Fausto avait ôté toutes les décorations de Noël et la crèche précieuse. Il aurait voulu garder comme bibelot le «joueur de luth», qui lui faisait penser à Guido Barisone, mais il pensait que, comme ce n'était pas le sien, cela n'aurait pas été une chose appropriée. Il l'admira longtemps, avant de le ranger : il était vraiment très gracieux. Il le caressa légèrement, puis l'enveloppa dans du papier de soie et il remit «Guido» avec les autres statuettes.
Quelques semaines plus tard, alors qu'il était en train de lire un livre, descendit Serse Jacovoni. C'était un garçon de dix-neuf ans, il avait eu le diplôme de graphique publicitaire et travaillait maintenant dans l'étude de son père avec sa sœur aînée, Elisa.
"Désolé, Fausto, mais chez nous il y a le radiateur du séjour qui ne chauffe plus... pourrais-tu, s'il te plaît, appeler le technicien pour qu'il vienne le contrôler ?"
"Oui, bien sûr. Quand je dois lui dire de venir ?"
"Quand il peut : s'il n'y a aucun de nous, il y a la femme de service, et s'il vient quand elle n'y est pas, ni aucun de nous, s'il ne te dérange pas, pourrais tu aller avec lui ? T'as les clés de notre maison, n'est-ce pas ?"
"Oui... d'accord, je lui téléphone tout de suite."
"Qu'est-ce que tu lis ?" demanda le garçon.
"L'art de vivre d'Erich Fromm."
"L'art de vivre ? Ce n'est pas quelque chose de relativement simple ? Quelle art il y faut ?"
"Beaucoup de gens pensent que pour être heureux il suffit juste d'atteindre le plaisir, le pouvoir, la gloire et la richesse, et que la seule chose à apprendre n'est pas l'art de vivre, mais la façon d'obtenir un succès suffisant pour acquérir les moyens de vivre bien. Mais ils réduisent le bien-vivre seulement au bien-être matériel... qui n'est vraiment pas assez. En fait, dans toutes les cultures, il y a eu des maîtres de vie et des maîtres de pensée qui proclament que bien vivre est un art qui doit être appris, qu'apprendre cela nécessite un travail acharné, du dévouement, de la compréhension et de la patience, et que c'est la chose la plus importante à apprendre."
"Et quel serait le secret pour vivre bien, selon ce livre ?"
"Les principes essentiels des maîtres de vie sont simples : le but de la vie d'un homme, dont les autres dérivent, est de développer pleinement son humanité. Ce processus, au cours duquel l'homme, dans un certain sens, donne naissance à soi-même, conduit au bien-être et est accompagné par la joie de vivre. L'homme ne peut atteindre cet objectif que dans la mesure où il surmonte la haine, l'ignorance, la cupidité et l'égoïsme, et se développe dans sa capacité d'aimer, dans la solidarité, la rationalité et le courage."
"Le sens qu'ont aussi beaucoup de religions... et pourtant je n'y crois pas, aux religions... Se faire un dieu... tous en sont capables, mais ensuite, quand ils ont réussi à convaincre suffisamment de gens de croire à leur dieu, faire la guerre à ceux qui se sont fait un autre dieu... et les tuer en son nom." dit Serse.
"Ce livre ne dit pas qu'il soit nécessaire de se soumettre aux autorités religieuses et philosophiques du passé, mais que nous devons apprendre d'eux. Il faut penser de façon critique, reconnaître que nous sommes conditionnés par des mauvais maîtres, qui se sont déguisés en maîtres de vie et sont devenus célèbres et puissants, même s'il n'ont pas réussi à réaliser pleinement leur potentiel humain."
"Le fait est que maintenant l'homme est devenu seulement une partie d'une machine, un composant qui ne peut encore être remplacé par un élément mécanique." commenta Serse. "Et ce n'est pas l'homme à dominer la machine, mais la machine et l'ensemble du système économique, qui le gardent prisonnier. L'homme est important car il est une des roues dentées, nécessaire pour le fonctionnement de l'ensemble, mais pas en tant qu'être humain vivant, riche, productif."
"Oh non, je ne me sens pas seulement une roue d'un engrenage ! Merde, Serse, ce n'est pas vrai que l'homme est dominé par des machines. Ce serait comme dire que l'homme est dominé par la fourchette qu'il utilise pour manger ! Elle est confortable et il l'utilise, mais il peut faire sans elle. La seule chose dont l'homme ne peut pas se passer... ce sont les autres hommes. Mais pas tant pour ce qu'ils font, c'est à dire, même si vous n'aviez pas ici un concierge, vous vous en tireriez tout de même. Non, mais pour les relations que les hommes ont entre eux. Toi et moi, nous sommes ce que nous sommes parce que maintenant nous sommes ici à discuter. Je suis Fausto aussi grâce à toi, et tu es Serse aussi grâce à moi."
Le garçon le regardait intéressé : "Je ne l'avais jamais vu comme ça..."
"Tu n'es pas d'accord ? Je ne suis pas un peu plus... Fausto parce que j'ai la voiture ou j'utilise le téléviseur."
"Eh bien... oui... tu as raison. Et ce que tu m'as dit est tout dans ce livre ?"
"Oui et non. Moi, quand je lis, je prends les morceaux qui me convainquent... et je les digère, je les fais miens et je les mélange avec d'autres choses que j'ai lu ou entendu, ou compris, et... eh bien tout ça me fait devenir plus Fausto."
"Devenir plus Fausto. Une belle expression. Et quand seras tu... totalement Fausto ?"
"Maintenant... et demain... et après demain, jusqu'au jour de ma mort."
"N'as-tu pas peur de la mort ?"
"Non. Pas plus que de la vie. La mort... est laide pour ceux qui restent, et pas pour ceux qui partent."
"Si on mourait sans souffrance... je serais d'accord avec toi."
"Personne n'aime souffrir, je pense. Cependant on ne devrait même pas craindre trop la souffrance, ou on commence déjà à souffrir à l'avance. Et pendant qu'on souffre, plus on se plaint plus on sent la souffrance. On s'auto-inflige des souffrances. Tu sais, lorsque à la TV ils font ces programmes stupides de médecine... je me surprends souvent à dire : l'enfer, quel cul, je n'ai pas cette maladie !"
"Et... la souffrance qui n'est pas physique ? Celle qu'on nous inflige parce qu'on ne nous comprend pas, ne nous accepte pas, ne nous apprécie pas... Ou peut-être que nous nous infligeons à nous mêmes parce que nous ne réussissons pas à être comme nous voudrions ?"
"Si je pleurais sur moi-même parce que je ne réussis pas à sculpter le David de Michel-Ange, ou parce que les autres me réprimandent de ne pas être en mesure de le sculpter... je ne serais pas un sot ?"
"C'est-à-dire ?"
"On ne doit pas désirer l'impossible. Ni on ne devrait pas essayer d'être comme les autres nous veulent. Il faut juste chercher à être chaque jour un peu mieux que la veille, et voilà."
"Mais on doit, par conséquent, viser à des objectifs plus élevés."
"Oui, mais... avec patience et sans être sûr de réussir. Mettons que j'aime beaucoup la musique : eh bien, je vais l'étudier, mais je ne peux pas attendre, le lendemain, d'être déjà un grand compositeur, ou un directeur d'orchestre ou un compositeur. Peut-être un jour j'y arriverai, même si ce n'est pas dit."
"Mais si tu n'y arrives jamais, tu n'en seras pas déçu ?"
"Non, parce que dans l'entretemps, je me suis amusé à étudier la musique. Qui disait qu'à chaque jour suffit sa peine? Et j'ajoute : à chaque jour suffit juste ce que tu es en mesure de faire. Et soit l'inquiétude que le petit succès quotidien, de la même manière, suffisent à chaque jour. Si aujourd'hui, je réussis à bien nettoyer les escaliers, j'ai obtenu un résultat. Et peut-être dans l'entretemps, je vais essayer de commencer à faire quelque chose qui me permettra un jour d'être quelque chose de plus intéressant qu'un lave-escaliers." dit Fausto avec un sourire.
"Mais selon toi, la société progresse ? Non seulement technologiquement, je veux dire, mais comme valeurs."
"Oui. Sinon, nous aurions déjà disparu de la face de la terre. Comme les dinosaures."
"Pourtant, il y a encore les guerres, les préjugés, la criminalité, les maladies..."
"Dans notre corps, il y a des milliers de virus, bacilles, germes. Notre corps, s'il est en bonne santé, les maintient sous contrôle, même s'il ne peut pas les éliminer. Et si on tombe malade, on essaye de soigner la maladie et de remettre sous contrôle ce qui a causé la maladie. C'est pareil, selon moi, pour la société qui a ses virus : Il suffit juste de réussir à les contrôler ou, si nécessaire, essayer de les traiter."
"Mais si l'homme ne réussit pas à contrôler sa maladie, il meurt."
"Exactement. Et notre société est encore en vie, bien que se développe parfois une maladie. Chacun de nous doit trouver... ou être le médicament pour la faire guérir, avant qu'elle ne meure."
"Tu as une vision intéressante de la vie."
"Je suis toujours en train de la construire..." dit Fausto avec un sourire.
"Je... parfois, j'ai envie de quitter la maison... pour pouvoir faire ma vie... à ma façon."
"Pourtant, ton père ne me semble pas un casse-couilles..."
"Non, il ne l'est pas, mais... Quand maman est partie, Elisa et moi étions assez âgés pour décider avec qui rester, et nous avons choisi papa, tous les deux. Néanmoins... parfois papa... et aussi ma sœur, je les sens... étroits."
"Je suis parti loin de la maison quand j'avais dix-huit ans. Ma famille était non seulement étroite... elle était en train de me suffoquer... me tuer... j'ai résisté jusqu'à parvenir à ma majorité, et je suis parti de chez moi... le jour après mon anniversaire."
"Mais... t'avais déjà un emploi ? Et comment t'as fait pour la maison ?"
Fausto le lui raconta, sans lui dire tous les détails, et il survola en particulier ceux concernant son homosexualité...
Vraiment il ne pouvait pas supporter de rester plus longtemps dans la famille, il se sentait comme un lépreux, boudé, méprisé, condamné, soupçonné, jugé par tous, même par ses frères plus jeunes. Il avait également cessé d'essayer de raisonner avec eux, de discuter, de tenter de se faire comprendre, de se faire accepter.
L'homme de son ami, qui avait une petite chambre de libre dans la maison, l'avait logé temporairement. Il avait quitté la maison emportant bien peu de choses : quelques habits de rechange, des livres, des CD, presque rien.
Puis il commença à chercher un travail, bien sûr, comme mécanicien, mais il n'avait rien trouvé. Cependant il avait été encore assez chanceux : après quelques jours, il avait trouvé une place au noir dans un restaurant comme lave-vaisselle et garçon de fatigue. Et après un peu plus d'un mois, la propriétaire, satisfaite de la façon dont il travaillait, de son attitude, et aussi à cause de sa beauté, l'avait employé régulièrement comme garçon de salle.
Il lui avait semblé renaître, après cette année d'oppression qu'il avait dû subir à la maison, et il était fier de savoir se maintenir tout seul, même si c'était assez facile certainement, étant donné que Ruggiero, l'homme de son ami, l'abritait gratuitement et qu'il devait partager seulement les dépenses du ménage, sans avoir à payer le loyer de la chambre.
Mais une nuit, il se réveilla en sentant une sensation étrange : Ruggiero, complètement nu, était couché sur son lit et le caressait. À la faible lumière venant de la fenêtre, il le regarda.
"Que fais-tu ?" il lui demanda, étonné.
"Je veux baiser avec toi, tu es trop excitant." répondit l'homme, avec un sourire libidineux et sûr de lui.
"Mais tu es avec Sergio, non ?" dit Fausto, essayant d'échapper aux caresses intimes de l'homme.
"Et qu'est-ce que cela a à voir ? Je te veux. Et puis, il n'est même pas ici."
"Je ne me sens pas... allez..." protesta Fausto.
Mais il était en train de s'exciter et Ruggiero l'avait remarqué. "Comment tu ne te sens pas ? Mais il est en train de te venir bien dur... Allez, on va s'amuser..."
"Non, allez... Je ne veux pas... faire cela à Sergio, ce n'est pas juste..."
"Oh, il suffit qu'il ne le sache pas et tout va bien. Allez, Fausto ne fais pas le difficile, ce n'est vraiment pas le cas."
Fausto avait essayé de le faire arrêter, mais sans grande conviction et Ruggiero s'était prodigué pour le faire bien exciter. Il se frottait sur lui, en le caressant, il lui suçait les mamelons... Finalement Fausto, qui depuis un certain temps n'avait pas eu d'occasion de faire du sexe, se rendit et il commença à participer aussi.
Après l'avoir bien excité avec sa bouche, Ruggiero se mit à quatre pattes et lui demanda de le lui mettre. Fausto en fut un peu surpris : il avait cru qu'entre Ruggiero et Sergio c'était le premier qui assumait le rôle actif. Cependant, il se mit à l'ouvrage.
Ce fut juste une baise, rien d'autre, quelque chose d'un peu plus que mécanique, animal, même sans donner un sens négatif à ce mot... d'autre part il ne pouvait pas s'attendre plus... et de toute façon pour Fausto ce fut un soulagement.
Le tout fini, Ruggiero partit satisfait. Mais Fausto, bien qu'il soit physiquement assouvi, n'était pas du tout content, soit parce qu'il se sentait en faute envers son ami Sergio, soit parce que cette baise avait été quelque chose qu'il n'avait pas désiré.
Dans les jours suivants, il se sentait fortement mal à l'aise ; il avait pris l'habitude de verrouiller la porte quand il allait au lit, pour éviter de semblables mauvaises surprises, et donc il décida qu'il devait s'en aller de là et trouver un autre endroit. Maintenant, il avait un emploi régulier, un salaire régulier, alors il pouvait se le permettre.
En quelques jours, il trouva un deux pièces, chambre et cuisine-séjour, avec un bain minuscule mais avec douche. On entrait directement dans la chambre ; c'était un peu plus qu'un studio, mais le loyer n'était pas cher. Il était au quatrième étage sans ascenseur, mais ce n'était pas un problème.
Puis il dût aller faire le service militaire. C'avait été une période passable, ni vraiment laid, ni certainement pas beau. Après la RCA, comme il avait la graduation mécanique, il fut affecté à l'atelier de véhicules militaires. Sans doute, c'était un travail moins propre que comme serveur, mais il l'aimait et c'était ce pour quoi il avait étudié, et également il s'entraîna mieux aux moteurs.
Et aussi il eut diverses aventures, à la fois dans les casernes qu'à l'extérieur...
Après qu'il lui avait raconté comment il était parti de la maison, Serse lui dit : "Ce n'est pas que je sois vraiment mal avec mon père et ma sœur. Elle casse parfois un peu, elle joue un peu trop à... à la sœur aînée. Mais rien de vraiment insupportable. Tout de même... ça me plairait pouvoir vivre tout seul."
"C'est bien moins romantique que cela puisse paraître à le penser... tu dois te faire tout par toi-même, et la maison nécessite beaucoup de travail, si tu ne veux pas progressivement finir par vivre dans une fosse à fumier... balayages, lavages, passer de la cire, laver les fenêtres... Et te faire la lessive, le repassage, les travaux de réparation... Et allez faire le courses, puis cuisiner, faire la vaisselle..."
"Mais tu l'as fait, non ?" lui dit Serse, "et tu as survécu. Même maintenant, tu fais tout. Ce n'est pas si mal après tout."
"Non, je suis d'accord. Et on jouit sans aucun doute d'une liberté qu'on n'a pas à la maison, en famille. Tout de même, si j'avais pu, j'aurais quitté la maison un peu plus tard."
"Ils étaient tellement insupportables, les tiens ?"
"Je dirais que oui. Mes parents n'étaient pas contents de moi... Je n'étais pas venu comme ils m'auraient voulu, et ils me le faisaient sentir de toutes les manières. Et par conséquent aussi mes frères plus petits... Quand tu as cinq personnes toutes contre toi... tu ne peux pas durer longtemps."
"Non... Chez moi il n'y a rien comme ça... ma sœur n'est pas mal, et mon père... j'avais choisi de vivre avec lui au lieu de ma mère, et je ne m'en suis pas du tout repenti."
"Peut-être que le fait de travailler avec lui... vous êtes toute la journée ensemble, à la fois à la maison et au travail..."
"Le travail me plaît, il me plaît beaucoup. Et papa est un vrai créateur, j'aime travailler avec lui, j'apprends beaucoup de choses. Non, ce n'est pas pour eux que je veux quitter la maison, c'est... pour moi."
"Oui, je comprends. En as tu parlé avec ton père ?"
"Oui..."
"Et qu'en dit-il ?"
"Que... il ne dit pas non, mais il est clair qu'il ne serait pas heureux si je m'en allais de la maison. Il m'a dit d'attendre, que je suis encore trop jeune..."
"Souvent, pour les parents... les fils ne sont jamais assez adultes. Cependant, il est vrai aussi qu'on devient adultes juste au moment où on quitte la maison et on est entièrement responsable de sa propre vie." dit Fausto avec un sourire de compréhension.
"D'accord. Je t'ai fait perdre aussi trop de temps, Fausto, je suis désolé. Alors tu penses à notre radiateur ?"
"Sans faute."
Immédiatement, il téléphona au greffier du système de chauffage et il lui signala le problème. Le technicien assura qu'à cinq heures, il serait arrivé. À cette heure, il y avait encore la femme de ménage dans la maison des Jacovoni, donc Fausto n'a pas eu à abandonner la conciergerie. Il essayait de le faire aussi peu que possible.
Plus tard, alors que Fausto lavait le plancher du foyer, rentra le juge, Filippo Gamberali. Il vivait seul au sixième étage de l'escalier A, depuis que le dernier de ses trois fils s'était marié. Il était âgé de soixante-trois ans, il était veuf, et avait une femme qui lui faisait les travaux dans la maison chaque matin, alors qu'il se trouvait au tribunal, sauf le dimanche.
L'homme le salua avec son sourire habituel : "Notre infatigable Fausto ! Depuis que vous êtes là, dans la loge, ici tout brille. Nous avons eu de la chance que l'administrateur vous ait trouvé !"
"Vous êtes trop gentil, monsieur le juge... Je fais juste de mon mieux." le remercia Fausto.
"Non, non, ce qui est juste est juste. Si seulement tout le monde faisait «juste» de son mieux... Et ce qui me plaît chez vous, Fausto, est que je vous vois toujours avec un beau sourire."
"J'ai lu quelque part qu'on emploie moins de muscles pour sourire que pour froncer les sourcils..."
Le juge sourit : "Alors... vous souriez simplement par paresse?" lui demanda-t-il, amusé.
"Pas vraiment. Je souris parce que j'essaie de voir le côté positif des choses. Bien sûr, vous, avec votre travail, n'aurez pas de nombreuses raisons pour sourire..."
"C'est assez vrai, mais c'est pourquoi j'essaie aussi de voir le côté positif des choses et de sourire. Ce n'est pas toujours facile. Vous voyez, jeune homme, juger est quelque chose de très difficile, exigeante. Surtout parce qu'il y a toujours le danger de se tromper. Ce n'est pas par hasard qu'on l'appelle «vérité juridique» et non pas simplement vérité. Une personne reconnue coupable ou innocente dans un procès, peut effectivement ne pas l'être. Aucun juge ne peut agir à la place de Dieu."
"Croyez-vous en Dieu ?"
"Oui... mais je ne me demande pas pourquoi. Croire en Dieu est croire en une justice supérieure, une vraie justice, à laquelle la nôtre peut tendre, mais qui ne sera jamais atteinte. En outre un juge ne peut pas et ne doit pas se baser sur un concept abstrait de justice, mais seulement sur l'application correcte de la loi."
"Mais si un juge pensait qu'une loi est injuste, incorrecte ?"
"Il n'a que deux choix : l'appliquer, en tâchant en même temps de faire tout ce qui est en son pouvoir pour la faire changer... ou arrêter de faire le juge."
"Vous n'avez jamais été tenté d'arrêter de faire le juge ?" lui demanda Fausto.
"Et comment ! Surtout quand je dois émettre une décision de justice au nom du peuple italien. Cela me semble... incorrect, on devrait émettre des jugements au nom de la loi italienne, et pas du peuple. En fait, un juge chez nous n'est pas élu par le peuple..."
"Mais les lois sont faites par les représentants du peuple..."
"Oui, c'est vrai. Cependant, de la majorité des élus par le peuple, et donc pas de tout le peuple. Il est vrai aussi que, en théorie, la loi est égale pour tout le monde, mais..."
"Seulement en théorie ?"
"Oui, vous voyez, le vent, par exemple, souffle de la même manière pour tout le monde, mais il peut détruire une maison faite de planches mis en place à la va vite et pourtant n'érafle en aucune manière une maison en béton armé solide. Il en est ainsi pour la loi : un pauvre diable sans moyens est moins défendu, qu'il soit la partie lésée, ou celle qui viole, qu'un homme riche qui peut payer de bons avocats."
"Donc, il est moins défendu..."
"Exactement. C'est précisément pour cette raison que je dis que la vérité juridique ne constitue pas une vérité absolue. D'autre part, cependant, une société sans juges ne survivrait pas à soi-même, parce qu'elle serait en proie à toutes sortes d'abus. Et puis, comme vous le disiez tout à l'heure pour vous-même, même un bon juge devrait essayer de faire de son mieux... ayant pleinement conscience d'être en mesure de faire des erreurs. Un peu comme le médecin... un peu comme nous tous, quoi qu'on fasse."
Ils parlèrent encore un peu, puis le juge monta chez lui. Fausto avait apprécié cette conversation, et le juge Gamberali lui plaisait. Il avait l'impression qu'il était un homme très équilibré et aussi gentil et réfléchi.
Bien sûr, se dit Fausto, en dehors de l'insupportable veuve Ravera, les colocataires étaient tous, plus ou moins, des honnêtes gens. Avec quelques uns il y avait un peu plus qu'un «bonjour» et «bonne soirée», avec quelques-uns par contre il s'était progressivement établi un bon rapport. Il était toujours prêt à donner un coup de main, même en dehors de ses fonctions de concierge, alors ils lui étaient tous reconnaissants et ils le lui montraient même au-delà des pourboires.
Une chose que tous évidemment appréciaient en lui est qu'il ne faisait jamais de commérages, il ne rapportait jamais aux autres ce que l'un des locataires lui avait dit. Il écoutait, si nécessaire donnait un avis, une suggestion, mais il n'intervenait jamais. D'ailleurs, il n'y avait pas de problèmes majeurs entre colocataires.
Parfois, il pouvait encore se voir, après la clôture de la loge, avec ses vieux amis. Corrado s'était fait le garçon, Arlens, un jeune albanais de vingt-deux ans qui travaillait comme maçon, auquel, un soir, après le dîner, il avait donné un passage. Depuis quelques mois, ils vivaient ensemble et Fausto n'avait jamais vu Corrado si serein.
Arlens était un bon gars, immigré en Italie comme sans papiers quand il avait dix-neuf ans, caché dans le fond d'un TIR qui avait quitté Split avec six autres immigrants illégaux, et avait aussi failli mourir d'étouffement parce que la prise d'air était trop petite.
Enfin arrivé en Italie, après que les camions aient été déchargés du navire à Ancône, il avait voyagé au nord, et avait été assez chanceux pour trouver un emploi régulier, comme maçon, après huit mois de vie clandestine. En fait Arlens avait un diplôme de maître d'école, mais ne pouvant pas trouver du travail en Albanie, il avait décidé de tenter sa chance en Italie.
Le garçon avait eu ses premières expériences sexuelles avec des camarades de classe, quand il avait quinze ans. Mais comme les autres, de plus en plus, s'orientaient progressivement vers les filles, il s'était aperçu de ne préférer que les garçons. Quand il avait dix-sept, il avait eu une relation secrète pendant un an et demi avec un homme marié, un flic de Vlora, sa ville.
Lorsque Corrado, à l'occasion de ce passage, y avait essayé avec lui, Arlens y était allé immédiatement, parce qu'il s'était senti attiré par lui. Non pas que Corrado soit particulièrement beau, Arlens l'était beaucoup plus, mais il avait un sourire très doux et séduisant.
Ils avaient fait l'amour dans la camionnette de Corrado, plutôt inconfortable... cependant cela avait plu aux deux, et ils avaient décidé de se revoir. Et peu à peu, ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre. Fausto aimait voir comme souvent Arlens s'asseyait sur les genoux de Corrado, et s'accroupissait contre lui avec un sentiment de tendresse qui faisait plaisir à voir.
Dans ces occasions, Fausto pensait de plus en plus qu'il lui aurait plu avoir un amant tendre et beau comme Arlens. Après avoir laissé Gildo, il avait pensé qu'il valait mieux être seul et d'avoir juste du plaisir de temps en temps ; mais maintenant, en voyant cette paire si bien assortie, cela lui fit revenir le désir de se trouver lui même un amant.
Parfois, quand il allait danser le samedi soir, il lui arrivait d'accrocher ou d'être accroché par un garçon, et si celui-là avait une place où aller, il y faisait l'amour. Il n'avait jamais amené personne faire l'amour dans la conciergerie, pour ne pas avoir de problèmes. C'aurait été différent si c'était quelqu'un qu'il connaissait bien. Mais c'étaient toutes des aventures d'une nuit, sans suite. Il était rare qu'il lui arrive de les rencontrer encore : si la première fois tout s'était bien passé, Fausto y retournait. Mais, en fait, jusque-là, il n'avait jamais eu aucun désir de se lier à nouveau.
Fausto se rendait compte que le sexe finalisé au sexe lui donnait peu de satisfaction. C'était comme manger des sandwiches chaque jour : ils nourrissent, il est vrai, mais ils fatiguent. Ils enlèvent la faim sur le moment, mais ils ne donnent pas de satisfaction réelle. La déception qu'il avait eue avec Gildo l'avait fait se replier sur un... régime de sandwiches.
Il se demanda, s'il avait trouvé un garçon avec qui se mettre, s'il aurait pu le prendre à vivre là... Le problème n'était pas juste, pour ainsi dire, juridique, mais aussi comment les locataires réagiraient... S'il s'était marié avec une fille, il n'y aurait aucun problème... Cela, pensa-t-il, était l'un des véritables aspects de la discrimination auxquels sont confrontés les homosexuels.
Mais, pensait-il, comme il dit en parlant à Serse, à chaque jour suffit sa peine : "Si je trouve un gars avec qui je veux vivre, je déciderai avec lui ce qu'il faut faire. Pour l'instant, il est inutile de me casser la tête."
Par les vitraux, il vit arriver Gustavo, l'ami de Loris. Comme les autres fois, il lui ouvrit avant qu'il sonne. Le garçon gravit les marches et lui fit un sourire et un clin d'œil. Il alla à l'escalier A pour prendre l'ascenseur alors que Fausto prévenait par interphone les Pantaleo.
Il dit à Loris, qui répondit : "Il est en train de monter ton ami Gustavo."
"Oh, d'accord, merci." dit le garçon gaiement.
Fausto mit le récepteur en place. Quelques minutes plus tard, il entendit l'interphone sonner et le badge des Pantaleo clignota. Il répondit.
C'était madame Julia, la mère de Loris : "Monsieur Picozzi, il est déjà descendu mon fils avec son ami ?"
"Pas encore, madame..."
"Pouvez-vous lui dire, s'il vous plaît, de ne pas oublier d'aller acheter du pain ? J'ai oublié..."
"Sans faute, madame."
"Merci."
Fausto attendit quelques minutes, mais il ne vit aucun des deux garçons. Il était un peu surpris. S'ils n'étaient pas sortis de l'immeuble, où ils étaient allés ? Il se dit que peut-être ils étaient descendus avec l'ascenseur au garage du sous-sol... Mais Loris était trop jeune pour prendre la voiture de la mère... Alors, il se demanda, ou était le point de passage autre plutôt que de sortir par là ?
En outre, les Pantaleo, vivant au septième étage, n'avaient pas de cave mais un grenier... Qu'ils fussent allés dans le grenier ? C'était probablement ainsi, peut-être Loris avait-il quelque chose à montrer à son ami... Mais à la mère il devait avoir dit qu'ils sortaient... À moins que madame Giulia ait mal compris.
Il n'y pensa plus. Après environ trois quarts d'heure, il vit sortir Gustavo de l'ascenseur et aller vers la sortie du bâtiment, après lui avoir fait le signe de salut habituel et un sourire...
Étrange, pensait-il. Après peu de minutes, il vit Loris, qui sortait et revint après un certain temps avec le sachet de pain...