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histore originale par Andrej Koymasky


LE MASQUE DE CUIR CHAPITRE 3 - ROMUALD ET LE SERMENT

Le gastald Cunicpert avait quatre enfants, tous des fils et il en était très fier, car ils étaient beaux et forts. Les trois premiers étaient déjà mariés, mais le benjamin, Romuald, pas encore.

Le jeune homme avait un visage aux traits raffinés et une silhouette fine et élégante. Sa beauté était comparable à celle de garçons et d'hommes mythiques du passé vantés pour leur beauté, comme Adonis, Narcisse ou Hyacinthe.

Romuald avait l'âme poétique et un peu triste. Au printemps il aimait se coucher sous les pêchers ou les amandiers et regarder la pluie de pétales roses et blancs tomber sur lui et autour de lui, comme pour lui rappeler combien tout était éphémère dans la vie, combien la beauté elle-même était fugace.

L'été il aimait s'asseoir près de la source, les pieds dans l'eau fraîche et murmurante, et admirer l'air rêveur les poissons rôder en faisant des cercles lents sous la surface de l'eau claire qui s'écoulait en fredonnant d'une voix étouffée une chanson douce. Et il pensait alors que dans la vie tout change sans cesse et que, tout comme l'eau, les heures de la vie ne peuvent pas être arrêtées.

L'automne il admirait extasié les mille couleurs que prenaient les feuilles des bouleaux, des érables, des peupliers et des chênes à mesure qu'elles fanaient et qui, mortes, tombaient au sol dans une danse légère et voltigeuse, tourbillonnant parfois dans le vent frais qui se levait de temps à autre et jouait avec elles. Il pensait alors que tout comme le vent faisait avec les feuilles, le destin aimait jouer avec la vie des hommes et la brouiller comme ferait un gamin capricieux avec ses jouets.

L'hiver, enfin, il sentait la tristesse des vols d'oiseaux migrateurs qui abandonnaient les terres et les nids si patiemment construits, ou il regardait les berges de l'étang où se réfléchissaient de hautes touffes de joncs courbés sous la légère couche de neige, penchés sur l'eau stagnante comme des vieillards fatigués aux cheveux blancs. Il se demandait alors comment serait sa propre vieillesse, quand ses cheveux aussi auraient la blancheur de la neige et que ses épaules seraient courbées sous le poids des ans et de la fatigue, dans l'attente que sa vie abandonne cette terre.

Romuald, comme il a été dit, n'était pas marié et, quand il n'allait pas chasser où s'entraîner à l'usage des armes, il menait une vie solitaire, errant dans la nature qu'il sentait sa seule amie ou alors il se retirait dans sa chambre dans la grande et solide masure en pierres, où il était né et que son père avait construite en agrandissant celle, bien plus petite, de son grand père.

Une nuit, après que ses frères et leurs épouses, le gastald et son épouse non aimée, se soient retirés dans leur chambre pour dormir, Romuald alla à la grande cuisine prendre un bain et il demanda à Ewin, qui n'avait pas encore regagné sa cabane, de préparer tout le nécessaire.

Le garçon lui dit, de son gentil ton habituel : "Je prépare tout de suite la cuve pour le bain." Il l'apporta près de la cheminée, y versa plusieurs louches d'eau bouillante qu'il tiédit avec quelques brocs d'eau froide, en vérifia la température et dit : "Voila, le bain est prêt, seigneur. Puis-je aller à la cabane du bois me reposer un peu, à présent ?"

Romuald, bien qu'il ait vu le garçon plusieurs fois avant cette nuit-là, remarqua pour la première fois que ses mains, ses bras, ses jambes et ses pieds étaient très beaux, parfaits. Aussi, curieux et intéressé, il lui dit : "Ewin, à cette heure personne n'est plus de service à la maison. Il n'y a aucun problème à ce que tu restes encore un peu ici avec moi. Alors j'aurais plaisir à ce que tu m'aides à me laver le dos et me tiennes un peu compagnie."

Ewin pensa avec nostalgie aux temps passés, dans la maison de son père, quand c'était lui qui était aidé ainsi par des serviteurs, mais il obéit sans hésiter aux ordres du jeune seigneur. Il enleva sa tunique pour ne pas la mouiller, et restant vêtu de son seul pagne, guère plus qu'une bandelette qui le couvrait à peine. Le jeune homme entra dans le bain et il se mit aussitôt à lui laver le dos.

Quand Romuald s'assit dans l'eau, il le regarda et pensa que, bien qu'il ait eu l'occasion de voyager de long en large dans toute la région et ait donc rencontré bien des gens de toutes origines sociales, jamais il ne lui était arrivé de voir un garçon au corps si beau, plus que beau, fascinant.

L'année précédente non plus, quand il était allé à la résidence du duc Zaban pour y prêter les services dus, tant au palais qu'au marché ou dans les rues, il avait remarqué bien des garçons, nobles ou plébéiens, lombards ou romains, et pourtant aucun d'eux n'était comparable à Ewin.

Il pensa que tant qu'il vivrait il n'oublierait pas l'enchanteresse vision de ce corps à moitié nu, sur lequel jouaient les reflets du feu de cheminée, l'habillant d'un invisible mais somptueux habit de pourpre et d'or.

"Ewin," lui dit-il la voix basse et chaude, en se sentant fortement ému, "je sens que dans mon cœur a commencé à s'allumer le feu de la passion pour toi, et si même le feu de bois avec le temps qui passe perd son intensité et meurt, je sens que ce que j'éprouve pour toi ne s'éteindra jamais."

Ewin le regarda, stupéfait : "Mais enfin, regardez mon masque de cuir noir, seigneur. Ne comprenez-vous pas qu'il suffira que vous le regardiez pour qu'à chaque fois ce soit comme jeter un seau d'eau sur ce feu, jusqu'à l'éteindre tout à fait. Et que, même si nous étions dans le noir, quand vos doigts effleureraient mon visage, ils se retireraient comme brûlés en sentant cette surface dure et inexpressive ?"

"Non, Ewin. Je te promets que non, je te jure même que si tu acceptais mon amour, si tu voulais être à moi, tout à moi et rien qu'à moi, mon amour sera plus durable que les rochers de la montagne, ces rochers où depuis mille printemps fleurissent de douces fleurs et où y fleuriront d'autres encore mille printemps !"

À entendre ces mots Ewin se sentit très ému, comme le jeune moineau qui hésite à abandonner le nid pour son premier vol, il resta sans voix, incapable de répondre et le regarda bouche bée en sentant son cœur battre comme jamais avant il ne l'avait senti.

Romuald le regardait droit dans les yeux, oubliant ainsi le masque de cuir et il reprit la parole : "Pourquoi te tais-tu ? Pourquoi ne me dis-tu rien, Ewin ? Comme une flûte de roseau qui a plusieurs joueurs, aurais-tu un autre homme ? S'il y a déjà quelqu'un qui te chuchote des mots d'amour et que tu aimes plus entendre que les miens, je renoncerais et je ne t'en voudrais pas. Alors, dis-moi, que me réponds-tu ?"

Ainsi parla Romuald et Ewin, bien que son cœur galope avec l'impétuosité d'un poulain né libre et ayant grandi sauvage dans les vastes prairies des collines, par manque d'expérience il ne sut distinguer le vrai du faux en matière d'amour et il n'arriva à lui donner aucune réponse.

Alors Romuald insista : "As-tu déjà un autre homme ? Ou peut-être ton cœur est-il attaché à une fille ?"

Ewin prit son courage à deux mains et dit : "Vous m'avez comparé à une flûte. Mais ne voyez-vous pas que cette flûte est toute fêlée et que donc elle n'a pas pu et ne pourra jamais connaître aucun joueur ? Je ne suis qu'un garçon sans famille, sans maison, je n'ai rien, même pas un visage que les autres puissent se délecter à regarder. Et pourtant je suis malheureusement encore en vie et qui sait combien de temps encore je devrai l'être, seul et perdu dans ce monde où je ne vois plus rien de bon pour moi."

Romuald l'écouta et son cœur s'emplit de compassion et de douleur pour le garçon.

Il dit alors : "Jusque là j'ai vécu jour et nuit en grande solitude, bien qu'en fait, je sois presque toujours entouré, par trop de monde même. J'ai vingt ans et n'ai pas encore pris femme. Il m'est déjà arrivé de rencontrer des femmes très belles et provocantes, comme bien des garçons disponibles qui ont su enflammer le désir dans mes reins, mais même si je les ai eus, eux et elles, aucun d'eux n'a jamais su éveiller l'amour dans mon cœur.

"Toi par contre je t'ai vu, mais avant ce soir je ne t'avais à vrai dire jamais vraiment regardé. Mais maintenant... je sens que non seulement je te désire, comme il m'est arrivé avec d'autres, mais aussi que je t'aime profondément. Je t'en prie, prends mes mots au sérieux. Je t'en prie, crois ce que je te dis, accepte ce que je sens en moi depuis l'instant où j'ai réalisé que je me mettais à éprouver pour toi pas que du désir mais aussi de l'amour.

"Vois-tu, mon doux Ewin, les mois passent, les saisons se suivent, les forteresses changent de main et les royaumes de souverain, les châteaux les plus forts s'écroulent, les plus hautes montagnes s'effritent et même les fleuves changent de cours et on dit que la mer change sans cesse la ligne des côtes... Mais je te jure que mes sentiments pour toi ne changeront jamais !"

Ewin sentit dans ces mots, mais plus encore dans la passion avec laquelle il les avait dit, que Romuald lui faisait une promesse sincère qui venait droit de son noble cœur.

Ainsi, comme une barque qui, ayant quitté la sécurité de l'amarre, se laisse entraîner par le courant du fleuve, presque sans s'en rendre compte Ewin commença à se laisser entraîner par la passion et la force des mots de Romuald, aussi cette nuit même, peu après que le jeune seigneur eut fini son bain, il se laissa accompagner dans la cabane où était sa paillasse et ils s'y couchèrent ensemble et firent longuement l'amour.

Ewin découvrit ainsi avec une stupeur reconnaissante la passion et la beauté de l'union de deux corps et se donna complètement, sans hésiter, au beau Romuald et sa cabane sordide lui sembla plus belle que la masure du gastald.

Mais après, revenu près du feu qu'il devait à nouveau entretenir, le garçon pensa à l'avenir incertain de ce lien, il le sentait être comme le métal à peine sorti de la forge dont on ignore encore comment il sera utilisé ou forgé, et cela tourmentait son âme et son cœur.

Il pensait : "Ne vaudrait-il pas mieux que je disparaisse aussi de ce village, que je parte où mes jambes me mèneront, avant que cette histoire ne se sache dans la maison et qu'on y maudisse ma présence ?"

Mais il n'arrivait pas à se décider à mettre en œuvre ce qu'il pensait faire. Un autre jour passa, pendant lequel Ewin passait sans cesse de la détermination de quitter le village au désir d'essayer, au moins encore une fois, la douceur et la beauté de tout ce que Romuald lui avait fait découvrir.

La nuit suivante, après avoir à nouveau fait l'amour avec un tendre abandon, il se résolut à révéler, d'une voix triste et tremblante, ce qu'il avait sur le cœur, il lui dit ses doutes et ses peurs.

Romuald ressentit une grande tendresse pour lui et dit : "Mais de quoi t'inquiètes-tu, mon Ewin ? Je t'aime sincèrement et profondément et à présent que nous sommes enfin devenus si tendrement intimes, je prendrai soin de toi et ne te négligerai jamais. Tu ne dois pas partir, tu ne dois pas me fuir. Demain, la nuit, je reviendrai te voir, mon bien aimé, et nous ferons encore l'amour."

Romuald se rhabilla, sortit et rentra à sa chambre. Mais peu après il revint au dépôt à bois où le garçon remplissait de bûches un panier pour aller alimenter le feu dans la masure, et il lui dit : "Regarde ce que je t'apporte, mon doux Ewin, pour te consoler." et il lui donna une belle flûte en roseau et une chemise de lin très fin.

Ewin se sentit troublé et tout honteux : s'il avait été un garçon normal il aurait eu confiance, même sachant que bien souvent le cœur humain, comme un ciel d'automne, peut changer en une seule nuit. En pensant qu'il était condamné à toujours se montrer sous son si horrible aspect, il se mit à pleurer, inconsolable.

Romuald par contre le regardait les yeux pleins d'un amour sincère et pensait qu'on pourrait comparer la grâce et l'élégance naturelle de ce garçon à celles des plus nobles garçons de la cour du duc. Ewin était gracieux comme un jeune bouleau, et sa tête penchée et pudiquement tournée de côté avait la grâce d'une fleur qui ploie sous le poids de la rosée.

Il essuya délicatement ses larmes d'une caresse légère et le serra tendrement contre lui, cherchant à adoucir par ce simple geste la douleur qu'il sentait tourmenter le cœur du garçon qu'il aimait.

Ewin le fascinait démesurément et il pensa que sa beauté n'avait rien à envier à celle des plus beaux jeunes hommes de la cour du duc, ni même de ceux qu'il avait rencontrés en accompagnant le duc à la cour du roi. Et de plus, alors que le masque suscitait chez les autres moqueries et rejet, chez lui il ne provoquait qu'une grande tendresse.

En effet, grâce à son amour, il arrivait à voir au-delà du masque de cuir, il arrivait à lire dans les yeux d'Ewin la beauté de son âme et il en restait complètement fasciné. Il pensait aussi qu'il aurait voulu trouver la façon de lui enlever le masque pour voir tout le visage d'Ewin, qu'il sentait devoir être plus splendide que la pleine lune, et pour lui rendre la joie de vivre.

Romuald sortit du dépôt de bois pendant que le garçon finissait de remplir de bûches le grand panier, et il partit vers sa chambre. Il entra dans la masure, un rayon de lune perçait l'obscurité du grand bâtiment en pierre à travers une des étroites fenêtres. Sa seule vue lui fit penser à quel point le garçon devait être malheureux.

Il sentit que son amour était comme ce rayon de lune qui perçait la noirceur de la nuit régnant dans la masure du cœur du garçon qu'il aimait. Mais après la nuit le soleil arrive et déchire les ténèbres, il revient et met en fuite les ombres douloureuses. Il devait donc faire se lever le soleil de son amour pour éclairer le cœur de son aimé.

Il se dit alors que, même s'il n'arrivait pas à trouver comment lui enlever du visage ce masque sombre qui l'affligeait tant, il devait au moins le compenser de toutes ses mésaventures en lui donnant tout son amour, et il fit un serment silencieux mais solennel : jamais il n'aimerait personne d'autre, de sa vie.

Mais il comprit clairement que, plus que de faire serment à Ewin de son amour avec aux lèvres des mots faciles et qui souvent s'envolent comme les feuilles mortes au vent d'automne, il devait le lui faire sentir par tous ses gestes, par tous ses actes, par tout son corps et pas seulement quand il pouvait s'isoler avec lui.

Il savait que ce ne serait pas chose facile, car s'il était courant qu'un jeune homme, surtout avant de prendre femme, s'amuse avec un garçon, il n'était pas aussi facilement accepté qu'il puisse lui donner son amour, si ce n'est dans le sens vide que dans les cours beaucoup lui donnent en se délectant à si vite utiliser ce mot...

Telles étaient les pensées du beau jeune homme plein d'amour, quand, étendu dans sa chambre, il attendait que le sommeil alourdisse ses membres et lui donne le repos.


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