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histore originale par Andrej Koymasky


L'HOTEL DE PASSE CHAPITRE 5
DES NOUVELLES DE LA LOI

La vie suivait son cours à l'hôtel, tranquille et sereine, même si madame Adèle devait sans cesse se battre avec les comptes et les bilans et continuait à crier et pleurer.

Puis, un triste jour, grand-père Carlo tomba malade et Mario cessa d'aller à l'école pour l'aider et assurer les tâches que le vieil homme n'était plus en état de faire. Puis l'hôpital le renvoya parce qu'il était atteint d'un mal incurable et les Vizzini ne pouvaient pas se payer une infirmière à plein temps. Au contraire, ils durent licencier une des trois femmes de chambre, et malgré cela équilibrer les comptes semblait une entreprise de plus en plus désespérée.

Le pauvre monsieur Carlo ne dura que quelques mois avant de s'éteindre comme une lampe qui a brûlé toute son huile. Quand Petru était allé le voir à l'hôpital, où on l'avait ramené quelques jour avant sa mort, le vieil homme lui prit une main.

Il lui dit, dans un filet de voix : "Petru... nous t'avons toujours bien traité, n'est-ce pas ? Même si Adèle ronchonne souvent..."

"Oui, monsieur Carlo, mieux que si je faire partie la famille."

"Et bien... c'est que... tu en fais un peu partie, maintenant. Alors il faut que je te demande quelque chose..."

"Dites et je ferai tout quoi je peux !"

"Reste toujours proche de Mario, s'il te plait. Je ne peux plus prendre soin de lui et si je sais que tu t'en charges, je mourrai tranquille."

"Oui, monsieur Carlo, vous pouvoir mourir très tranquille, je rester près Mario. Je peux pas dire toujours, monsieur Carlo dit pas devoir dire jamais et toujours, mais tant que Mario me renvoie pas, je le quitte pas. Je jure."

"Merci. Tu es un bon garçon. Je te regarderai de là-haut, tout comme je regarderai mon Mario."

Le grand-père mourut dans les jours suivants. Petru alla au cimetière pour la première fois, et monsieur Carlo fut enterré à côté de son fils Sandro. Les Vizzini avaient un lopin de terre au cimetière, faute d'argent ils n'avaient pas pu y faire construire une chapelle, mais il appartenait à la famille, monsieur Carlo lui-même l'avait acheté, ce qui lui faisait dire parfois, par plaisanterie, qu'il était propriétaire terrien...

Les réactions des membres de la famille à la mort du grand-père furent très différentes, chacun montra son chagrin à sa façon. Madame Félicité sembla devenir encore plus taciturne, et elle mit à la cuisine, à côté de la photo de son fils, celle de son mari. Madame Adèle criait moins maintenant, mais elle pleurait plus souvent qu'avant. La maladie de son beau-père semblait avoir épuisé ses dernières ressources.

Mario était littéralement détruit. Il était en piteux état et Petru avait mal de le voir aussi mal. Il essayait par tous les moyens de le soulager dans les nouvelles tâches qu'il avait assumées après la mort de son grand-père. Petru voyait madame Adèle, tard le soir, passer de plus en plus de temps à faire et refaire les comptes et elle lui semblait de plus en plus maussade.

Le coup final vint pour les Vizzini le jour où se présenta un huissier avec un avis d'expulsion. L'hôtel avait été vendu par la société anonyme à un monsieur de Milan qui n'acceptait plus les retards ou défauts de paiement et qui avait donc demandé et obtenu un arrêté d'expulsion.

Madame Adèle fit opposition à l'arrêté d'expulsion et prit un avocat pour faire un recours, mais en attendant l'hôtel fut fermé et tous les clients durent partir. Les deux dernières femmes de chambre furent licenciées et Petru craignit de devoir partir lui aussi. Mais madame Félicité et Mario convainquirent Adèle de le laisser rester, en réduisant son salaire déjà faible, mais en le gardant officiellement employé, pour qu'il ne soit pas expulsé.

Petru remercia et resta le seul habitant de l'hôtel fermé, à part les Vizzini.

Madame Adèle s'activait toujours, elle avait vendu quelques meubles, puis tous ses bijoux et son or, y compris ceux de madame Félicité, pour payer l'avocat qui devait les aider à conserver l'hôtel et le faire rouvrir. Petru lui dit que, puisqu'ils lui donnaient toit et repas, tant qu'ils n'auraient pas rouvert l'hôtel, il renonçait à son salaire. Les Vizzini lui en furent très reconnaissants. Maintenant, Petru mangeait toujours à table avec eux, à la cuisine.

Certes, renoncer à son salaire l'empêchait d'envoyer de l'argent à sa famille, mais il leur envoya une lettre où il leur expliquait le problème et les assurait que dès qu'il aurait à nouveau un salaire il recommencerait à leur envoyer de l'argent. Cette fois, une dizaine de jours plus tard, il reçut une lettre de son frère Costel qui lui disait de ne pas s'en faire, parce que les choses n'allaient pas trop mal, en fait Doru et Florin avaient trouvé du travail à l'usine et maintenant ils pouvaient donner un coup de main à la maison.

L'hiver arriva et madame Adèle décida que, pour faire des économies, ils ne mettraient pas le chauffage, il leur suffirait mieux se couvrir le jour et de prendre plus de couvertures la nuit. Le seul problème était de se laver à l'eau froide, au lieu de se doucher, ils se lavaient tous avec une bassine d'eau qu'ils faisaient chauffer à la cuisine avant de l'emporter à la salle de bain.

Un après-midi, une dame se présenta à l'hôtel, elle portait un manteau de fourrure élégant et cher, des bijoux voyants et un maquillage un peu vulgaire. Elle était grande et maigre, elle se déplaçait avec l'autorité d'une reine, mais sans la grâce qu'on attendrait d'une reine, loin de là...

Elle se présenta comme une amie de l'avocat qui s'occupait de l'hôtel et de l'avis d'expulsion, et madame Adèle la fit s'installer au bar. Petru était assis dans un coin de la salle à manger, à coté de la fenêtre, il lisait une vieille bande dessinée laissée par un ancien client, les deux femmes ne le virent pas. Il put donc écouter, bien qu'involontairement, toute leur conversation. Il remarqua que la nouvelle venue, qui s'était présentée comme "madame Becarelli" sans préciser son prénom, tutoyait madame Adèle qui par contre continuait à la vouvoyer.

"Maître Balestra, un ami précieux depuis de longues années, m'a parlé de ton problème avec cet hôtel..."

"Ah bon ?"

"Et tous les deux nous avons trouvé une excellente solution pour vous permettre de rouvrir : nous t'avançons l'argent pour payer tous les arriérés au propriétaire actuel, et tu pourras rouvrir."

"Vous ? L'avocat et vous ? Mais pourquoi feriez-vous ça ? La somme n'est pas modeste, malheureusement."

"Parce que, si tu fais ce que nous te disons, tu gagneras bien plus qu'avant, tu pourras nous rembourser et même nous donner un pourcentage raisonnable de tes gains. L'avocat et moi souhaitons faire un investissement."

"Un investissement ? Mais comment pourrais-je gagner plus qu'avant ? Vous n'avez pas la moindre idée d'à quel point j'ai cherché par tous les moyens à ce que ce maudit hôtel rapporte plus, mais..."

"Tu as été trop... gentille avec tes clients, et donc arnaquée. Trop gentil c'est trop couillon, désolée si je ne mâche pas mes mots. Ce n'est pas avec ces miséreux que tu pouvais faire fructifier l'hôtel. Tu vois, cet hôtel est pratique, assez grand, d'accès facile depuis Milan et... et bien des... petits couples ont besoin d'une chambre où s'isoler quelques heures..."

Madame Adèle, à voix basse et stupéfaite, demanda : "Un hôtel de passe ? Mais c'est quelque chose que... Et puis... j'ai un fils encore mineur et je n'ai pas envie que..."

"Je comprendrais pour une fille..." s'amusa la dame, dans son élégante fourrure, "mais de quoi as-tu peur ? Où est le problème ? Au contraire, tu pourrais lui faire reprendre ses études et..."

"Mais vraiment... je... je ne me sens pas de..."

"Mais allons, après tout c'est un travail comme un autre, non ? Tu n'auras qu'à donner les clés des chambres et prendre l'argent..."

"Mon dieu, quelle honte... Et devant mon fils... si jeune... vous ne comprenez pas que..."

"Oh, mais que crois-tu, les garçons d'aujourd'hui sont bien plus intelligents et ouverts de ceux de notre génération, pour ne pas dire débauchés. Ce ne sont plus les ingénus de notre temps..."

"Mais même, comment faire... avant que le bruit se répande... que nous ayons assez de clients... il en faudra du temps, et..."

"Oh, ça je m'en charge, ne t'en fais pas. Je connais plein de filles qui par métier ou pour arrondir leurs fins de mois emmèneraient volontiers le client ici..."

"Un repère de... de... prostituées ?" demanda madame Adèle, encore moins fort.

"Mais non, pas vraiment des prostituées ! Des filles des villes, des filles libérées. Et bien sûr, elles aussi me donnent un pourcentage. Sauf qu'il nous manque le bon endroit pour agrandir notre affaire. Et ton hôtel est vraiment idéal."

"Idéal ! Une maison de passe... C'est interdit par la loi, madame..."

"Mais non ! Personne ne peut interdire à un homme et une femme de prendre une chambre à l'hôtel ! Et ce qu'ils font dans la chambre... ne regarde qu'eux. Fais-moi confiance, l'avocat et moi, nous connaissons notre affaire. Tu gagneras bien, je t'assure, tu paieras toutes tes dettes, tu feras reprendre ses études à ton fils et la seule différence sera que tu travailleras un peu plus la nuit que le jour."

"Mais ici, au village, si ça se savait..."

"Et alors ? Vous êtes un peu à l'écart du village, ça ne gênera personne. Et puis... tu t'en fous, non ?"

"Mais la réputation des Vizzini... et mon fils qui est si jeune..."

"Et qui va le nourrir, ton fils ? Votre bonne réputation ? Toi, vous, vous continuerez à travailler comme avant, il faudra juste vous organiser un peu mieux, autrement. Le bar devra travailler plus et augmenter le prix des boissons commandées dans les chambres, par contre la cuisine et le restaurant travailleront beaucoup moins. C'est tout. Allez, fais-moi faire le tour des chambres, fais-moi voir en quel état est l'hôtel..."

Quand les deux femmes revinrent au bar, la dame dit à madame Adèle : "Je trouve ça parfait, en assez bon état. Mais il faudra installer un interphone entre les chambres et le bar, je te l'ai dit, pour les commandes. Beaucoup aiment consommer, avant ou après s'être amusé avec la fille, ou faire le grand seigneur en leur offrant un whisky ou du champagne. Les chambres du premier et du second, avec salle de bain, sont pour les riches, pour les clients plus... affectionnés et celles du troisième pour les petits couples fauchés... Je te dis que ça marchera à merveille."

"Et... et vous... vous et l'avocat... me donnerez l'argent pour payer ma dette au propriétaire ?" demanda madame Adèle, presque à voix basse.

"Le chèque est déjà prêt..." dit madame Becarelli, elle ouvrit son sac et en sortit un chèque qu'elle tendit à madame Adèle. "Maître Balestra, mon cher ami, m'a dit combien il te fallait."

"Je dois encore payer ses honoraires et..."

"Tu les paieras le temps venu, il attendra. Tu nous rembourseras ce prêt et tu paieras ce cher maître en moins de temps que tu n'imagines, tu verras. Quand on fait un investissement, comme nous faisons lui et moi en t'aidant, on sait bien qu'il faut attendre un peu pour en voir le retour."

"Je dois d'abord en parler à ma belle-mère et mon fils et..."

"C'est toi qui décides, non ? Que veux-tu que te disent une vieille et un gamin ? Informe-les juste que... l'hôtel rouvre et que la clientèle... sera un peu différente d'avant. Ce sera surtout des gens avec plus d'argent et qui paieront toujours la chambre d'avance."

"Mais... vous êtes prête à me donner ce chèque, comme ça, sans aucune garantie..."

"Evidemment il me faudra une petite signature, mon ami maître Balestra a préparé une espèce de petit contrat..." dit madame Becarelli et elle sortit de son sac une feuille qu'elle tendit à madame Adèle.

Laquelle la lut attentivement.

"Tu vois," reprit la dame, "les conditions sont excellentes, tu me laisseras vérifier les comptes, calculer le revenu net, retirer les achats et le coût de votre travail, puis le remboursement de notre petit prêt à seulement dix pour cent d'intérêts, puis tu nous verseras juste dix pour cent des bénéfices, dix à moi et dix à l'avocat, bien entendu. Et il te restera assez d'argent pour les études de ton fils et avoir la vie belle. Allez, signe !"

Et madame Adèle, après avoir relu avec soin, signa. Madame Becarelli partit, satisfaite.

Le soir, à table, madame Adèle annonça le changement et la reprise de l'activité. Madame Félicité ne dit rien et quand Adèle insista pour avoir son avis, elle répondit par quelques mots.

"Tu as déjà décidé. Tu as signé, non ? Il en sera comme tu dis."

"Et toi, Mario ?" demanda madame Adèle.

"Je suis d'accord avec grand-mère."

"Tu pourras reprendre tes études, mais tu devras aussi nous aider. J'ai décidé d'acheter une grande machine à laver, on fera la lessive, pour économiser, et on repassera... Toi, quand tu n'es pas à l'école, tu pourras être à la réception, faire payer et donner les clés. Petru devra apprendre à faire les lits et bien nettoyer dès qu'un client aura quitté sa chambre pour qu'elles soient toujours prêtes, si nous avons vraiment... plein de clients..."

Ainsi Petru apprit à utiliser l'aspirateur et la cireuse, à faire les lits, à vider les préservatifs des corbeilles, par précaution avec des gants en latex. Madame Adèle lui fit aussi faire une espèce d'uniforme de chasseur. Des électriciens vinrent installer un interphone dans chaque chambre, avec deux centraux, un à la réception et un au bar.

Et quelques jours après, l'hôtel rouvrit et les clients se mirent à arriver : ce n'étaient plus des étudiants ou des employés, des ouvriers ou des familles, mais des couples d'hommes vêtus plutôt élégamment et de filles assez jeunes, habillées à la mode, certaines assez normales, d'autres assez voyantes.

Certains couplent ne restaient même pas une heure, qui était le tarif minimum, d'autres par contre restaient quelques heures, c'est eux qui commandaient au bar où se tenait madame Adèle. Mais c'était Petru qui devait monter avec sur un plateau les boissons commandées par le couple. Le plus souvent des cafés, mais souvent aussi du whisky ou du champagne, parfois des sandwiches ou des toasts. Ceux qui ne restaient qu'une heure n'étaient pas enregistrés et c'étaient des gains au noir. Pour les autres, ils ne notaient jamais que le nom donné par l'homme.

Petru préférait les couples qui ne restaient qu'une heure, au moins quand ils partaient la chambre était presque en ordre, il lui suffisait de vérifier que les draps n'étaient pas tâchés et de vider les corbeilles des capotes et des mouchoirs en papiers humides.

Par contre, quand un couple était resté plusieurs heures, la chambre avait en général l'air d'un champ de batille. Et il lui fallait s'empresser de changer les draps et de refaire le lit parce que le plus souvent un autre couple attendait déjà au bar de pouvoir utiliser la chambre. Il y avait bien de plus en plus de clients.

Madame Adèle dut acheter un autre lave-linge et embaucher deux femmes de ménage. Mais elles restaient peu, elles arrivaient et partaient après quelques jours, au mieux quelques semaines, parce qu'un hôtel de passe ne serait pas une bonne référence pour elles.

Certaines des plus jeunes revinrent par contre, mais avec un client : elles gagnaient bien plus comme ça qu'à laver et repasser les draps ou à aider Petru à nettoyer et garder propres les chambres.

Comme depuis quelques mois il y avait plein de travail, du jour comme de nuit, madame Adèle décida de chercher un autre garçon pour se relayer avec Petru.

La surprise de Petru fut immense quand il vit arriver comme son aide Fane Ciuntu, son vieux compagnon d'infortune, qui prendrait le tour de nuit. Les deux garçons se saluèrent avec plaisir. Pour lui aussi madame Adèle fit faire un uniforme de chasseur. Dès qu'ils furent seuls, Petru lui demanda comment il se faisait qu'il soit encore en Italie et ce qu'il avait fait ces dernières années.

"Quand il y a eu la rafle chez Dragos, je rentrais, mais j'ai vu les voitures de police dans la rue et je me suis enfui, alors ils ne m'ont pas pris. J'ai continué un moment à faire le trottoir, puis j'ai trouvé un vieux client qui m'a proposé de m'obtenir un permis de séjour comme magasinier à son entreprise à condition de coucher avec lui chaque fois qu'il en aurait envie... Bien sûr j'ai accepté tout de suite. Mais dernièrement j'ai remarqué qu'il se lassait de moi, alors, avant qu'il ne me renvoie, je me suis cherché un autre emploi. Et j'ai appris par hasard qu'on cherchait un garçon pour un hôtel de passe et... je ne savais pas que tu travaillais ici. Je me demandais comment tu avais fini..."

"Et Dragos ? Et les autres ?"

"En prison, pour assistance à l'immigration clandestine, proxénétisme sur prostitués mineurs et recel de mendicité... je crois qu'on dit comme ça."

"Tu as des nouvelles de Costica, Abel et Danut ?"

"Abel a été renvoyé en Roumanie, dans sa famille. Je crois chez ses grands-parents, mais je ne suis pas sûr. Danut a trouvé un travail de maçon, et il s'est mis avec un garçon polonais, maçon lui aussi. Je n'ai pas de nouvelle de Costica, je crois qu'il a été envoyé dans une institution mais je ne sais pas où ni ce qu'il est devenu... Mais maintenant, parle-moi plutôt de toi..."

Petru lui raconta son histoire, après qu'il ait été pris par la police, mais par prudence il ne lui dit pas que c'était lui qui avait craché le morceau sur Dragos et son organisation et qui les avait fait arrêter.

Les mois passèrent, Mario termina ses études et fut enfin diplômé, il travaillait donc à présent à temps plein à l'hôtel. Tôt le matin il faisait le café et lavait les verres, préparait le petit déjeuner, s'occupait des réveils et de prévenir les clients que le temps payé était passé. Les chambres étaient en effet parfois louées pour toute la nuit et les couples y restaient jusqu'au matin. Puis il s'occupait de la réception et de la comptabilité tandis que sa mère tenait le bar.

En trois ans de travail incessant, sans jamais reprendre souffle, toutes les dettes furent payées et les gains augmentèrent enfin. Madame Adèle leur fit alors repeindre toutes les chambres, mettre des tapis bleus dans les couloirs et les escaliers, enlever les interphones et installer le téléphone dans toutes les chambres, en plus d'une télé couleur.

Un jour madame Adèle arriva à trouver trois femmes de chambres fixes, des albanaises, deux sœurs et une amie, qui travaillaient sous la supervision de madame Félicité. Celles-ci ne partirent pas parce que madame Adèle, satisfaite de leur travail, les payait bien et parce qu'elles avaient besoin du permis de séjour. Elle leur interdit juste de coucher avec les clients, elle craignait de pouvoir être accusée de proxénétisme. Petru et Fane aussi furent augmentés. Enfin, l'argent ne manquait plus.

Mario travaillait toute la journée, parfois il remplaçait une des femmes de chambre qui avait sa journée, il ne sortait donc jamais, il n'avait pas d'amis. Petru avait passé le permis et allait régulièrement faire les courses pour l'hôtel, à un hypermarché en périphérie de Milan.

Parfois, en volant un peu de temps quand il y avait moins de clients, donc surtout le matin, Petru et Fane couchaient ensemble. C'est Fane qui l'avait proposé et Petru, en secret de plus en plus amoureux de Mario, avait commencé par refuser, résister, mais l'envie était vite devenue trop forte et il avait fini par céder. D'ailleurs Fane faisait bien l'amour.

Un jour, deux hommes se présentèrent à la réception.

"Nous voudrions une chambre..."

Mario se demandait comment leur dire que ce n'était pas un hôtel comme les autres quand l'un d'eux lui demanda le tarif pour deux heures. Mario comprit alors qu'il leur fallait un endroit pour s'aimer... et il leur dit le prix et leur tendit la clé. Plus tard, amusé, il en parla à Petru.

Peu à peu, bien que discrètement, le nombre de couples d'homme augmenta par le bouche à oreille. Souvent c'était un "homme bien" avec un garçon des rues : Petru les reconnaissait tout de suite, dès qu'il les voyait, autant à leur comportement et leur attitude que parce que la plupart de ces garçons étaient étrangers. Mais il ne vit jamais aucun des garçons qu'il avait connus place Trento.

Madame Félicité vieillissait rapidement, mais même si elle pouvait en faire de moins en moins, elle continuait à diriger les trois femmes de chambre avec compétence et poigne. Toutefois, madame Adèle décida de recommencer à envoyer le linge à la blanchisserie.

Ils avaient fait réaménager le rez-de-chaussée en réduisant la taille de la salle à manger au profit de celle du bar dont ils avaient fait refaire le comptoir et l'étagère à liqueurs, et ils avaient installé quelques banquettes en alcôves. Le jardin avait été en partie transformé en parking parce qu'il n'y avait pas assez de places dans la rue pour tous les clients.

Un jour Petru reçut une lettre de Stelian avec la nouvelle que son frère Doru se mariait. Il demanda alors à madame Adèle quelques jours de congé pour rentrer en Roumanie, elle lui dit qu'elle pouvait lui en donner cinq au plus. Il revit donc enfin sa famille. Son père et sa mère avaient vieilli, mais ils se portaient assez bien : la maison avait été repeinte et remise en état, autant grâce à l'argent que leur envoyait Petru qu'au travail de Doru et Florin. Costel et Stelian allaient à l'école.

Il fut content d'avoir finalement revu sa famille, et d'avoir été au mariage de Doru qui avait épousé une fille charmante, autant de physique que de caractère. Mais Petru avait hâte de rentrer en Italie, il se sentait plus chez lui à l'hôtel avec les Vizzini qu'à Brasov avec sa famille. Et surtout, plus que Fane, Mario lui manquait... même s'il ne pourrait jamais rien y avoir entre eux.

Il demanda des nouvelles d'Anca Schisilescu et Bela Scherban. Il apprit qu'elle avait tout bonnement disparu de la ville mais que Bela Scherban avait fini en prison pour une sale histoire. Petru aurait été plus heureux d'apprendre que la Schisilescu avait aussi fini en prison... Quoi qu'il en soit, à part à Costel, il ne dit rien à sa famille de ses mésaventures, il avait trop honte de leur dire qu'il avait dû se prostituer, même si ce n'était pas sa faute.

Il reprit le car pour Milan en ne changeant que deux fois et il se remit au travail : oui, aucun doute, maintenant il était mieux ici, il se sentait de plus en plus italien. Il n'avait plus de problèmes avec la langue, et seul un léger accent pouvait le faire prendre pour un étranger. Fane par contre, bien qu'ayant passé un an de plus en Italie, s'exprimait encore de façon pour le moins incorrecte bien que compréhensible.

Mario était de plus en plus beau garçon, il n'avait rien perdu de sa gentillesse et de son sourire discret, et Petru se sentait de plus en plus attiré par lui. Parfois il fut tenté d'en parler à Fane, mais il ne le fit jamais : ça lui semblait trop intime, trop personnel. Il avait comme une pudeur au sujet de ce sentiment, secret mais si fort.

Un matin, après avoir fait l'amour, Fane lui dit : "Tu sais, je pense très souvent à Abel... Je regrette que la vie nous ait séparés. Je crois que j'aurais pu tomber amoureux de lui, si nous étions restés ensemble."

"Un garçon très gentil, cet Abel. Je comprends que tu aurais pu en tomber amoureux. Espérons qu'il a une vie décente en Roumanie. Quand je suis venu travailler ici, Mario avait à peu près l'âge d'Abel et j'ai trouvé qu'il lui ressemblait un peu, peut-être plus par son sourire que physiquement."

"Tu n'as pas tort, moi aussi le sourire de Mario me rappelle parfois Abel. Il n'a pas de copine, ce garçon, n'est-ce pas ?"

"Il ne sort jamais, ne va pas danser et n'a pas d'amis... comment trouverait-il une copine en restant toujours ici ?" dit Petru.

"Tu ne t'es jamais dit qu'il pourrait préférer les garçons aux filles ?" lui demanda Fane.

"Non, vraiment je ne crois pas. Pourquoi tu dis ça, il n'a pas... essayé avec toi ?"

"Mais non, jamais. Non, mais regarde, par exemple, les trois albanaises, je ne l'ai jamais vu les regarder d'une certaine façon... Et pourtant elles sont pas mal, toutes les trois."

"Il n'a jamais regardé de cette façon aucun de nous deux, et pourtant on n'est pas mal, n'est-ce pas ?" lui dit Petru, un peu ironique.

"Ben... si Mario essayait avec moi, je ne risque pas de lui dire non." déclara Fane. "Et toi ?"

L'idée gêna un peu Petru, il se sentit presque jaloux de Fane... Toutefois il répondit : "Bien sûr que j'aimerais qu'il essaie avec moi. Mais jusque là il n'a jamais essayé, ni avec toi, ni avec moi, ni, pour ce que j'en sais, avec personne..."

"Peut-être qu'il ne s'intéresse pas au sexe. Il y a des gens comme ça, tu sais ? Peu, mais il y en a. Pas comme nous deux..." dit-il en rigolant pendant qu'ils remettaient leur livrée.

"Tu n'aimerais pas avoir un copain fixe ?"

"Et bien... tu n'es pas loin de l'être pour moi."

"Mais non, Fane. Je veux dire quelqu'un dont tu sois amoureux et qui soit amoureux de toi."

"Et qui n'aimerait pas ça ? Je t'ai bien dit que je pensais souvent à Abel. Mais nous aussi, comme Mario, à travailler ici toute la journée, on le trouve où, le gentil garçon avec qui nous mettre ?"

"On est encore jeunes... un jour peut-être, qui sait, on le verra passer la porte de l'hôtel et..."

"S'il passe la porte de l'hôtel, il a peu de chances d'être seul. Et de toute façon, s'il en venait un, ça se passerait peut-être bien pour l'un de nous, mais l'autre resterait bredouille..."

"Bon, puisqu'ils viennent toujours en couple, il y en aura peut-être un pour toi et un pour moi !" plaisanta Petru.

"Mais jusqu'à présent ceux qui viennent ici sont toujours un homme mûr, voire blet, et un tapin..."

"On a été tapins nous aussi. Qu'est-ce que ça veut dire ?"

"Quoi qu'il en soit, pour l'instant j'aime baiser avec toi." dit Fane.

Comme ils parlaient roumain, ils pouvaient continuer leur conversation sans problèmes même en descendant les escaliers, quelqu'un pourrait les entendre, mais certainement pas les comprendre.

"Eh, il faut bien que tu t'en contentes." lui dit Petru en riant.

"Mais tu n'es pas si mal. Dommage que le dieu de l'amour ne veuille vraiment pas nous lancer ses flèches." s'amusa Fane.

"Qu'est-ce qu'il vous prend de bavasser comme ça, tous les deux !" leur cria madame Adèle apparue en bas de l'escalier. "Vous croyez que je vous paie à perdre votre temps ?"

"Nous allions justement travailler, madame..." lui dit Fane. "Nous n'avons jamais volé le pain que vous nous donnez à boire."

Petru sourit à l'erreur de son ami mais dit poliment : "Je prends mon service, madame Adèle, et Fane ne va pas tarder à finir le sien, après le service de nuit... S'il n'y a rien de spécial à faire, vous savez bien qu'on n'a jamais tiré au flanc quand il y a du travail."

"Il y a toujours du travail, ici." répliqua leur patronne d'un ton sec et un peu acide, mais elle n'insista pas.

Quand Petru se trouva devant Mario, assis au comptoir de la réception, ce dernier lui dit : "Laisse-la dire, Petru. Ma mère ne peut pas se plaindre de vous deux, ni des autres, même si elle se plaint toujours de tout et de tous. Nous trois, après tout, contrairement aux femmes de chambre, nous n'avons jamais un jour de repos."

"Pas plus que ta mère ou ta grand-mère ne s'accordent jamais un jour de repos. Si tu n'as pas d'ordres à me donner, Mario, je vais nettoyer le jardin et le parking..." dit Petru avec un sourire.

"Non, pour l'instant nous n'avons que trois chambres louées, je peux m'en occuper seul, s'il le faut. N'oublie pas de vérifier à la réserve si nous avons assez de provisions de toutes les boissons, quand tu auras fini au jardin..."

"D'accord, Mario. Après il faut que j'aille acheter le pain frais pour les sandwiches et les toasts. Comme je vais au village, s'il, y a d'autres courses à faire... ou quoi que ce soit, fais-moi une liste avant que je parte."

Fane demanda : "Et moi, Mario, avant le déjeuner, je dois faire quelque chose ?"

"Oui, merci. Nettoie bien derrière le comptoir du bar, s'il te plait. J'ai déjà lavé les tasses et les verres. Puis vide et lave tous les cendriers du bar. Merci."

Petru était sorti et allait se mettre à nettoyer quand il vit madame Félicité assise au jardin, sur une chaise. La vieille dame lui fit signe d'approcher.

"Oui, madame Félicité..." dit Petru, respectueux.

"Toi, Petru, tu dois me promettre quelque chose..."

"Oui..."

"Quand je serai morte, tu iras à la cuisine mettre une bougie et une fleur devant les photos de mon fils et de mon mari ?"

"Bien sûr, madame Félicité, je vous le promets. Mais vous savez, vous vivrez encore bien des années."

"Merci. Tu es un gentil garçon. Il en sera comme dieu le voudra." répondit la vieille dame.


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