LES TROIS BOUDDHAS | CHAPITRE 5 L'ADMISSION AU TEMPLE |
Un jeune novice lui ouvrit la porte. Kiyoshi lui demanda s'il pouvait être reçu par l'abbé. "Le Jushoku est occupé, pour le moment, mais si vous voulez bien attendre..." répondit le novice. "Oui, merci." "Suivez-moi..." Il le conduisit dans une salle avec six tatamis, vide à l'exception de deux coussins posés au sol. Kiyoshi s'assit, posa son sac derrière lui et attendit. Après environ une demi-heure, le novice reparut et plaça une tasse de thé devant lui. "Le Jushoku vous prie de patienter." Kiyoshi s'inclina en signe de remerciement. Quand le garçon fut sorti il but l'excellent thé. Par les shoji, les panneaux couverts de papier translucide faits à la main, arrivait une lumière discrète et parfois les rayons du soleil couchant projetaient des ombres d'oiseaux en vol, et l'on pouvait entendre leurs chants sonores, comme des sifflements. Puis le papier s'assombrit, à mesure que le soleil retournait vers son repos. Quand la pièce fut presque noire, le novice revint avec une lanterne qu'il posa sur le tatami. "Le Jushoku tardera encore un peu..." lui dit-il. "Très bien, merci." répondit Kiyoshi. De nouveau livré à lui-même, Kiyoshi entendit passer par la fenêtre un lointain chant assourdi, les moines étaient réunis pour la prière du soir. La flamme dans la lanterne dansait doucement, projetant sur le papier qui la protégeait de mystérieux idéogrammes d'ombre et de lumière. La porte s'ouvrit de nouveau et un homme de grande taille, vêtu d'un kimono violet sous lequel on en distinguait un blanc entra et salua Kiyoshi suivant la tradition. "Bienvenue au Sanbutsu-ji. Je suis Akiyama Yoshitaka, le Jushoku de ce complexe. On m'a dit que vous désiriez me parler. Quelle est la cause qui a guidé vos pas jusque chez nous ?" Kiyoshi se prosterna. "Mon nom est Kimura Kiyoshi. Je demande humblement à être admis au Sanbutsu-ji comme novice." "Qui vous a donné mon nom ?" "J'ai rencontré votre neveu Ishida Shiroh." "Êtes-vous amis ?" "Non. J'ai eu une conversation avec lui dans le train qui nous conduisait vers Kurayoshi. Quand il a compris que j'allais demander l'admission dans le Sanbutsu-ji, il m'a suggéré de vous faire demander." "Je comprends. Pourquoi voulez-vous entrer dans notre temple, dans l'école Tendai ?" "Pour m'isoler du monde. Pour retrouver la paix. Pour corriger les erreurs du passé." "Avez-vous un problème avec la justice." "Pas avec la justice des hommes, mais avec ma justice intérieure." "Voulez-vous m'en parler ?" Le visage de Kiyoshi perdit son air impassible et se teinta de tristesse. "Le passé... n'existe plus." "Il en est de même pour le présent. Tout est vide." "Je voudrais calmer mon esprit, apprendre à discerner la réalité." "Une intention louable est la base de notre méditation, le shikan. Shi, la méditation pratiquée sur une simple 'position assise', nous laissons nos pensées monter puis se poser, comme les pétales d'une fleur, sans tenter de les attraper, mais pour en comprendre le sens. Kan, la méditation qui mène à expérimenter intuitivement la 'nature réelle' de la réalité, sans porter de jugement, sans idées préconçues, sans désirs, sans pulsions..." "Oui... Exactement." "Notre vie n'est pas une vie facile..." "Je ne cherche pas la facilité, Akiyama-Jushoku." "C'est une vie de sacrifices..." "J'ai renoncé à tout... à tout..." murmura Kiyoshi. "À tout quoi ? Voulez-vous me le dire ?" "Tout... Permettez-moi de ne pas être plus précis... d'oublier." "Pourquoi avoir choisi le complexe de Mitoku-san ?" Kiyoshi tira de la poche de sa veste la photographie découpée dans le dépliant publicitaire et la posa devant le prêtre. L'homme y jeta un coup d'œil. "Le Nageire-do, ou Oku-no-in... un monument national, vieux d'environ mille trois cents ans." "Je voudrais être autorisé à vivre là-haut..." "Normalement, c'est fermé... nous n'y allons que pour des occasions spéciales... Pour y aller, il n'y a qu'un sentier vertigineux, large d'à peine deux empans... Pourquoi vouloir vivre là-haut, en ermite ?" "Pour être totalement séparé du monde que j'ai abandonné derrière moi... pour méditer sans être distrait..." "Le Nageire-do est orienté au nord... Il ne reçoit jamais la lumière du soleil." "En laissant tout, j'ai laissé la lumière du jour." L'abbé sentait la douleur sourdre du corps, de l'esprit et de l'âme de ce garçon assis, le buste droit, les yeux mi-clos, le regard baissé perdu dans le vide. "Ma réponse est... non." dit enfin l'abbé d'une voix basse, mais calme. Kiyoshi s'inclina. "Je vous remercie de votre patience et de m'avoir écouté. Je vous demande la permission de me retirer." "Le novice Momosaki Takeichi vous accompagnera jusqu'à la porte." répondit le moine et il quitta la pièce. Peu après, le novice qui l'avait fait entrer prit la lanterne et le raccompagna en silence jusqu'à la porte du monastère. Kiyoshi remit ses chaussures, s'inclina silencieusement devant le garçon et retourna jusqu'à la porte du complexe de temples. Sans aller plus loin, il s'assit sur le sol en "tailleur", et resta là, droit et immobile, son sac à côté de lui, les mains croisées sur les cuisses, le regard perdu dans l'obscurité, à peine éclairé par un croissant de la lune montante. À l'aube, quand le monastère s'éveilla, Kiyoshi était toujours assis dans la même position. Toute la nature se réveillait et les hommes se remirent à leurs occupations quotidiennes. Kiyoshi entendait les chants des prières du matin venir de l'enceinte. Des pèlerins commencèrent à arriver, des touristes et de vendeurs qui lui jetaient en passant un regard surpris ou intrigué. La journée avançait, une classe joyeuse et turbulente passa à proximité de Kiyoshi, s'assit dans l'herbe, sortit le bento, la boite en plastique. Le déjeuner était disposé dans des compartiments, et ils se mirent à manger. Une fille se leva et vint poser un bento [plateau avec un repas complet] devant lui, puis elle s'éloigna en silence. Kiyoshi s'inclina légèrement en signe de reconnaissance mais il ne toucha pas à la nourriture. De nouveau, au crépuscule, il entendit les chants du rituel vespéral. La nuit recouvrit la place à nouveau déserte et silencieuse de son manteau. Kiyoshi était toujours immobile dans la même position. Il ne sentait presque plus son corps, ni la douleur sourde de ses muscles. À l'aube, le lendemain, quelques moines passèrent le porche et saluèrent Kiyoshi. L'un d'eux lui déclara : "Notre Jushoku vous attend." "Merci." répondit le garçon qui se leva. Il chancela légèrement mais fut immédiatement soutenu par des mains vigoureuses, celle du jeune novice Momosaki qui attrapa son sac, et tout en le soutenant, lui dit, "Venez..." On le conduisit jusqu'à une pièce intérieure de huit tatamis et éclairée par un lampadaire à cinq lampes aux abat-jours en forme de fleur de lotus. L'abbé était assis au centre, sa tête rasée luisait sous le luminaire, vêtu d'un ample kimono noir sur un blanc et d'un carré de brocart rouge sur l'épaule gauche. On aida Kiyoshi à s'asseoir face à l'homme et on les laissa seuls. Pendant un long moment, aucun des deux ne parla. Derrière l'abbé, une grande et ancienne peinture sur soie était pendue au mur et sur sa droite se trouvait un rouleau couvert de longues colonnes d'idéogrammes de dimensions variées, en trois lignes, et munis des sceaux rouges typiques. À sa gauche se trouvait un large vase de terre cuite d'où s'élevait une artistique décoration florale. "Vous n'avez pas touché à la nourriture généreusement offerte..." lui dit l'abbé. "Vous n'avez pas faim ?" "Un peu..." murmura Kiyoshi avec sincérité. "Pourquoi ne mangez-vous pas ?" "Je ne sais pas..." "Vous ne savez pas ?" demanda le prêtre d'un air étonné. "Non, vraiment, je ne sais pas..." "Voulez-vous mourir ?" "Non." "Voulez-vous vivre ?" "Non." "Que désirez-vous, alors ?" "Rien." "Vous ne désirez pas être admis au Nageire-do ?" "Vous m'avez dit que ce n'était pas possible." "Sous peu, on vous apportera le repas du matin. Je vous commande de le manger." "Très bien." "Après... Nous parlerons de nouveau." "Merci." Momosaki Takeichi entra avec un plateau de laque noire, portant quelques bols de laque rouge d'où s'élevait une légère vapeur. Il le posa devant Kiyoshi et s'assit pour attendre. Kiyoshi prit les baguettes de bambou entre le pouce et l'index de ses mains jointes et fit un geste de grâce en direction du supérieur puis il se mit à manger lentement. Quand il eut vidé les bols, il posa les baguettes sur l'un d'eux et fit un geste de remerciement vers le novice qui se leva, prit le plateau et s'éloigna. "Ton nom provisoire sera Mudoh, le 'sans voie'. Aujourd'hui, on te fera ta tonsure, tu recevras ton habit. Pendant ce temps, le novice Momosaki Takeichi ira nettoyer le Nageire-do où tu iras vivre demain. Je te donnerai des textes et une règle que j'ai rédigée spécialement pour toi, où seront fixés tous les rituels que tu devras suivre dans la journée. Momosaki sera seul à monter trois fois par jour pour te porter tes repas. Une fois par semaine, tu passeras une journée complète ici et nous échangerons pour que je te guide sur le chemin." Kiyoshi s'inclina et murmura, "Je vous remercie, Sensei !" "Dans un an, tu seras admis comme moine ou alors tu devras repartir." "Je vous remercie, Sensei !" "Sois reconnaissant à Momosaki qui est d'accord pour monter trois fois pas jour le sentier étroit et dangereux pour t'apporter eau, nourriture et tout ce qui te sera nécessaire." "Je le serai, Sensei." Ainsi, Kiyoshi, qu'on appelait à présent Mudoh, commença sa vie d'ermite, le premier depuis cent ans à vivre dans le Nageire-do, un immense privilège. Trois fois par jour, en équilibre précaire sur l'étroit sentier qui montait sur près de cinq cents mètres avec quelques passages vraiment périlleux, le jeune novice montait, chargé d'eau et de victuailles pour servir l'ermite. Le garçon s'était proposé pour assumer cette tâche pour un motif simple, dès qu'il avait vu Kiyoshi, il avait été profondément impressionné par sa beauté voilée de tristesse. Puis, le voyant immobile à l'extérieur de la clôture du complexe de temple, il avait senti grandir en lui une grande admiration qui s'était vite transformée en amour. Quand il montait servir le jeune ermite, ils n'échangeaient que les mots indispensables. Momosaki s'asseyait en silence en attendant que Mudoh finisse son repas. Puis il redescendait au temple principal pour s'acquitter de son service et suivre les rituels, se préparer à devenir moine. Momosaki avait été admis au monastère à l'âge de seize ans et il était rapidement devenu l'amant du moine Terada Toshio, un homme gentil de trente-deux ans, d'une profonde culture qui l'avait séduit et fait sien. Pendant près de trois ans, le garçon avait volontiers accepté avec gratitude les attentions sexuelles de Terada, le recevant en lui avec plaisir, heureux de jouir avec lui. Mais à présent, pour la première fois, il aurait voulu que ce soit un autre qui profite de ses charmes et il rêvait silencieusement que ce soit Mudoh qui l'accueille sur son futon... Mais il ne disait rien, ne faisait rien pour manifester son rêve, il se contentait de le regarder avec des yeux pleins d'amour. Et puis, après quatre mois, Mudoh s'arrêta un jour de manger le repas qu'il lui avait apporté et lui demanda, "Tu me regardes ?" Le garçon rougit légèrement, baissa le regard et hocha la tête. "Pourquoi me regardes-tu... ainsi ?" "Je serais heureux si un jour, vous pouviez... me sourire. Et que je sache que ce soit moi qui fais éclore ce sourire sur votre visage, dans votre cœur. Vous êtes toujours si triste, Mudoh-sama." "Je n'ai pas de raison de sourire, Momosaki... Et pourquoi voudrais-tu susciter mon sourire ?" "Parce que vous êtes si... beau, Mudoh-sama... Si beau... et moi... je suis... plein de... d'amour pour vous." "Non..." gémit presque le jeune ermite. "Ne prononce plus ce... ce mot." "Amour ?" "Ne dis pas ça !" "Pourquoi ?", demanda le garçon, profondément surpris. "Parce que... C'est précisément pour fuir l'amour que je suis venu ici. Parce que ... J'ai découvert qu'amour et souffrance s'écrivent avec les mêmes caractères." "Ce n'est pas la vérité, Mudoh-sama..." "Qu'en sais-tu ? Tu n'es encore qu'un jeune garçon..." "J'ai déjà dix-neuf ans," déclara Momosaki avec une certaine fierté. "Momosaki... 'le coteau des pêchers en fleurs'... tu es sur une pente bien plus dangereuse que celle qui monte ici... Même si ce n'est pas ta faute." Le garçon sourit, ces mots lui faisaient comprendre que Mudoh n'était pas insensible à ses manières. "Je ne veux pas que tu... Tu ne dois pas... Je ne veux pas de l'amour, de personne. Ni de toi. Ne viens pas troubler la paix que je recherche avec tant d'efforts." "Dans chaque course, chaque course longue et fatigante... il faut parfois faire des pauses." "Je ne peux pas, Momosaki. Je ne peux pas." murmura Kiyoshi qui se remit à manger. Mais après que le garçon fut redescendu vers la vallée, Kiyoshi ne put supprimer son regard de ses pensées. Assis sous le porche du petit temple qui surplombait la vallée, des images importunes se superposaient dans son esprit, mélangées les unes aux autres, Shinji qui le prenait avec amour et tendresse, Goroh avec amour et virilité, Momosaki qui le regardait avec des yeux pleins d'amour... Sa peine, sa douleur n'étaient pas causées par l'amour, mais par son incapacité à n'en accepter qu'un seul, associée à la conscience qu'il ne pourrait pas choisir. Après la déclaration que lui avait faite Momosaki Takeichi, il se sentait encore plus bouleversé. Il se demandait s'il devait accepter l'offre du novice, si elle ne l'aiderait pas à se libérer des deux autres amours... Il rejeta cette idée... Mais elle lui revenait à l'esprit de plus en plus souvent, renouvelée à chaque fois que le gracieux novice lui apportait sa nourriture. Shinji - Takeichi - Goroh - Takeichi - Shinji - Takeichi - Goroh - Takeichi - Shinji - Takeichi - Goroh - Takeichi... Il posa ses mains contre ses tempes et serra de toutes ses forces pour faire cesser cette litanie... Shin - Take - Go - Take - Shin - Take - Go- Take - Shin - Take - Go - Take - Shin - Take - Go - Take... "Assez !" hurla-t-il dans la nuit obscure en se redressant sur le futon étendu dans le petit temple de moins de six mètres sur quatre. Il s'étendit de nouveau, le cœur battant. Le sang qui frappait à ses tempes, déferlait dans ses veines comme un impétueux ruisseau de montagne au moment du dégel. Shi-ta-go - Ta-shi-ta - Go-ta-shi - Ta-go-ta... "Oh... Takeichi ! Takeichi ! Takeichi !" murmura-t-il dans l'obscurité de la chambre et de son cœur. Pour la première fois depuis des mois, une érection impérieuse s'était réveillée, chaude, belle, palpitante, puissante. "Oh... Takeichi! Takeichi! Takeichi!", murmura-t-il vers les poutres minces qui soutenaient ce lieu sacré depuis des siècles. Son corps vibrait comme la grande cloche du temple, sous les coups du grand maillet. "Oh... Takeichi ! Takeichi ! Takeichi !", murmura-t-il avec un sentiment d'intense fatigue, "Je te veux !"
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