LE GARÇON VÉNITIEN | CHAPITRE 8 Une approche graduelle |
À la fin de l'agréable dimanche passé avec Zulian, Domenico se sentait de plus en plus amoureux du garçon. Ils avaient assez parlé, chaque fois qu'ils étaient descendus pour visiter quelque chose, et ils prirent aussi le déjeuner et le dîner ensemble. Mais chaque fois que Domenico avait essayé d'aborder le sujet de la vie du garçon, celui-ci avait doucement mais habilement esquivé et ne lui avait pas permis d'explorer ce sujet. À la fin ils s'étaient séparés et Domenico lui avait donné un bon pourboire. "J'ai passé une merveilleuse journée, grâce à toi." dit-il. "Je serais ravi de pouvoir en passer d'autres, je voudrais me faire emmener à revoir les plus beaux endroits que nous avons vu aujourd'hui, un peu à la fois, plus calmement et même les îles voisines." "Je vous remercie, monsieur Ferrari, vous êtes très gentil. Mais je viens de faire seulement mon travail, mon devoir." "Disons alors que tu l'as fait très bien. Et que tu es un garçon d'agréable compagnie." "Je vous emmènerais volontiers où vous voulez, monsieur. Vous aussi êtes une personne de bonne compagnie, et ça a été un plaisir de vous servir." dit-il avec un sourire chaleureux. Domenico sentit un forte envie de le serrer dans ses bras, de l'embrasser, et il aurait pu le faire parce que, à ce moment-là, il n'y avait personne en vue, mais il se contint : il ne voulait pas que Zulian comprenne mal ses intentions. Dans les jours suivants, il ne fit que penser à ce beau garçon, beau, non seulement physiquement mais, comme il lui avait permis d'entrevoir, beau aussi dans l'âme. Il ne lui était jamais arrivé de se sentir tellement en amour avec quelqu'un : le classique coup de foudre, le véritable amour à première vue. Il se demanda, presque surpris, comment il pouvait exister dans le monde quelqu'un de si spécial ! Il réussit à le "réserver" pour une autre journée complète. Il se fit amener à l'île de Torcello. Ils se sont promenés dans l'île, pour visiter la cathédrale, le Baptistère et le Martyrium de Sainte Fosca. Domenico, qui avait lu un guide avant d'y aller, lui expliqua que S. Maria Assunta était le plus ancien monument de Venise. La basilique était divisée en trois nefs, avec des colonnes de marbre grec et un portail en marbre du neuvième siècle et des linteaux ornés de bas-reliefs à branches du onzième siècle. Des grandes mosaïques byzantines vénitiennes décoraient l'intérieur, à partir du sol, en continuant avec ceux qui décoraient l'abside et l'arc de triomphe. "Vous savez plein de choses, monsieur Ferrari ! Mieux qu'un guide touristique." dit Zulian avec un regard admiratif, comme ils quittaient l'église. "Allons nous asseoir là..." dit Domenico indiquant un banc de pierre. "Vous êtes un médecin, n'êtes-vous pas, monsieur Ferrari ?" "Oui, pourquoi, t'as un problème ?" Zulian sourit : "Remerciant le Seigneur, j'en ai pas. Le patron m'avait dit que vous êtes de Milan, mais maintenant vous vivez ici à Venise, et que vous êtes un médecin. Comment ça ce fait que vous soyez venu ici ?" "Un oncle était médecin ici, et il a pris sa retraite, alors j'ai pris sa place." "Et votre ville ne vous manque pas ?" "Non, je suis très bien ici à Venise." "Je crois que je me sentirai vraiment mal si un jour je dois quitter ma Venise. Nous sommes des gens pauvres, mais je pense qu'il vaut mieux d'être pauvre ici qu'en un autre endroit." "Vous êtes nombreux, dans ta famille ?" "Une douzaine... Il y a ma grand-mère, mon père et ma mère, et nous sommes huit frères et sœurs, même si un fait maintenant l'armée... et puis aussi un cousin." "Et vous êtes tous d'accord ?" lui demanda Domenico: il voulait savoir ce que Zulian pensait de Toni, mais il ne voulait pas poser une question directe. "Eh bien, plus ou moins. Vous savez... mon frère, celui qui maintenant est à l'armée, il allait avec une... pute et ainsi il a pris une vilaine maladie." "Ah. Malheureusement, ça arrive, si on ne prend pas de précautions." Zulian hocha la tête. Puis il dit : "Je ne sais pas si mon père était plus en colère pour la maladie ou pour l'argent qu'il avait dépensé pour aller avec cette femme. Je... je n'y suis allé jamais... avec une femme." "Tu es encore jeune..." "À part ça. Ça ne m'intéresse pas." murmura-t-il, en regardant vers le bas et en rougissant légèrement. "Moi non plus..." murmura Dominique, en le regardant du coin de l'œil. Pendant un certain temps les deux étaient silencieux, puis Domenico dit : "Qu'en dis-tu si nous allions déjeuner ?" "Vous aimez le poisson ?" "Oui." "Alors, venez, il y a un restaurant où ils le font bien. Je... je ne veux même pas me marier." dit-il, reprenant la conversation comme ils marchaient côte à côte. "Moi non plus." "Pourquoi vous êtes... si gentil avec moi? " demanda doucement Zulian. "Parce que je t'aime." "Mais... vous ne... vous ne faites pas comme... quelques autres messieurs qui..." "Bien que je le voudrais." Zulian le regarda levant brusquement la tête, puis de nouveau regarda la route, se tut pendant un certain temps, puis demanda : "Je... je ne sais pas si... Je... je ne me sens pas de... aller avec n'importe qui..." "Je te comprends." "Vous... vous me semblez une personne bien et... et je me trouve bien avec vous, mais..." "Je ne te demande rien, Zulian..." "Non, c'est vrai. Mais vous m'avez dit que... qu'il vous plairait..." dit le garçon, avec une expression sérieuse, presque courroucée. "Je ne devais pas te le dire ?" "Je ne sais pas. Je... J'ai eu... une mauvaise histoire..." "Avec l'un de tes clients ?" "Non... avec mon cousin... Je... je avec lui... eh bien, vous avez compris, non ? Et je l'aimais, mais... mais puis j'ai su qu'il... qu'il allait avec les messieurs... vénitiens et étrangers... pour l'argent..." "Ce cousin qui vit avec vous ?" "Oui, lui. Il allait avec ces messieurs et puis... la nuit avec moi... c'est un traître ! Nous-nous étions promis que... Alors maintenant... je ne... je ne veux pas... je ne peux pas faire comme lui, vous comprenez ?" "En plus qu'avec lui, tu ne l'as jamais fait avec personne ?" "Non." s'exclama-t-il puis il rougit et ajouta d'une voix basse : "C'est faux. Une fois... dans la maison où mon cousin allait... une fois j'ai essayé... par colère, pour... je ne sais pas non plus... Pour l'argent... et ça ne m'a pas plu... C'est-à-dire... mon corps s'est amusé mais... mais ça ne m'a pas plu. Moi, monsieur, je ne suis pas en vente." "À moi cependant... il me plairait si nous deux on pouvait devenir amis." "Mais vous avez dit que vous aimeriez aussi..." "Je voudrais si nous pouvions être amis... mais tellement amis à désirer tous les deux de nous le dire aussi... de cette manière. Je t'aime beaucoup, Zulian, et pas seulement ton corps." "Vous aussi, je vous aime, monsieur. Vraiment. Vous êtes aussi un bel homme. Mais..." "Je ne te demande rien, Zulian. Mais je l'espère, honnêtement. J'espère que tu puisses un jour... sentir pour moi ce que je ressens pour toi." "Vous êtes différent des autres. Vous n'avez pas mis vos mains sur moi... vous ne m'avez pas demandé combien je veux... vous ne m'avez pas promis des beaux cadeaux..." "Parce que je te respecte, Zulian. Mais... tu ne peux pas me demander de ne pas espérer que toi aussi un jour... peut-être en nous connaissant mieux..." "Pour ça, vous voulez... vous me choisissez toujours pour faire vos tours ?" "Ça te dérange ?" "Non... bien au contraire. Avec vous, je suis bien, je vous l'ai dit. Mais... mais je ne peux pas vous promettre quoi que ce soit, vous comprenez ?" "Pour moi, ça va bien ainsi." "Mais pourquoi est-ce que vous m'avez demandé moi, déjà la première fois ?" "Une personne qui nous connaît tous deux, m'a parlé beaucoup de toi, et avec des mots si beaux, qu'il m'a intrigué. Et je vis qu'il avait raison, en fait, tu es même mieux de que ce qu'il me disait. Et... et ainsi je suis en amour avec toi." "En amour ?" il demanda soulevant à nouveau la tête et le regardant surpris. "Vous ne... vous ne plaisantez pas ?" "Non, absolument pas." "Mais je ne suis pas... Je veux dire..." "C'est bien ainsi, Zulian." Ils sont arrivés à la taverne et, au cours du déjeuner, ils ont parlé d'autre sujets. Peu à peu, le garçon a retrouvé son sourire et son agréable insouciance. Ils ne touchèrent plus ce sujet pour le reste de la visite à Torcello. Quand ils sont partis, Domenico hésita, se demandant s'il pourrait bien lui donner un pourboire comme la fois précédente ou non : il avait peur que, maintenant qu'il avait révélé à Zulian ce qu'il ressentait pour lui, il pût interpréter mal son geste. Mais finalement, il décida de prendre le risque et le lui donna de toute façon. Le garçon le remercia avec un léger sourire et Domenico laissa échapper un soupir silencieux de soulagement. Au cours de la semaine, Toni retourna le trouver. Domenico lui dit : "Je suis heureux de te voir, Toni, mais... je ne me sens pas faire à l'amour avec toi..." "Vous n'êtes pas bien, docteur ?" Le jeune homme sourit : "Non, je vais bien, Je ne me sens pas parce que... je suis en train de tomber en amour avec un garçon." "Ah, je vois. Eh bien... tant pis. Je veux dire, désolé, je ne voulais pas... Je suis heureux pour vous, mais... Oui, s'il est en amour avec vous, je comprends que vous voulez baiser avec lui..." "Il n'est pas en amour avec moi, et nous n'avons rien fait." "Quoi? Alors non, je ne vous comprends pas. Eh bien, je veux dire... Mais vous lui avez dit ce que vous ressentez pour lui ?" "Oui... Mais il a eu une grosse déception et maintenant... Je crois qu'il ne veut pas se brûler à nouveau." "Ah. Un peu comme Zulian pour ma faute..." a commencé à dire Toni, puis il le regarda avec de grands yeux et demanda : "Mais pas... par hasard... vous voulez dire que..." "C'est ainsi, Toni. Tu m'en as tellement parlé que... que j'ai senti le désir de le connaître... et ce fut l'amour à première vue." "Oh cela, alors... Vous êtes tombé en amour avec Zulian ! Eh bien, eh bien... à y penser... Je vous verrais bien ensemble." "Il ne dit rien à la maison, que je le paie pour m'apporter en tour en gondole ?" "Non. À part qu'avec moi il ne parle presque pas. Aussi à la maison, il ne dit pas grande chose de son travail. Et quand c'est que vous le voyez encore ?" "Dimanche prochain..." "Et vous l'avez vu les deux derniers dimanches, je parie..." "Oui, pourquoi ?" "Je comprends maintenant pourquoi samedi soir il faisait un tel tapage pour que ses habits de gondolier fussent en ordre ! Mais alors... il tient à vous... il n'a jamais tant ennuyé sa mère !" Domenico sourit. "Mais... vous ne lui avez pas parlé de moi ?" "Non, je veux dire... sans dire ton nom. Il m'a demandé pourquoi j'ai toujours demandé après lui et je lui ai dit qu'un de mes amis m'avait parlé de lui." "Je serais heureux si les deux vous... si vous mettez ensemble." "Oh oui ? Et pourquoi ?" "Parce que... vous pouvez peut-être lui donner ce que je n'ai pas pu." "Tu es un cher garçon, Toni. J'espère que Zulian puisse te pardonner... tu le mérites." "Non, je ne le mérite pas. Je suis... Je suis un mauvais gars." "Je ne te crois pas. Tu ne dois pas le croire toi non plus." Toni lui sourit : "Parce que vous êtes bon... Vous ne voulez pas lui mettre une corne, même s'il ne vous a pas encore dit d'oui." Il vint, enfin, le nouveau dimanche, et Domenico demanda à Zulian de le transporter à l'île de Burano, une traversée d'environ neuf kilomètres. Amarré près de San Martino Vescovo, passé devant le Palazzo del Podestà ils se promenèrent parmi les maisons rustiques à un ou deux étages, presque toutes les mêmes avec leurs fenêtres carrées simples, mais chacune peinte dans des couleurs vives : jaune, vert, rouge, bleu... On disait que les femmes peignaient ainsi les murs, pour que leurs hommes, de la mer, puissent reconnaître leurs maisons au retour de la pêche. Ils marchaient lentement, en regardant autour avec curiosité. Les femmes, tout en brodant assises aux portes des maisons, parlaient les unes aux autres à haute voix, gaies et bavardes dans leur dialecte qui avait la particularité de doubler presque toutes consonnes. L'art ancien de la dentelle à l'aiguille à coudre, pas appuyée à un tissu sous-jacent, était typique de Burano, avec le point en air, le point à rosettes et le point contre-coupé, lourd et solennel dans les volutes amples du relief. Zulian les regardait travailler, fasciné. "Choisis deux fines dentelles, Zulian, que je veux en acheter. Deux napperons à mettre sur la table." "Moi, monsieur ? Je ne saurais pas..." "Et donc, donne-moi un conseil. Lesquels te semblent plus beaux ?" "Un peu tous, monsieur... Quoi qu'il en soit... celui-ci... et aussi celui-ci me semblent tout simplement magnifiques." Domenico les acheta et les fit envelopper séparément. Puis il en donna un à Zulian : "Voilà, celui-ci tu l'apportes en cadeau à ta mère, l'autre, je le garde pour me souvenir de cette belle journée." Zulian accepta avec un sourire : "Ma mère sera heureuse... Je crois qu'elle n'a jamais eu une si belle chose." La simplicité avec laquelle le garçon avait accepté ce cadeau plut à Domenico. Ils s'arrêtèrent déjeuner dans un petit restaurant à Mandracchio, et mangèrent de la polenta avec du poisson arrosé d'un bon vin. "Tu ne lui as vraiment pas pardonné, à ton cousin Toni ?" il demanda à un moment donné. "Ce qu'il m'a fait... c'est moche, vraiment moche. Il s'est joué de moi, vous voyez, il s'est joué de mes sentiments, monsieur !" "Et tu ne penses pas que maintenant il le regrette ?" "Il avait à y penser avant. Pas après. Je lui avais donné mon cœur, pas seulement... pas seulement..." dit-il, puis baissa les yeux et compléta, à voix basse, "... pas seulement mon cul !" Domenico lui mit instinctivement une main sur la sienne. Zulian le regarda un peu surpris, mais il ne retira pas sa main. "Ça te fait encore mal ?" lui demanda gentiment le docteur. Zulian haussa les épaules : "Ben, un peu moins... Moins qu'avant. Mais ce n'est pas bien pour sûr. Je pourrais même lui pardonner, peut-être, je ne sais pas, mais... Ça a été bien laid ce qu'il m'a fait..." "Parfois, nous blessons quelqu'un même sans le vouloir..." "Vous pouvez avoir raison, vous, monsieur, mais le mal fait demeure." "Bien sûr... il reste tant que nous ne le pardonnons pas." dit Domenico, retirant sa main et recommençant à manger. "Donc... vous voulez dire... que maintenant cet enfer que je ressens est ma faute ?" demanda le garçon un peu étonné. "Non, pas de ta faute, c'est clair... Ce n'est pas toi qui l'as fait, mais tu contribues à le faire rester, pour ainsi dire. Toni t'a fait du mal, je le comprends, mais maintenant ne crois tu pas que, en continuant à le remâcher en toi, tu es en train de te faire du mal tout seul ?" Zulian secoua la tête : "Je ne sais pas, je dois y penser, je crois. Mais je ne peux pas oublier ce qu'il m'a fait..." "Quand ta mère t'a donné naissance, elle a souffert. Mais elle n'y pense certainement pas chaque fois qu'elle te voit : maintenant elle pense seulement que tu grandis de plus en plus, que tu es beau, que tu es bon. Bien sûr, elle n'oublie pas qu'elle a souffert : lorsqu'elle repense à l'accouchement, elle s'en souvient. Mais cette douleur... elle est partie." Zulian ne répliqua pas : il était pensif, et Domenico n'insista pas. Après le déjeuner, ils allèrent chercher un café, puis ils recommencèrent à contourner l'île, en visitant San Moro, San Vito et l'église déconsacrée de Santa Maria delle Grazie, et tournèrent de nouveau dans les étroites calli à regarder les brodeuses. Lorsque Zulian le raccompagna à la maison, au delà de fixer un rendez-vous pour le dimanche suivant, il lui dit : "Je penserai à ce que vous m'avez dit de Toni, monsieur Ferrari. À ce que vous m'avez dit de moi... qu'on peut être capable de pardonner sans être capable d'oublier aussi. Et merci pour le napperon." "Merci pour la belle journée que tu m'as donnée, Zulian." "Oh, vous aussi vous me donnez toujours des belles journées !" dit le garçon avec un beau sourire et, remonté sur la gondole, il s'en alla. Au cours de la semaine, alors que, traversant le pont de Rialto, Domenico retournait à son cabinet médical, il rencontra Simon. "Bonjour, monsieur le docteur. Comment allez-vous ?" Domenico sourit : "Habituellement, c'est le médecin qui demande aux autres comment ils vont. Je vais bien, et vous ?" "Oé, que vous me vouvoyez, maintenant, docteur ?" demanda le jeune homme, surpris. "Non, idiot ! Vous, c'est toi et Toni !" répondit le docteur en riant. "Ah, oui... Plutôt bien. Sauf que mon père ne veut pas le faire dormir dans l'entrepôt... je l'espérais... mais ça ne fait rien. Oui, je suis très bien avec Toni, c'est un petit diable! Mais... il m'a dit que vous... que vous êtes avec son cousin ?" "Pas vraiment. Ce garçon me plaît vraiment beaucoup, mais il n'y a toujours rien entre nous. Ça t'est passé cette petite douleur à l'aine ?" "Ah, il semble bien. Mais je continue à faire comme vous m'avez dit. Bien que la nuit, au lieu de l'oreiller entre mes jambes, j'aimerais avoir mon Toni..." dit le jeune homme en riant. "Toni m'a dit que tu es sur le point de partir pour le service militaire... Comment vous ferez, éloignés pour tant d'années ?" "Eh, monsieur docteur... nous nous débrouillerons. Mais mon père dit qu'il réussira à me faire assigner à Padoue peut-être, donc parfois je pourrai revenir en congé et passer un peu de temps avec Toni." Dimanche matin, le temps menaçait la pluie, et il faisait froid. Cependant Zulian emmena Domenico à Murano, comme ils avaient programmé. L'île de Murano, juste au nord-est de Venise, le long du canal Marani, est un peu comme Venise : une douzaine d'îles sont regroupées le long d'un canal qui prend trois noms différents le long du chemin : canal San Giovanni, Ponte Longo et le canal des Anges. Le verre est la marque de l'île. Le long du rio des verriers, ils s'arrêtaient pour regarder et commenter ensemble les typiques maisons-verreries. Ils entrèrent dans la verrerie qui était à l'intérieur de l'ancienne église désacralisée de Santa Chiara, regarder les souffleurs de verre et les artisans qui en fondant des petits bouts de pâte de verre coloré construisaient plantes, fleurs, animaux, figures humaines avec une maîtrise rare. Passé le pont Vivarini, arrivé en face de la belle église de Santa Maria et San Donato dans un parfait style byzantin, Domenico fit remarquer à Zulian le fait que Venise est si enracinée dans l'habitude de cohabiter avec l'eau et de la préférer à la terre ferme que église est orientée de façon à montrer ce qu'elle a de plus beau à qui arrive de la mer : son abside admirable. Quand ils sont allés chercher un restaurant où s'arrêter pour déjeuner, ils étaient tous les deux un peu transis de froid, et pourtant joyeux et bavards comme d'habitude. "Vous savez, monsieur Ferrari, que même si je suis né à Venise et Murano est à un jet de pierre de là, je n'étais jamais entré dans une verrerie ? Quel endroit magique, n'est ce pas ? Que de belles choses ils font, et il semble que tout cela soit si facile, à les voir travailler, mais ce doit être très difficile, je pense." "Oui, tu as raison : c'était un peu comme entrer dans l'antre d'un alchimiste. Et au moins là-dedans il faisait chaud." "Vous avez eu froid, monsieur Ferrari ? Aujourd'hui ce n'est pas une belle journée, l'hiver a commencé." "Mais oui que c'est une belle journée, par contre... parce que je suis avec toi de nouveau..." Zulian sourit et une rougeur légère colora de ses joues, mais il le regarda avec des yeux brillants et hocha la tête. Pendant qu'ils mangeaient, un musicien de rue entra dans le restaurant avec son violon et se mit à faire de la musique : il joua des chansons tsiganes, des rythmes apparemment joyeux mais imprégné de mélancolie, de toute façon romantiques. Quand l'homme tourna pour les tables pour prendre les pourboires des clients, Domenico lui donna quelques pièces de monnaie, et lui demanda de jouer encore quelque chose. L'homme les regarda avec des petits yeux vifs, il cligna de l'œil et a commença à jouer pour eux une chanson très douce. "Il joue pour nous..." Domenico murmura, en se penchant vers Zulian. "Oui... pour nous." lui fit écho le garçon, avec une expression si douce qui fit frémir le jeune médecin.
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