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histore originale par Andrej Koymasky


LE MASQUE DE CUIR CHAPITRE 2 - EWIN QUITTE LE VILLAGE

Ewin allait presque tous les jours porter des fleurs sur la tombe de sa mère, il s'agenouillait devant et disait, au désespoir : "Depuis que tu m'as quitté, ma chère mère, et que mon père s'est remarié, la vie est de plus en plus dure pour moi. J'ai pleuré toutes les nuits sur notre séparation, ma mère adorée, presque assez pour me noyer dans le fleuve de mes larmes, et pourtant mon devoir est de continuer à vivre cette vie misérable.

"En être réduit à cet état, avec ce masque que tu as mis sur mon visage et que personne ne peut enlever, est de plus en plus insupportable et j'en arrive même à comprendre le dégoût qu'a pour moi ma marâtre. Je ne voudrais pas causer une nouvelle peine à mon père, encore malheureux de t'avoir perdue, mais à présent qu'il a eu un autre fils, peut-être ma mort ne sera-t-elle pas pour lui un tel désespoir.

"Aussi, avec une marâtre qui me hait et jusqu'à mon père qui me dédaigne, cette vie a pour moi de moins en moins de valeur. Viens vite me chercher, je t'en prie, ô ma mère, emmène-moi au paradis avec toi, prends-moi sur ton nuage et serre-moi dans tes bras aimants, qu'au moins cessent mes souffrances !"

La tristesse d'Ewin était sans fond et rien ni personne n'avait le pouvoir de l'alléger ni de le consoler.

La marâtre, ayant eu vent des nombreuses visites du garçon sur la tombe de sa mère, dit un soir à son mari : "Wectari mon amour, Ewin va presque tous les jours sur la tombe de sa mère, et j'ai su qu'à chaque fois il nous y maudit, moi, toi et notre fils ! Il est jaloux de notre bonheur et prie sans cesse sa défunte mère en lui demandant de faire mourir notre fils, moi, et même toi..."

Presque chaque nuit, dans le lit conjugal, cette perfide femme s'échina tant à répéter ces calomnies que Wectari, qui au début ne voulut rien en croire, finit par penser que sa nouvelle épouse pourrait avoir raison.

Aussi appela-t-il son fils et lui dit-il : "Tu es un fils ingrat, Ewin ! J'ai toujours tant pris soin de toi, et tant de peine pour tes disgrâces, et en remerciement tu nous maudis, ton frère innocent, ta bonne belle-mère et même moi !"

"Mais non, mon père, jamais je n'ai fait ni ne ferais quoi que ce soit de si horrible !"

"N'est-il pas vrai que tu vas tous les jours prier sur la tombe de ta mère invoquer la mort?"

"Si, bien sûr, pour lui demander de m'aider..."

"Et bien, tu vois !" tonna l'homme, "Tu avoues ! Il n'y a pas de place dans cette maison pour une personne malveillante comme toi. Je te chasse, fils indigne, va-t-en !'

La belle-mère, qui avait écouté en cachette, se frotta les mains de satisfaction et rit pour elle-même.

Son père enleva au pauvre Ewin ses beaux habits, ne lui laissant qu'une tunique en rude chanvre. Puis, la nuit, il appela deux de ses fidèles harimans et le fit conduire très loin de chez lui et abandonner à un carrefour désolé au milieu des champs.

Ewin, perdu dans le noir, sans nulle part où aller, sans le moindre argent, sans vivres, ne put rien faire d'autre que marcher où ses jambes le menaient, et il marcha, marcha, jusqu'à atteindre les rives du Ticimum en crue dont il entendait gronder les eaux.

"Ne vaudrait-il pas mieux que je me noie dans les eaux de ce fleuve et rejoigne ainsi ma chère mère au paradis ? Qu'avons-nous à faire dans ce monde cruel, quel sens aurait que je continue à errer sans but ?" pensa-t-il.

Il monta sur la berge mais son jeune cœur frissonna à la vue des ondes vertigineuses, noires comme la poix au clair de lune, et au courant impétueux. Il hésita, saisi par une sombre peur.

Mais après, la pensée de pouvoir renaître au paradis à côté de sa mère aimée lui redonna du courage, il fit le signe de croix, sauta et se jeta la tête la première dans la rivière.

Les eaux l'avalèrent, le portèrent comme un fétu de paille, le ballottant de-ci, de-là, mais elles semblaient ne pas arriver à le submerger : c'était comme si le masque de cuir lui gardait le visage hors de l'eau et lui permettait de respirer. Il fut emporté loin, très loin, par le courant furieux jusqu'au lever du nouveau jour et les eaux du Ticinum se jetèrent dans le Padus, plus large, où le courant était bien plus calme.

Certains pêcheurs étaient venus pêcher en barque au petit matin, et ils virent quelque chose de noir flotter entre les ondes.

L'un d'eux dit : "Eh, regardez, il y a un masque noir qui flotte sur l'eau ! Allez savoir comment il a fini dans le fleuve !"

Les pêcheurs, curieux, essayèrent de l'attraper mais ce faisant, ils virent que le masque couvrait le visage d'un garçon et alors ils sortirent Ewin de l'eau. Ils tentèrent de lui enlever le masque mais, pour autant qu'ils s'y efforcent, ils n'y arrivèrent pas.

"Quelle incroyable et mystérieuse chose !" s'exclamèrent-ils, horrifiés, "Quel affreux sortilège !" se dirent-ils, apeurés, les uns aux autres et, accostant sur la rive, ils y jetèrent le garçon, qui n'avait pas encore repris connaissance, dirent de fortes conjurations et s'éloignèrent en toute hâte.

Quand Ewin revint à lui il s'assit et se demanda où il avait fini. Après un instant de réflexion, il crut comprendre et soupira : "Oh, pourquoi n'ai-je pas péri dans l'eau de cette rivière ? Pourquoi les eaux m'ont-elles rejeté sur la rive ? Ne veux-tu pas de moi, ma mère ? Toi non plus tu ne veux pas de moi ?"

Il se releva et regarda autour de lui, ne sachant pas quoi faire, puis il finit par se résoudre à reprendre la route, allant là où ses jambes l'emmenaient. Il marcha longtemps, dépassa les champs, traversa un bois jusqu'à arriver à la limite d'un village et il s'engagea dans ses rues, en regardant autour de lui.

Quand les villageois le virent, ils s'exclamèrent : "Mais qu'est donc cet être ? Son visage est un masque, pourtant il a le corps d'une personne normale ! Peut-être est-ce un esprit malveillant sorti de la forêt, mais certes pas un être humain !" et ils se le montraient l'un à l'autre, en l'évitant avec soin, ils s'écartaient de son chemin et le regardaient l'air sombre et apeurés.

Quelqu'un remarqua que bien qu'ayant l'apparence d'un monstre, ses lèvres, son menton, ses bras et ses mains, ses jambes et ses pieds étaient bien faits et même gracieux.

Le gastald du village, le chef de la centaine de familles, était un homme nommé Cunicpert et il était marié à une femme qu'il n'aimait pas. Cet homme se promenait devant sa belle masure en pierre et, tout en contemplant le faîte des arbres, il pensait : "Ah, comme il me plairait d'avoir à mes côtés une personne aimée et qui m'aime, pour admirer ensemble le merveilleux coucher de soleil qui s'annonce ! Jouir ensemble de la fumée des foyers que mes winnili ont allumés dans leur cabane pour éloigner les insectes, quand cent fumeroles s'élèvent dans le ciel..."

À cet instant Ewin passa dans la rue qui longeait la masure du gastald.

Quand Cunicpert le vit, il le regarda avec grande curiosité. Puis il ordonna à ses serviteurs : "Faites-le venir ici !"

Deux, trois jeunes serviteurs coururent aussitôt le prendre et l'emmenèrent devant le gastald.

"D'où viens-tu et comment t'appelles-tu ?" lui demanda Cunicpert quand il l'eut devant lui.

Le garçon répondit : "Je m'appelle Ewin, je viens d'un village plus haut dans la montagne, à bien des lieues d'ici. J'ai perdu ma mère depuis près d'un an et de plus ce masque s'est attaché à mon visage et ni homme ni art ne semblent capables de me l'enlever. Personne ne prend soin de moi, au contraire, on m'évite. Et comme il m'était lourd de rester dans mon village, je vais où mes jambes m'emmènent."

"Pauvre petit !" pensa le gastald. Alors il ordonna à ses hommes : "Allez, ôtez-lui tout de suite ce masque du visage !"

Mais personne n'arriva à le lui retirer du visage. Après plusieurs essais, les serviteurs renoncèrent, rirent et dirent : "C'est certain, ce garçon est plus proche d'un monstre que d'un humain !"

Le gastald demanda alors à Ewin : "Et où penses-tu aller, garçon ?"

Ce dernier répondit : "Je n'ai aucun endroit où je puisse aller, abandonné pour toujours par ma famille qui ne veut plus de moi à cause de ce masque qui me défigure. Tous ceux qui me voient, ou ils sont épouvantés ou ils se moquent de moi, mais ils m'évitent toujours, certains même me haïssent, et de toute façon nul ne veut de moi avec lui."

Alors le gastald, songeur, dit : "Moi il ne me déplairait pas d'avoir aussi parmi mes serviteurs une créature insolite comme toi." Et il décida de prendre Ewin à son service, aussi lui demanda-t-il : "Dis-moi, garçon, que sais-tu faire ?"

Le garçon répondit : "Rien de vraiment utile, malheureusement. Ma mère m'a appris à jouer de la lyre et de la flûte, mon père m'a fait instruire par des tuteurs latins et grecs. Je connais bien les légendes lombardes, les romaines et aussi les grecques, comme l'histoire de leurs anciens dieux. Mais à part ça on ne m'a jamais appris aucun métier."

"Alors tu t'occuperas du foyer, d'alimenter le feu et de garder toujours un chaudron d'eau chaude pour la cuisine ou le bain et de préparer les braises pour la cuisine et pour les chambres." lui dit le gastald. "Et tu dormiras dans la cabane du bois à brûler et des outils."

Ewin n'avait pas l'habitude de ce type de tâche, mais il n'y avait rien d'autre qu'il puisse faire et puis cela lui procurait toit et vivre, alors il ne lui resta qu'à s'adapter à son destin et il se mit à s'occuper du feu.

Les jours suivants, tous ceux qui le voyaient riaient de lui. Certains ne cachaient pas le dégoût qu'ils sentaient à sa vue et personne ne compatissait et moins encore ne le consolait pour sa malchance.

Le chef des serviteurs, en regardant le garçon travailler à raviver le feu et garder toujours prêtes eau bouillante et braises, pensait qu'il devait s'agir d'une personne hors du commun : le ton de sa voix, le pli que prenaient ses lèvres sous le masque les rares fois où il souriait, la beauté de ses bras et de ses mains, de ses jambes et de ses pieds, étaient sans égal parmi les autres serviteurs travaillant pour le gastald.

Il songea se rapprocher de lui mais, en l'observant mieux, il se rendit compte qu'il était impossible de voir son visage, sauf sa bouche et en dessous, mais pas le nez ni au-dessus. S'il l'avait séduit, ses amis se seraient, après, moqués de lui de s'être amusé avec un être aussi monstrueux. Alors, en se faisant honte, il y renonça.

Tout le jour Ewin devait couper du bois, alimenter le feu, emporter les cendres, chercher de l'eau au puits et remplir le grand chaudron pour qu'il soit toujours prêt. Son travail se poursuivait jour et nuit et il devait souvent se lever de sa paillasse dans la cabane pour rentrer dans la belle masure et s'occuper du feu.

Ainsi le pauvre garçon, jour après jour, fit de plus en plus penser au jonc fin qui se relève après avoir été couvert d'une épaisse couche de neige ou plié par un vent fort.

En attisant le feu, Ewin regardait avec un air triste la fumée s'élever et disparaître par la cheminée vers les cieux, et il savait qu'à la vue de la colonne de fumée, tous les habitants du village penseraient à lui et se moqueraient de lui.

À la maison, personne ne le laissait souffler, toute la journée on lui ordonnait : "Ewin, apporte de l'eau chaude pour nous laver les pieds !" ou : "Ewin, de l'eau dans cette marmite, vite !" ou encore : "Apporte des braises aux fourneaux, il faut faire la cuisine !" Et enfin, après le coucher du soleil : "Ewin, mets vite des braises dans les braseros, pour réchauffer les chambres des maîtres !"

Après avoir fendu le bois, se penchant péniblement pour ramasser les morceaux envoyés par terre, les avoir apportés à la masure et les avoir mis en tas ordonnés à côté du chemin, il pensait : "Quelle chance a ce bois sec qui, fendu et brûlé dans la cheminée, se transforme en fumée ! Ah, si seulement mon pauvre corps pouvait se dissoudre avec la fumée et monter au ciel, pour rejoindre ma mère !"

Parfois il se demandait : "Mais quel mal ai-je fait devant Dieu le Père pour mériter une vie aussi dure dont j'ignore si et quand elle pourra prendre fin ? Pourquoi ne met-il pas fin avec miséricorde, Lui qui peut tout, à une vie aussi misérable ?"

Ces pensées le poursuivaient jusque dans son sommeil, quand en rêve il revoyait son ancien village, se souvenait du passé heureux, quand sa mère vivait encore, et alors son cœur brûlait comme le feu qu'il devait entretenir, ses joues, bien qu'il dorme, se baignaient de larmes qui descendaient comme une triste pluie d'automne, glissant sur le noir masque de cuir.

"Jusqu'à quand continuerai-je à vivre ? Qu'adviendra-t-il de moi ?" se demandait-il souvent, ruminant encore alors qu'il alimentait le feu ou qu'avec la longue louche en fer au manche en bois il prenait l'eau fumante pour les différents besoins de la maison.

Aucune réponse ne venait à ses interrogations, à ses questions. Son cœur était oppressé de douleur et en somme Ewin se laissait vivre, faute d'arriver à se laisser mourir.

Il ignorait que, du ciel, sa mère veillait sur lui et que ce masque était ce qui en réalité protégeait sa vie de mille embûches.


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© Matt & Andrej Koymasky, 2015