Un jour, le malheur sonna encore à la porte de l'hôtel des Vizzini.
Madame Adèle se sentit soudain mal, elle arriva à peine à contourner le comptoir et s'effondra dans un fauteuil du bar. Par chance, Fane était là, il vit le visage pâle et souffrant de madame Adèle et courut appeler son fils.
Mario appela tout de suite les urgences et demanda une ambulance et quand le médecin arriva, il dit qu'il fallait l'emmener tout de suite à l'hôpital. Ils l'examinèrent et dirent que madame Adèle était malade du cœur, qu'elle devait d'urgence être hospitalisée et opérée et qu'ils espéraient pouvoir intervenir à temps pour la sauver. Petru entendit la nouvelle et se dit qu'elle avait peut-être trop pleuré et crié...
Mais les médecins dirent aussi qu'ils ne pouvaient pas l'opérer tout de suite à l'hôpital, ils avaient déjà trop de patients urgents et il aurait fallu attendre trop longtemps, aussi conseillèrent-ils de l'emmener immédiatement à une clinique privée.
Mario, avec un air épouvanté qui serra le cœur de Petru, appela la dame du chèque, celle qui tous les mois venait toucher leur pourcentage du chiffre d'affaire, et il lui expliqua le problème.
Madame Becarelli accepta sur le champ de leur faire un autre prêt et Petru alla chez elle retirer le chèque. Elle habitait Milan, une maison cours Venise, meublée avec un luxe tapageur, surchargée de bibelots et de colifichets, les murs plus couverts de tableaux qu'un musée.
La période qui suivit fut très dure, sans madame Adèle ni Mario qui passait ses jours et ses nuits à la clinique à assister sa mère, il était impossible de garder l'hôtel ouvert, aussi durent-ils fermer trois semaines.
Mais bien que l'opération ait été un succès, madame Adèle ne se remettait pas, la clinique coûtait très cher et l'argent du prêt s'épuisait.
Alors Mario réunit sa grand-mère, Petru et Fane et leur dit qu'ils devaient à tout prix rouvrir l'hôtel. Aussi Petru fut-il promu au rang de portier, il apprit à enregistrer les clients et à les faire payer. Mario se partageait entre la clinique et l'hôtel, il ne dormait presque pas et il était de plus en plus tendu et fatigué.
Des clients, parfois, réalisant que Petru était immigré, le traitaient avec mépris et lui faisaient de sales blagues, mais Petru le supportait, il faisait semblant de rien et surtout il ne disait rien à Mario pour ne pas lui causer d'autres problèmes.
Mais un jour Petru dut avoir une discussion animée avec un client qui n'avait payé que pour une heure et avait gardé la chambre trois heures avec sa compagne. Quand il était sorti, Petru lui avait demandé, gentiment, de payer la différence.
L'homme refusa et il allait s'en aller, mais Petru sauta agilement le comptoir et lui barra la route.
"Excusez-moi, monsieur, mais vous devez payer la différence !" dit-il d'un ton courtois mais ferme.
"Mais me casse pas les couilles, sale immigré !" répondit l'homme, avec arrogance.
"Excusez-moi, je suis peut-être immigré, je suis peut-être sale, même si je me lave tous les jours, mais vous devez payer ce qu'il est juste que vous payiez." répliqua Petru, pas du tout intimidé.
"L'argent, moi, je le donne à la patronne, pas à toi, sac à merde ! Laisse-moi passer !"
"La patronne est à l'hôpital, et..." commença Petru, sans s'écarter.
À cet instant, Mario sortit de la cuisine où il était avec sa grand-mère, déchaîné comme un furieux, il écarta Petru, saisit le client par la cravate et le serra si fort qu'il blêmit.
"Hors d'ici, sac à merde, tu pues trop ! Je m'en tape de ton fric, de ta malhonnêteté et de ton attitude de trou du cul ! Mais gare à toi si tu essaies encore de mettre le nez ici ! Va baiser tes putes dans les prés ou dans un autre hôtel, si la bite te démange ! Dehors !" cria-t-il en le lâchant, le poussant dehors et se mettant de côté.
Quand l'homme fut sorti, suivi par la fille, Mario se tourna vers Petru : "Je te demande pardon pour son idiotie, mais celui-là il ne se hasardera plus à te traiter de la sorte !"
"Mais ce monsieur..."
"Ce n'est pas un monsieur, c'est rien qu'une merde !" dit Mario.
Petru ne l'avait jamais vu si enragé, si furibond "... ce monsieur" reprit-il, "était un de nos meilleurs clients, il consommait beaucoup et il venait souvent..."
"Il a fait des consommations, aujourd'hui ?"
"Non, mais d'habitude il paie plus en consommation que pour la chambre et..."
"Quoi qu'il en soit, je m'en tape. Personne ne doit te manquer de respect ! Tu es plus qu'un frère pour moi, tu m'es plus précieux qu'un ami, tu es... Si on me manquait de respect à moi, je te jure que je serais moins en colère. Et de toute façon, personne ne doit manquer de respect à qui que ce soit qui travaille ici."
Après ce jour, si ce n'était pas le cas avant, Petru n'aima plus seulement Mario, mais il l'adora littéralement : il se serait fait tuer pour lui, après qu'il l'ait défendu avec une tant de véhémence et de détermination.
Petru avait remarqué que les filles que les hommes emmenaient à l'hôtel étaient de plus en plus étrangères, il y avait même parfois des filles du Niger... les italiennes se faisaient de plus en plus rares et seuls les clients les plus riches venaient avec des italiennes, très jeunes, que Petru pensait lycéennes...
Ce qui le frappait, chez les filles, c'était que celles qui se montraient les plus gentilles avec lui étaient presque toujours les italiennes. Les autres, les immigrées, le traitaient souvent de façon plus raciste que certains clients.
D'habitude, depuis que Mario lui avait confié la réception et la caisse, c'était Petru qui, une fois par semaine, allait à la banque déposer l'argent sur le compte de l'hôtel. Mario avait peur de garder trop d'argent à la maison, alors à peu près deux fois par jour il mettait les recettes dans une cachette que seuls eux deux connaissaient. Tous les mardi matin, dès qu'il prenait son service, Petru sortait l'argent nécessaire aux paiements et aux courses et il allait déposer le reste.
Vers dix heures, un matin, Petru vit arriver deux jeunes hommes aux traits fins et même beaux, ils devaient tous les deux avoir vingt ans. Ils portaient des habits de marque d'une élégance sobre. L'un était blond et l'autre châtain frisé. Ils étaient entrés comme hésitants, en regardant autour d'eux, comme perdus, puis ils s'étaient approchés de la réception et celui aux cheveux châtain, aux magnifiques yeux verts, avait fait un timide sourire à Petru.
"Excusez-moi, mais... on m'a dit qu'ici... on peut prendre une chambre même pour... quelques heures. Même si... on est tous les deux des garçons."
Petru fut attendri par la pudeur et la timidité que le garçon avait mis dans sa question. Alors il sourit gentiment pour les mettre à l'aise, "Bien sûr, il n'y a aucun problème. Le minimum c'est une heure, mais voici nos tarifs..." dit-il en leur tendant la carte.
Celui qui avait parlé demanda à voix basse au blondinet : "Deux heures... ça ira ? Ça devrait suffire, non ?"
Son ami sourit et acquiesça. Petru devina que ces deux garçons ne vivaient pas qu'une aventure, mais qu'ils s'aimaient. Ils n'avaient sans doute pas d'endroit où se montrer leur amour mutuel, et il ressentit une grande tendresse pour eux.
Alors il prit la clé de la onze, la plus belle chambre, au premier, celle que d'habitude ils réservaient aux habitués les plus généreux et les plus riches. Il y avait toujours dans cette chambre des fleurs fraîches et une coupe avec un assortiment de chocolats.
"On paie d'avance, j'imagine..." dit le garçon châtain en prenant la clé.
"Oui, c'est l'usage." répondit Petru.
Le blondinet sortit son portefeuille et mit l'appoint sur le comptoir. Petru dit merci, encaissa l'argent et dit : "Si vous voulez, un peu avant que les deux heures soient passées, je peux faire un appel dans votre chambre..."
"Ce n'est pas la peine, merci." répondit le blondinet aux yeux bleus si doux.
"Vous pouvez prendre cet escalier, c'est la première chambre à gauche." leur dit Petru.
Il les regarda monter et il fut encore plus sûr que c'était deux amoureux. Il se demanda si lui aussi, un jour, il pourrait avoir un garçon qui le regarde les yeux aussi pleins d'amour.
Il lui sembla que ce beau matin de fin Avril était devenu encore plus lumineux et doux. Combien de temps ces deux garçons avaient-ils donc dû attendre pour trouver un endroit où échanger leur amour et s'offrir leur désir.
Une vingtaine de minutes plus tard un couple arriva, un homme et une fille, très certainement une pute. Lui aussi était un nouveau client, mais il devait avoir été informé, parce qu'il demanda un chambre pour une heure, il paya, prit la clé et monta, suivi par la fille qui agitait au moins autant son sac que ses hanches.
Quelle différence entre ces deux couples ! se dit Petru, et pas uniquement parce que ces garçons étaient gay comme lui... Ces garçons s'aimaient, il l'avait lu dans leurs yeux. Cette fille, par contre, avait l'air ennuyé et l'homme, en montant, avait le regard du chat qui a vu une souris et pense s'amuser avant de la croquer...
À onze heures descendit un couple arrivé vers neuf heures et demie, ils lui rendirent les clés. Puis à onze heure et quart le couple arrivé à dix heures vingt descendit et partit. Il ne restait donc que les deux garçons de la onze. Petru était sûr qu'ils seraient ponctuels à midi, après avoir complètement profité des deux heures qu'ils avaient payées. Il appela la femme de chambre de service et lui demanda de nettoyer les deux chambres tout juste libérées.
Un peu avant midi, Mario revint de la clinique.
"Comment va ta mère ?" lui demanda Petru.
"Comme d'habitude...Aucune amélioration..."
"Je n'ai pas pu passer à la banque, ce matin. Tu veux y aller toi ?"
"Je préférerais que tu y ailles juste après déjeuner. Je reste à la réception. Maintenant je vais voir si grand-mère a envie de faire à manger, sinon je préparerai quelque chose."
Petru regarda l'horloge murale et vit que midi était passé de presque cinq minutes... Il aurait dû avertir les deux garçons... mais il décida de les laisser rester encore un peu : après tout les autres chambres étaient toutes disponibles, rien de pressait. Qu'ils jouissent l'un de l'autre...
Mario revint : "Grand-mère a dit qu'elle s'occupait du repas. Mais je n'ai pas envie d'aller à la banque tout de suite."
"Non, non, aucun problème, j'irai juste après manger."
Petru regarda de nouveau l'horloge : il était midi vingt. Alors il décida d'appeler la onze pour avertir les deux garçons qu'ils devaient quitter la chambre ou bien payer une heure de plus.
Il composa le numéro et attendit. Personne ne répondit... Petru se dit qu'ils étaient peut-être sous la douche, ensemble et se préparaient à sortir... Il laissa encore un peu sonner, puis il raccrocha. Il rappellerait à midi et demi. S'ils sortaient tout de suite, il ne leur demanderait pas l'heure en plus... Après tout Mario ne savait pas à quelle heure ils étaient arrivés...
Mario alla vers le bar : "Tu veux un apéritif, Petru ?"
"Non, merci."
Pendant qu'il se servait, il demanda : "Et Fane ? Il est dans sa chambre ?"
"Non, il doit être derrière pour nettoyer. Il n'y était pas quand tu t'es garé ?"
"J'ai laissé l'auto dans la rue, je pensais que je devrais peut-être passer à la banque." dit-il en revenant au comptoir et il se mit à siroter lentement son apéritif.
Petru regarda encore l'horloge et il rappela la onze. Toujours pas de réponse.
"Mario, il y a deux garçons à la onze, je voulais les avertir que le temps payé est passé, mais il ne répondent pas..."
"Prends le passe et monte. Frappe, avant d'entrer."
"Oui, bien sûr." dit Petru, il prit le passe et monta en souriant.
Peut-être s'étaient-ils simplement endormis, se dit-il... la sonnerie du téléphone était très discrète et ne les avait sans doute pas réveillés. Il frappa à la trois. Il frappa plus fort. Enfin, il se décida à ouvrir, il dit à haute voix "Excusez-moi..." et il entra.
Il se figea et sentit son cœur se geler. Les deux garçons s'en étaient allés... ne laissant que leurs corps sur le lit ! Ils étaient nus, enlacés, le soleil faisait briller leurs cheveux... Ils étaient beaux comme des anges... Mais ils s'en étaient allés...
D'autres clients, quand il avait commencé à travailler dans cet hôtel, s'en allaient parfois en laissant leurs bagages. Pas ces deux garçons... ils s'en étaient allés en ne laissant que leurs deux corps sur le lit. Et toute leur vie s'était écoulée de leurs poignets et avait teinté les draps de pourpre royale.
Petru se sentit défaillir. Il aurait voulu hurler, mais c'est à peine si son souffle arrivait à sortir de sa gorge bloquée. Il recula lentement, les yeux fixés sur les deux corps tendrement enlacés, pour la dernière fois... pour toujours. Il ferma la porte et, comme en transe, il redescendit l'escalier.
Mario le regarda et demanda : "Tu les as avert... Qu'y a-t-il, Petru ?" dit-il en s'interrompant et il regarda le visage exsangue de Petru, baigné de larmes.
"Ils... se sont... tués, Mario..." sanglota Petru. "Il faut appeler la police..."
"Tués ? Tu es sûr ? Comment ?"
Petru se passa le pouce en dessous du poignet gauche, dans un geste éloquent.
"Mon dieu... Peut-être sont-ils encore vivants..." s'exclama Mario qui bondit de derrière le comptoir.
"Non... tout ce sang... les draps... tout rouge..."
"Appelle tout de suite une ambulance, puis la police. Je vais voir s'ils respirent encore... Il y a d'autres clients ? Il faut les renvoyer tout de suite..."
"Non, personne d'autre."
Mario gravit les escaliers quatre à quatre. Petru appela le 118 et demanda d'envoyer une ambulance, il expliqua que deux clients s'étaient coupé les veines dans une chambre de l'hôtel. Puis il appela le 113 et répéta le message à la police et précisa qu'il avait déjà appelé une ambulance.
Mario descendit, blanc comme un linge, regarda Petru, l'air désolé et, la voix cassée, il ne dit qu'un mot : "Pourquoi ?"
"Sans doute que... leurs familles... ne leur permettaient pas de... de s'aimer librement..." murmura Petru, et lui aussi se mit à pleurer en silence.
Ils entendirent les sirènes. L'ambulance arriva d'abord. Petru accompagna le médecin et trois infirmiers, les fit entrer mais resta dehors, dans le couloir. Il n'aurait pas supporté de revoir ces deux pauvres corps privés de vie. Puis ils entendirent les sirènes de la police. Mario fit monter les policiers. Il avait mis une pancarte "Fermé" à la porte de l'hôtel.
Un peu après l'équipe médicale descendit, ils transportaient les deux cadavres enveloppés dans les draps blancs de fraîcheur et rouges de sang... Petru descendait derrière eux.
Il s'appuya au comptoir : "Pourquoi mourir à vingt ans... et aussi dans un hôtel borgne ?" demanda-t-il dans un gémissement.
"Les pauvres garçons..." murmura Mario.
Deux des policiers descendirent et dirent que les autres finissaient de relever les empreintes. Puis ils demandèrent quand ces deux clients étaient arrivés, ce qu'ils avaient dit, qui avait découvert qu'ils étaient morts et comment... Petru et Mario répondirent à toutes leurs questions.
Puis Mario demanda à un agent : "Ils ont laissé quelque chose, un mot, une lettre ? Pourquoi ont-ils fait ça ?"
"Non, rien. Leurs habits ne contiennent que leurs papiers et il n'y avait pas de lettre dans la chambre. Ils se sont tués parce que... c'étaient deux pédales, c'est évident."
"Et toutes les pédales devraient se tuer, monsieur l'agent ?" lui demanda Mario avec une expression dure.
Le policier le regarda d'un air étrange et ne répondit pas. Il leur posa d'autres questions, puis les autres descendirent. Ils dirent qu'ils avaient posé les scellés sur la porte de la chambre et qu'elle devait rester fermée jusqu'à ce que vienne le juge d'instruction pour son enquête et qu'eux deux devraient faire une déposition pour dire tout ce qu'ils savaient.
Quand ils partirent, Mario murmura : "Espérons qu'au moins... qu'au moins ils les enterrent ensemble, les pauvres garçons."
Petru répondit : "J'en doute, néanmoins, à présent, rien ni personne ne peut plus les séparer. Ils sont unis pour toujours. Et cette fois, on peut le dire : pour toujours."
Entre temps, alertés par les sirènes, étaient arrivés d'abord Fane, puis la grand-mère et la femme de chambre pour demander ce qui se passait. Mario leur avait dit que deux clients s'étaient suicidés dans la chambre numéro onze.
"Et on fait quoi, maintenant ?" demanda grand-mère Félicité, l'air effarée, quand ils furent seuls.
"Nous ne pouvons pas rouvrir tant que le juge ne vient pas faire son enquête." répondit Mario. Puis il dit à la femme de chambre de rentrer chez elle et de dire aux deux autres de ne pas venir travailler. "Ne vous en faites pas, je vous paierai quand même. Ce n'est pas votre faute si vous ne pouvez pas aller travailler. Je vous ferai savoir quand vous pourrez revenir."
"Ça va sortir dans les journaux et... et peut-être les clients ne voudront plus venir là où est arrivé une telle chose..." dit Fane.
"Ou alors on en verra encore plus qu'avant pour... satisfaire une curiosité morbide... et ils demanderont même à avoir la chambre numéro onze..." dit Mario, amer.
"Non !" s'exclama Petru. "Non..." répéta-t-il à voix basse. "On ne peut plus la donner à personne, cette chambre... à personne."
"Mais c'est la meilleure..." dit Fane.
"On en fera une autre qui sera la meilleure... Et je suis d'accord avec Petru. Cette chambre... leur appartient, désormais. Même si j'ignore jusqu'à leurs noms..."
"On le saura par les journaux..." dit amèrement Petru.
"Ne dis rien à ta mère, quand tu iras la voir." dit grand-mère Félicité.
"Elle le verra dans le journal. Non, il vaut mieux que je le lui annonce moi." dit Mario.
"Tu as sans doute raison. Le repas est presque prêt."
"Mais qui se sent de manger, grand-mère ?"
"Mais non... au contraire, il faut que vous mangiez, les garçons. Vous devez être forts... Nous allons devoir affronter bien des problèmes ces prochains jours, surtout Petru et toi." dit la grand-mère d'un ton gentil mais décidé.
Le juge d'instruction vint le lendemain. Les journaux étaient pleins de photos des deux garçons : le blond était le fils d'un médecin-chef et le châtain celui d'un industriel. Les journaux titraient : "Drame pathétique de l'homosexualité : deux garçons de la bonne société milanaise s'ouvrent les veines."
Bizarrement, les journalistes ne précisaient pas le nom de l'hôtel, pas plus qu'ils ne disaient qu'il louait des chambres à l'heure. À l'évidence les familles des deux garçons avaient réussi à ne pas faire transparaître cette information ou à l'arrêter.
Quand madame Becarelli vint toucher son argent, Mario l'informa de cet évènement.
Elle dit : "Quelle déveine que ces deux là soient venus se tuer ici même ! Mais bordel, ils pouvaient pas aller se jeter dans le fleuve ? Heureusement aucun journal n'a cité le nom de l'hôtel, ils ont juste dit que c'était en banlieue de Milan. Quand vous pourrez rouvrir, dites à tous que vous avez fermé... pour travaux."
"Oui, ça vaut mieux. Je n'ai pas envie de voir arriver une horde de curieux morbides qui irait jusqu'à vouloir aller baiser dans cette chambre ! Mais les gens du coin ont vu les va-et-vient de la police..." dit Mario.
"Dites qu'il y a eu un vol... Je chargerai Balestra, notre avocat, de faire en sorte que les scellés soient retirés au plus tôt pour que vous puissiez rouvrir."
"Mais les femmes de chambres savent ce qui s'est passé..." fit remarquer Petru. "Et j'imagine qu'elles en ont déjà parlé à qui sait combien de monde..."
"Donnez-moi leurs adresses, j'irai parler à ces filles. L'important est que si nécessaire, dorénavant, elles démentent." dit madame Becarelli.
Dès qu'ils rouvrirent les clients recommencèrent à affluer. Les affaires reprirent comme avant. Ils avaient refait la chambre vingt et un, à l'étage d'au dessus, comme chambre VIP, et ils avaient enlevé le numéro onze de la porte de la chambre du double suicide, qu'ils avaient nettoyée et vidée, puis fermée.
La convalescence de madame Adèle durait depuis maintenant six mois, six mois exténuants. Mario déprimait et maigrissait, autant à cause de la santé de sa mère qui ne semblait pas s'améliorer qu'à cause de l'argent qui semblait ne jamais suffire bien que les clients ne manquent pas. Petru était de plus en plus inquiet pour la santé de Mario. Il aurait voulu faire quelque chose pour lui, mais il ne voyait vraiment pas quoi faire.
Alors un jour, se sentant trop en peine, Petru pensa à demander conseil à la grand-mère Félicité. À un moment où Mario était à la réception et Fane de service, comme il avait vu que la vieille femme se reposait au jardin, assise comme toujours sur sa chaise, Petru prit un tabouret et alla s'asseoir à côté d'elle.
"Madame Félicité, je suis un peu inquiet pour Mario."
"Oui..."
"Je voudrais faire quelque chose pour lui, mais je ne sais pas par où commencer."
"Tu l'aimes bien, hein ?"
"Oui, bien sûr... On a presque grandi ensemble..."
"Continue à bien l'aimer... à être près de lui. Tu ne peux rien faire d'autre. Continue à bien l'aimer même s'il n'est pas, lui, encore capable de te le rendre."
"Mais non, madame Félicité : Mario m'aime bien, il m'a toujours défendu, il a toujours pris soin de moi."
"Oui, c'est vrai, mais pas autant que tu n'aurais désiré, espéré..."
"Mais ce n'est pas vrai, madame Félicité..."
"Peut-être n'est-il pas encore prêt à répondre à ton amour comme tu voudrais. Tu dois être patient. D'abord son père est parti, et maintenant c'est sa mère qui n'en finit pas de ne pas se rétablir... Le pauvre Mario a toujours été déchiré par les fardeaux de la vie. Il n'a encore eu ni le temps ni la force de lire dans son cœur, de comprendre... qu'il a peut-être besoin de ton amour, mais aussi de te donner le sien..."
Petru était ébahi par la longue tirade de la vieille femme, mais il répliqua : "Mais Mario m'aime bien... presque comme un frère."
"Mais ce n'est pas comme ça que tu voudrais qu'il t'aime, hein ? Pas comme un frère... mais plus. Et mon Mario aussi a besoin de plus, même s'il ne l'a pas encore réalisé..." dit-elle en hochant la tête, l'air fatiguée.
"Que... voulez-vous dire, madame Félicité..." demanda Petru en retenant sa respiration, il la regardait, stupéfait.
"Ce qu'on ne peut pas dire mais qui arrive parfois... entre deux hommes. Je me suis toujours demandé combien il lui faudrait de temps, à mon Mario, pour réaliser... pour se comprendre... Toi, avec la vie que tu as eue, tu as vite compris. Mario, pas encore."
"Vous voulez dire que..."
"Que je vous verrais très bien ensemble, mon garçon. Tu me promets que tu sauras attendre ?"
Petru se rappela la promesse analogue que monsieur Carlo, le mari de Félicité, lui avait fait faire peu avant sa mort.
Comme il ne répondait pas, la grand-mère insista : "Promets-moi que tu sauras attendre que mon Mario... comprenne ?"
"Oui, madame Félicité. Oui, je vous le promets."
"Bien. Merci. Alors... continue à bien l'aimer, à rester près de lui. Tu ne peux pas en faire beaucoup plus, pour l'instant." dit-elle.
"Mais vous, madame Félicité... vous pensez que c'est bien que deux hommes... deux garçons..."
"Bien ? Ce qui est mal c'est tout ce qui fait du mal aux autres ou à nous-mêmes. Tout le reste est bien, non ? J'en ai tant vu, dans ma vie... Et j'ai vu tant d'injustices faites en prétendant faire vivre les autres selon nos idées. Ces deux garçons... ceux dont on ne doit pas parler... ceux de la chambre onze... c'est leurs parents qui les ont tués, en voulant les obliger à vivre comme ça leur semblait bien, mais pour ces deux pauvres garçons, ce n'était pas bien. Leurs parents et tous ceux qui décident ce qui est bien ou mal, ils les ont tués. À qui faisaient-ils du mal, les pauvres petits, en s'aimant ?"
Petru acquiesça, songeur. Puis il demanda : "Mais, madame Félicité, comment savez-vous que Mario est... comme moi ?"
"Quand on écoute, au lieu de parler, qu'on observe au lieu de regarder, qu'on cherche à comprendre, plutôt que de juger... on voit des choses que les autres ne savent pas ou ne veulent pas voir. Ça a toujours été la limite de cette pauvre Adèle."
"Et vous pensez qu'un jour, peut-être..."
"Mais qu'en sais-je, mon cher garçon ? Je ne pense pas, j'espère. Quand Mario ouvrira les yeux... quand il se comprendra et s'il s'accepte... si tu es auprès de lui, peut-être sera-t-il capable d'accepter ton amour silencieux et patient et de te le rendre. Mais qui le sait ? Nous ne pouvons qu'espérer."
Petru acquiesça, puis dit, à voix basse : "Merci, madame Félicité. Je continuerai à être près de lui et à bien l'aimer."
"Pour l'instant tu ne peux pas faire grand-chose d'autre." dit-elle.
Petru rentra à l'hôtel. Mario était toujours assis derrière le comptoir et il faisait les comptes. Il avait l'air inquiet.
En voyant rentrer Petru, il leva le regard et lui dit : "D'ici peu je vais à la clinique voir maman. Tu prends la réception ?"
"Bien sûr, ne t'en fais pas."
"Je ne sais pas comment nous ferions pour tout, ici, si tu n'étais pas là. Et dire que maman t'a embauché plus pour faire plaisir à don Cesare qu'autre chose. Personne ici n'imaginait la chance qu'on a eu de t'embaucher."
"C'est moi qui ai eu le plus de chance, Mario. Grâce à vous, et à toi en particulier, j'ai pu quitter une sale vie pour commencer à vivre vraiment. Tu pourras toujours compter sur moi."
"Je sais... Tu l'as prouvé, toutes ces années. Si tu n'étais pas là, j'aurais tout abandonné et cessé de me battre depuis longtemps."
"Je voudrais pouvoir en faire plus pour vous... pour toi..." murmura Petru.
Mario lui fit un sourire fatigué et dit : "Plus ? Personne n'est superman. Ce que tu fais déjà est... bien plus qu'on pourrait attendre. J'espère, un jour, être en mesure de pouvoir te récompenser de tout ce que tu as fait et que tu fais."
Petru aurait voulu le prendre dans ses bras, lui dire combien il l'aimait, mais, comme venait de le lui dire grand-mère Félicité, il comprenait que Mario n'était pas encore prêt à le comprendre, à l'accepter. Alors il se contenta de sourire, sans rien dire.