LES TROIS BOUDDHAS | CHAPITRE 8 UNE DOUBLE VISITE |
Goroh rangea sa décapotable devant l'enceinte des temples de Sanbutsu-ji. Pèlerins, moines d'autres temples et touristes commençaient à affluer, en car, à pied, avec leur voiture. Les vendeurs ambulants préparaient leur étal bariolé de victuailles, boissons, sucreries, souvenirs et objets d'artisanat. Goroh paya le ticket d'entrée et il consulta le petit guide qu'il avait pris à l'hôtel, il commença la visite des temples et de leurs trésors, gravissant progressivement le Mont Mitoku. Parfois, il s'arrêtait pour prendre des photos des plus beaux panoramas. Il remarqua un très beau jeune novice, qui n'était autre que Momosaki Takeichi, et il prit une photographie de lui. Le novice, sans y voir malice, lui sourit timidement et continua son chemin. Goroh l'arrêta d'un geste et le salua. "Est-ce la route pour le Nageire-do ?" "Oui, monsieur." "Est-ce long pour y monter ?" "Non, pas trop, mais l'accès en est interdit. La route est partiellement bloquée. Au-delà, c'est trop dangereux." "Mais on peut en faire de bonnes photos ?" "Oui, bien sûr." Ils se saluèrent par une légère inclinaison et chacun reprit son chemin. Après un petit pont voûté rouge de bois laqué, Goroh continua à grimper, rencontrant de moins en moins de touristes et de pèlerins. Il respirait à pleins poumons l'air de la montagne et de bois avec le sentiment d'être plein d'énergie. Parfois, il s'arrêtait pour photographier d'autres temples, des chapelles de bois que les moines avaient construits au cours des siècles, puis il reprenait son ascension. Il n'avait pas acheté le guide en vente dans le kiosque à la porte principale, mais il voulait l'acheter au retour. Il préférait faire comme ça, au risque de manquer quelque chose "d'important" mais il ne voulait pas se laisser influencer par un guide. En le lisant plus tard, il comprendrait des choses qu'il n'avait pas vues au premier abord, il en profiterait une deuxième fois. Progressivement, la montée se faisait plus raide, mais ce n'était pas un problème pour ses jambes musclées. Parfois, un panneau indiquait la direction du Nageire-do. Il croisa quelques yama-bushi, dans leurs costumes anciens, caractéristiques, qui descendaient vers la vallée et les photographia. Enfin, il arriva en vue du célèbre ancien temple. Comme il approchait, il prit des photos, certaines avec un grand angle, pour capturer la falaise dans son ensemble et d'autres au téléobjectif pour ne prendre que le temple. Il était fier de son nouvel appareil photo numérique, très puissant et perfectionné, qui lui permettait de faire des photos professionnelles de très haut niveau. Enfin, il arriva au point où le chemin était bloqué. Le temple se dressait sur sa droite, presque au-dessus de lui. Un travail incroyable de génie, surtout en considérant qu'il avait été construit mille trois cents ans plus tôt ! Tout à la main, sans machines. Il remarqua un mouvement sous le porche. Il pointa son appareil et allongea le zoom. Sur le petit écran, l'image s'agrandissait, comme s'il plongeait directement sur la petite silhouette, un moine qui marchait d'avant en arrière. Il suivit le mouvement, agrandissant encore... "Kiyoshi ?" murmura-t-il avec incrédulité. Il prit quelques photos en rafale, en suivant le mouvement du jeune moine. Quand la silhouette disparut, il fit défiler les images sur le petit écran, jusqu'à ce qu'il arrive à une photo du moine en portrait élargi. "Kiyoshi ! Oui, c'est bien lui !" Il regarda, pendant que le sang battait à ses tempes, violemment, s'il y avait un moyen de passer la barrière, mais elle avait été construite dans les règles de l'art. Il regarda la grille qui fermait le chemin et essaya, mais elle était bien fermée. "Que fais-tu là, Kiyoshi ?" demanda-t-il à voix haute. II se retourna et redescendit en courant vers la vallée. Il devait voir l'abbé du temple et lui demander pourquoi Kiyoshi était là-haut, ce qu'il y faisait, depuis quand il était arrivé. Il lui demanderait de le faire venir. Il devait, il voulait le voir, il voulait lui parler. À présent qu'il l'avait retrouvé, il ne le perdrait plus. Il rentrerait avec lui à Kyoto. Il arriva au monastère, essoufflé, surexcité et demanda à être immédiatement reçu par l'abbé. Le novice qu'il avait photographié en montant, Momosaki Takeichi, lui dit qu'à cet instant, l'abbé était très occupé, mais il le fit asseoir dans la salle d'attente. Avant que Momosaki sorte de la pièce, Goroh lui dit, "Dis à l'abbé que je suis le professeur Ohmori Goroh, chef du service de cancérologie de l'hôpital universitaire de Kyoto. Voici ma carte de visite." "Bien sûr, monsieur", dit le garçon d'un air concentré, qui, en entendant le nom, repensa à l'histoire de Kiyoshi. "Et dis-moi..." continua Goroh en le retenant, "qui vit au Nageire-do ?" "Mudoh-sama... Un ermite..." "Depuis combien de temps ?" "Monsieur l'abbé répondra à toutes vos questions..." répondit le novice en s'inclinant et il sortit de la pièce. Takeichi courut chercher l'abbé et lui tendit la carte de visite et, un peu hésitant, il lui raconta ce que Kiyoshi lui avait dit, pourquoi il avait demandé à s'enfermer dans l'antique ermitage. L'abbé hocha la tête. À présent, beaucoup de choses s'éclairaient. Il remercia le novice et lui demanda de ne pas porter le thé à leur invité, qu'un autre novice s'en chargerait. "Dois-je... aller prévenir Mudoh-sama ?" lui demanda Takeichi, troublé. L'abbé eut un léger sourire. "Toujours pressé, toujours à courir, vous, les jeunes. Non, pas encore. Chaque chose en son temps... Laisse-moi m'occuper de tout ça." L'abbé s'occupa d'autres problèmes, laissant passer une heure, puis il entra dans la pièce où le professeur l'attendait. Après quelques politesses, comme l'exigeait l'étiquette, Goroh alla directement au but de sa demande d'audience. "Révérend Akiyama Yoshitaka-Jushoku, je suis venu rechercher mon élève et collaborateur, le docteur Kimura Kiyoshi. Pouvez-vous l'envoyer chercher, s'il vous plaît?" "Il n'y a aucun docteur Kimura dans notre temple..." répondit l'abbé. "Comment ça ? Je l'ai vu, il est au Nageire-do, j'ai pris sa photo, regardez...", reprit l'homme en allumant son appareil et il lui montra sur le petit écran l'image limpide de Kiyoshi. "Ah, vous parlez du jeune ermite Mudoh, qui a demandé à être ordonné ici, dans notre temple..." "Ne me dites pas que vous ne savez pas qu'il se nomme Kimura Kiyoshi..." "Il s'appelait... Il est venu là pour chercher la paix du cœur, et de l'esprit. Pourquoi voulez-vous le troubler ?" "Il y a un lien spécial entre moi et ce garçon. J'ai pris soin de lui plus que ne le ferais un père, je lui ai préparé une brillante carrière, il me doit beaucoup. J'en ai fait mon assistant..." "Tout cela, à l'évidence, n'intéresse plus ce garçon, je pense..." "Il me doit de la reconnaissance. Il a disparu sans rien dire à personne... C'est une folie de jeunesse..." "La... folie, comme vous dites, n'a pas d'âge, et ce qui est folie aux yeux de l'un est sagesse aux yeux des autres... S'il a choisi de se retirer du monde..." "Faites-le descendre, laissez-moi le voir... Il reviendra avec moi à Kyoto, j'en suis sûr." "Pourquoi voulez-vous troubler la paix... qu'avec tant de difficulté, il semble à présent avoir trouvée ? Je n'y vois aucune bonne raison, éminent professeur." "Je dois rencontrer ce garçon et lui faire entendre raison. Il en peut pas ainsi rejeter tout ce que j'ai fait pour lui." "Il l'a déjà fait." "Vous ne pouvez pas le garder prisonnier ici !" "Je ne le garde pas prisonnier, croyez-moi. Oh, vous parlez peut-être de la grille sur le chemin du Nageire-do ? Mais Mudoh en dispose de la clé, il peut sortir quand bon lui semble." "Prisonnier... psychologiquement, je veux dire. Ce garçon est doux... Il n'est pas faible, pourtant, mais... S'il se laisse guider par un homme énergique..." "Vous, par exemple, Sensei ?" "Certainement. Sous ma direction, il pourra devenir un médecin respecté, estimé, honoré..." "Et si tout cela ne l'intéresse plus ?" "Ce n'est pas possible ! Je le connais très bien..." "C'est chose rare que de très bien connaître quelqu'un, quand il est si difficile de se connaître soi-même... Ne pensez-vous pas que Mudoh-san cherche justement à se connaître lui-même ? Peut-être voulez-vous l'en empêcher ?" Goroh changea soudain de tactique. "C'est la première fois que j'ai le plaisir de visiter votre splendide ensemble de temples vénérables..." "Oui ?" demanda poliment l'abbé, toujours imperturbable. "J'ai remarqué que certains auraient besoin d'une restauration, pour les rendre à leur ancienne splendeur." "Bien sûr. Nous faisons de notre mieux pour les préserver et transmettre à nos descendants ce que les ancêtres nous ont légué. Mais nos moyens ne sont pas toujours adéquats." "Je serais heureux de faire un don substantiel pour restaurer un des temples du Sanbutsu-ji..." "Est-ce si important pour vous d'obtenir ce que vous voulez ?" "Persuadez ce garçon de revenir avec moi... Ou laissez-moi lui parler, le convaincre..." "Qui est ce garçon, pour vous ?" "Mon assistant... mon protégé... Plus qu'un fils..." "Oui, mais quoi d'autre ?" Goroh hésita un moment, puis il dit, "Il m'a promis... de... Il s'est donné à moi... totalement." "Il était votre amant ?", demanda l'abbé d'un ton égal. Goroh ne répondit pas immédiatement. "J'ai autant ce garçon à cœur que... de contribuer à la restauration des monuments de ce lieu saint..." "Je vois... Je vois... Très estimable... Nous élevons nos prières pour nos bienfaiteurs... C'est l'unique chose que nous puissions donner en retour." "Je ne vous propose pas une affaire !", répondit le professeur d'un ton sec. "Je vous demande seulement de m'aider à obtenir ce qui..." "Vous appartient ?" "... me tient à cœur. Croyez-moi, je suis prêt à faire n'importe quoi pour que Kimura Kiyoshi revienne avec moi." "Je vois... Je comprends. Aujourd'hui est un jour particulier, ma charge m'impose de traiter des affaires... plus urgentes. Soyez notre invité, cher professeur. Et je vous promets que demain, j'irai parler avec Mudoh-san, et s'il est d'accord pour parler avec vous, soyez sûr que je ne m'y opposerai pas. Un seule journée de patience, d'attente." Goroh resta pensif un moment, puis il s'inclina brièvement en signe d'acceptation. L'abbé le salua et quitta la pièce. Il appela un novice et le chargea de conduire le professeur dans une des chambres d'invité et de rester à son service tant qu'il serait dans le monastère. Puis il retourna s'occuper des rites et des célébrations. Mais d'abord, il appela Momosaki Takeichi et lui demanda s'il était capable, quand il monterait son repas à Kiyoshi, de ne pas lui laisser comprendre qu'un de ses amants était l'hôte du monastère. Le garçon promit qu'il ne laisserait rien paraître devant le jeune ermite. Quand il porta son plateau à Kiyoshi avec la nourriture et l'eau, ce dernier l'accueillit avec un léger sourire. "Il y a un grand désordre, en bas, dans la vallée." dit le garçon en le regardant pendant que Kiyoshi se mettait à manger. "Qui heureusement ne monte pas jusqu'ici..." "Aujourd'hui, je ne peux pas rester... Il y a beaucoup à faire, en bas, avec tous ces pèlerins qui sont arrivés." "C'est très bien", répondit Kiyoshi. "Si tu ne peux pas m'amener à dîner, je peux m'en passer aussi..." "Non, pour ça, je trouverai sûrement du temps. Sauf que je ne pourrai pas rester." "C'est très bien", répéta Kiyoshi avec un léger sourire.
Quand, en début d'après-midi, le poète et calligraphe, Kobayashi Shinji descendit du taxi devant la porte d'entrée de l'enceinte du temple, ce dernier était déjà plein d'une multitude de pèlerins et de touristes. Il alla immédiatement frapper au monastère. Un moine lui ouvrit auquel il tendit sa carte de visite. "Je sais bien qu'aujourd'hui, monsieur l'abbé est certainement très occupé, mais une importante question m'a conduit de Kyoto jusqu'ici. Pourriez-vous lui demander s'il peut m'accorder une audience ?" Le moine le fit asseoir dans la salle d'attente. Peu après, il lui apporta du thé et des gâteaux. "Akiyama-Jushoku vous demande de patienter quelques instants, puis il vous recevra." "Remerciez monsieur l'abbé pour sa courtoisie. J'attendrai le temps nécessaire. Je regrette de devoir le déranger un jour comme celui-ci..." L'abbé, devant la carte de visite de Shinji, eut un sourire fugace et murmura pour lui-même, "Voilà le second amant... ou le premier dans l'ordre chronologique... Aujourd'hui semble être une journée très particulière..." Dès qu'il trouva quelques minutes, l'abbé vint à la rencontre du poète. "Je suis très honoré de recevoir votre visite, Kobayashi-sensei. Trois de vos œuvres sont conservées dans notre monastère..." "Tout l'honneur est pour moi, révérend Akiyama-Jushoku. Je suis désolé de vous déranger par un jour comme celui-ci. Je vous remercie de me consacrer un peu de votre temps." "Puis-je vous être utile en quelque chose, Kobayashi-sensei ?" "Depuis près d'un an, je recherche... une personne que j'aime et qui a disparu. Par une pure coïncidence, j'ai découvert qu'il est à présent ici avec vous. Je veux parler de Kimura Kiyoshi... Comment va ce garçon ?" "Bien... Maintenant, il est ermite sur le Nageire-do... Pour retrouver la paix du cœur et de l'esprit..." "Une paix que, bien évidemment, je n'ai pas réussi à lui apporter..." "Personne ne peut l'apporter à un autre. Chacun doit la trouver en lui-même." "La chose la plus importante, c'est qu'à présent, il aille bien. Mais... Ça me ferait plaisir de pouvoir aussi le rencontrer..." "Pour le faire revenir avec vous ?" "Pour lui demander s'il désire revenir avec moi. Kiyoshi a évidemment besoin d'une période de solitude pour voir clair en lui-même... Et si ce temps n'est pas suffisant... Et s'il est toujours disposé à accepter mon amour et à me donner le sien, je me sentirai l'homme le plus heureux du monde..." "Mais si par contre..." commença l'abbé. "Je respecterai sa décision, bien sûr. Même si c'est douloureux, croyez-moi. Pour moi, Kiyoshi est important... Et j'espère l'être encore pour lui. Croyez-vous qu'il soit possible que je le rencontre ?" "Je ne sais pas encore, Kobayashi-sensei. Aujourd'hui est un jour particulier, les fêtes... les rites..." "Je vous prie de me pardonner... Dès que je l'ai vu à la télévision... Je me suis précipité sans réfléchir..." "Si vous, Sensei, pouviez gracieusement accepter notre hospitalité... Demain, j'irai parler à Mudoh-san, comme nous l'appelons à présent, pour voir s'il souhaite vous rencontrer..." "Je vous remercie pour votre courtoisie, Akiyama-Jushoku. J'attendrai bien volontiers jusqu'à demain." L'abbé appela un autre novice qu'il plaça au service du poète et désigna aussi une chambre à Shinji puis il retourna remplir ses obligations.
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