'il me le dise..." "Puis-je vous rappeler que vous êtes notre hôte, Ohmori-sensei. Vous ne pouvez pas... ne rien vouloir. Le garçon refuse de vous rencontrer. Il ne pourrait plus le faire si vous deveniez ermite comme je vous le propose." "Si vous pouvez lui imposer de rester avec moi à Nageire-do, vous pouvez lui imposer de venir me parler." "Je ne lui impose rien. S'il ne voulait pas rester dans le Nageire-do avec vous, le garçon serait libre d'en partir." "Mais ne comprenez-vous pas que c'est ridicule ? Je devrais renoncer à tout, me faire ermite... Et puis peut-être qu'à ce moment, Kiyoshi s'enfuirait de nouveau ?" "C'est un risque, bien sûr." "Non, non, non. Gardez-le, ce garçon stupide et capricieux ! J'ai juste gâché une journée en venant ici. Quel petit inconscient, ingrat ! Comme je me suis trompé sur lui ! Un pauvre garçon, faible, immature... indigne de mon amour, de mes soins, de ma protection. Gardez-le, il est mieux ici, à jouer les ermites." "Vous avez probablement raison, Ohmori-sensei. Ce garçon n'est pas pour vous... Ni vous pour lui. À présent, des engagements importants exigent ma présence. Le novice que je vous ai affecté vous accompagnera pour reprendre vos affaires et vous reconduira jusqu'à votre... belle décapotable", lui dit l'abbé avec une brève inclinaison puis il quitta la pièce. Quand il se fut assuré que le médecin avait quitté le monastère et l'enceinte des temples, il envoya un novice chercher Kobayashi Shinji.
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