Aldemaro n'avait jamais vraiment été un pilier d'église, mais à présent il allait à la messe tous les dimanches, ne serait-ce que parce que sinon tous les jours auraient été pareils et parce qu'il aimait entendre l'orgue et le chœur des enfants de l'école qui chantaient de façon si émouvante.
Il avait persuadé donna Tanina de lui permettre de prendre soin des géraniums et des œillets suspendus à l'extérieur du parapet de la terrasse ainsi que du citronnier planté dans une grande vasque en bois dans l'angle de la terrasse. La dame était à l'époque un peu bouleversée par la lettre qui lui était parvenue d'Ostia pour lui annoncer que ses deux fils étaient appelés sous les drapeaux.
"Je ne comprends pas..." lui avait-elle dit pendant qu'ils déjeunaient, "... si la radio dit que nous gagnons la guerre, quel besoin y a-t-il d'appeler d'autres conscrits ?"
Aldemaro ne dit rien, bien conscient qu'il était que cette question rhétorique n'appelait pas de réponse.
"Savez-vous, professeur, que je suis allée à l'église allumer un cierge devant le tableau de l'Assomption et un devant la Madone du Purgatoire, l'un pour mes pauvres fils qui entrent en guerre et l'autre pour mon pauvre mari. Sainte Marie mère de Dieu, qui est mère, veillera sur mes fils..."
"Souhaitons-le..." hasarda Aldemaro.
"Oh, cher professeur, hors l'espoir, que nous reste-t-il ? Et vous, avez-vous des nouvelles de vos enfants ?"
"Oui, merci, ils vont bien. L'aîné a à présent dix-huit ans... il m'a promis de m'envoyer sa photo..."
"Ils vous manquent, n'est-ce pas ?"
Aldemaro hocha la tête, songeur.
"Mais les vôtres, au moins, ne risquent pas d'être envoyés à la guerre puisqu'ils sont en Suisse, sans compter qu'ils sont encore si jeunes. Vous ne m'avez jamais dit leurs noms..."
"Le grand s'appelle Ferdinando, comme mon père, le cadet, il a seize ans, Anselmo et le petit denier, qui vient d'avoir treize ans, Carlo-Felice."
"Mon pauvre mari s'appelait Carlo... Il était bel homme, vous l'ai-je dit ?" dit-elle à voix basse avant d'ajouter un petit soupir. Puis elle reprit d'un ton normal, à la sérénité forcée : "Je suis contente de vous avoir comme locataire. Vous êtes quelqu'un de bien. Avant vous, je louais à l'une des institutrices qui depuis s'est trouvé un petit appartement avec une collègue, derrière l'Hospice. Une institutrice qui vient d'Ischia. Elle s'appelle Caterina."
Aldemaro écoutait son bavardage d'une oreille distraite et acquiesçait de temps à autre, sans être vraiment intéressé par ce qu'elle lui racontait.
"... Aniello a dit qu'il était content..." dit donna Tanina à un moment.
"Excusez-moi, j'ai été distrait un instant..." dit Aldemaro, soudain intéressé par ce nom, "De quoi me parliez-vous ?"
"Je disais que Rosetta s'était fait mal, elle s'est méchamment foulé la cheville droite et ne peut plus depuis quelques temps travailler aux champs. Alors Aniello lui a proposé un mi-temps à son bar-tabac où elle n'a plus à forcer sur son pied et lui ça lui permet d'aller parfois se baigner à la plage et de se reposer un peu."
"Rosetta est la... petite amie d'Aniello ?"
"Sa petite amie ? Vous voulez dire sa fiancée ? Mais non, c'est sa cousine, la fille de la sœur de la mère d'Aniello. Non, Aniello est un garçon qui a la tête sur les épaules, il n'est pas du genre à courir les filles. Quoi qu'à son âge, il serait bien naturel qu'il se mette à y penser, n'est-ce pas ? Mais pour lui il n'y a que le boulot et la maison, c'est vraiment un garçon d'un autre temps... Enfin... C'est vrai que même de mon temps... nous faisions un peu les belles devant les garçons... et ces œillades éloquentes que nous lançaient les garçons ! Même à l'église, pendant la sainte messe, rendez-vous compte !" dit-elle en gloussant, "Oh quels effrontés !"
Aldemaro n'aurait pas su dire pourquoi, mais la nouvelle qu'Aniello n'avait pas encore de petite amie lui procura comme un soulagement inattendu. Mais il ne se posa pas trop de questions sur la raison de cette curieuse impression.
Après le repas il n'alla pas comme à son habitude écrire ou faire sa sieste rituelle, mais il sortit. L'air était clair, ce jour-là, chaud mais pas suffocant. Il inspira à pleins poumons et partit vers la "citadelle de relégation". Une fois arrivé, il demanda si l'ingénieur Fiorino était guéri puis, lorsque cela lui fut confirmé, il s'informa d'où il pouvait le trouver.
"Le voilà justement." dit un autre détenu en montrant un homme qui se levait de table.
Aldemaro le reconnut et alla à sa rencontre. "Je suis heureux de vous revoir en bonne santé, monsieur !"
"Oh, professeur. Et bien... je me sens encore un peu faible, mais je me remets, grâce au ciel. Et vous, comment allez-vous ?"
"Je ne peux pas me plaindre. Ecoutez, j'aurais besoin de vos conseils, auriez-vous quelques instants à m'accorder ?"
"Je n'ai rien à faire de la journée... Je vous écoute..."
"Je veux me fabriquer un récepteur radio..." lâcha sans détour Aldemaro, sachant l'homme de confiance.
Son interlocuteur se figea et le regarda, surpris : "Rien que ça ! Je crois qu'il serait plus facile de vous évader de cette île que de construire une radio... Les lampes, ne serait-ce que cela..."
"Je pensais à un poste à galène, à vrai dire, j'en ai entendu parler à Pise, à ce qu'on dit facile à dissimuler et qui n'a pas besoin d'alimentation. Mais j'imagine qu'il n'est pas simple de se procurer du cristal de galène..."
"Si vous vous contentez d'un récepteur de qualité aussi médiocre, l'affaire n'est pas impossible... Mais savez-vous ce que vous risquez, si vous êtes pris... Le vrai problème toutefois n'est pas la galène qu'on peut remplacer par une lame de rasoir interchangeable à double tranchant..."
"Une lame de rasoir ?" demanda Aldemaro, stupéfait.
"Oui, bien sûr. Le vrai problème c'est le haut-parleur... Mais je vous en prie, allons nous asseoir là-bas... et je vous dirai quoi faire. Ce sera difficile mais pas impossible. Alors, voyons un peu..." dit-il, puis il s'assit, prit une branche sèche et traça sur le sol un schéma électrique.
"Comme ça, vous voyez ? Il s'agit essentiellement d'une bobine de fil reliée d'une part à une antenne et de l'autre à la terre. Il faut mettre en parallèle un condensateur variable en série avec un condensateur fixe connecté d'une part au redresseur, de la galène, une diode au germanium ou, comme je vous le disais, une lame de rasoir... et d'autre part à la terre, le tout en parallèle avec le haut parleur..."
"Et j'imagine que les condensateurs et l'antenne sont tout aussi difficiles à trouver que le haut-parleur..."
"Oui et non... vous pourriez les fabriquer. C'est le condensateur variable le plus difficile, mais ce n'est pas infaisable. Alors... le matériel qu'il vous faut vous procurer... dans les vingt mètres de fil de cuivre émaillé... éventuellement en plusieurs tronçons reliés avec soin aux extrémités après avoir enlevé l'émail isolant... Vous pouvez trouver ça dans une vieille sonnette cassée, un relais cassé voire un petit moteur, un transformateur ou une dynamo de vélo... Puis quelques fils électriques pour relier la masse à la terre, qui peut être un tuyau d'arrivée d'eau ou un robinet..."
"Il y a une conduite d'eau qui passe dans ma chambre..."
"Parfait. Puis un autre fil électrique pour relier la bobine à l'antenne. L'antenne est le composant critique du projet... la longueur du fil détermine le nombre d'électrons captés et donc la puissance acoustique du récepteur. Chez vous vous pourriez tendre un fil sur vingt à trente mètres sur le toit... mais ici ce serait trop visible et ça éveillerait sans doute les soupçons de ceux qui nous surveillent. Dehors vous pourriez mettre une antenne au sommet d'un arbre... mais ce serait un problème pour le mettre à la terre..."
"N'y a-t-il pas d'autres solutions ?"
"Et bien... là où vous logez... y aurait-il un balcon avec des cordes à linge ?"
"Oui, absolument, il y en a trois..."
"Parfait. Mais en cordes ou en fils de fer ?"
"Ce sont des fils de fer, ils font chacun dans les dix mètres et sont tendus entre deux barres en bois épais fixées aux murs."
"Très bien. Si vous pouvez les relier de façon à ce qu'ils ne forment plus qu'un seul fil, ce serait très bien. Bon, alors pour l'antenne et la terre, c'est bon, voyons à présent comment faire la bobine. Il faudra vous procurer un cylindre de bois, peu importe son diamètre, disons à peu près grand comme ça, et entourer autour les vingt mètres de fil isolé en spires parallèles bien serrées."
"Un tronçon de manche à balai ferait l'affaire ?"
"Bien sûr. Plantez deux clous aux deux extrémités, reliez-y les deux extrémités du fil après avoir fait les enroulements avec soin, bien tendus et serrés je vous le rappelle, et une fois les vingt mètres passés, en faisant de l'ordre de deux-cents spires. C'est clair ?"
"Oui, tout à fait..." dit Aldemaro en mémorisant la méthode et il se sentait excité comme un gamin.
"À présent voyons comment faire les condensateurs. Il faudrait vous procurer plusieurs feuilles du papier étamé qu'on trouve dans les paquets de cigarettes ou les tablettes de chocolat, celles avec une fine couche de métal sur du papier. Bon, pour la capacité simple vous en roulerez ensemble plusieurs feuillets, bien serrés, mais légèrement en quinconce. Vous perforerez chaque extrémité du cylindre avec une aiguille pour mettre en continuité d'une part les lamelles paires, de l'autre les impaires. Par contre, pour le condensateur variable vous devrez couper des carrés de papiers à peu près de cette taille, et les superposer alternativement décalés sur le coin opposé, comme ça... Tout est clair, jusque là ?"
"Oui, tout à fait."
"Bon. Après vous planterez un clou aux deux coins opposées, chacun d'eux sera relié à la moitié des feuillets, et chacun sur un pignon. En tournant tout doucement les deux pignons, dont les feuillets doivent toujours rester en contact serré, la surface des feuillets en contact varie et la capacité du condensateur changera." expliqua-t-il avec des gestes de ses mains en les bougeant en avant et en arrière..
"C'est clair."
"Bon, alors venons-en à la lame de rasoir qui remplace la diode. Fixez-en une avec quatre clous sur un socle en bois. Puis prenez une mine de crayon, vous aurez un cylindre de graphite en enlevant le bois d'un crayon. Reliez un fil à la lame, l'autre au graphite. Puis enroulez le graphite dans un fil de cuivre, sans isolant et assez solide, et fixez l'ensemble en reliant le fil de cuivre à un autre clou mis sur le socle en bois de façon à ce qu'il y ait contact entre la lame et le graphite..."
Au fur et à mesure de son exposé, Fiorino traçait par terre des dessins explicatifs qui clarifiaient ses explications.
"Et voilà, à présent vous connectez tous ces composants selon ce schéma, vous déplacez le graphite sur la lame et vous changer la surface en contact des feuillets du condensateur variable, et vous pourrez capter certains radio-émetteurs. Y compris Radio Londres, dont j'imagine que c'est votre cible..."
"Évidemment."
"Mais nous en arrivons au composant le plus difficile, le haut-parleur."
"Il n'est pas possible d'en fabriquer un ?"
"Non, pas aussi facilement que le reste... Pas sans les équipements idoines. Et il faudrait un haut-parleur à haute impédance, dans les 2000 à 4000 ohms... Je crains que la seule possibilité soit d'en voler un... ce qui n'a rien de facile. Mais sans haut-parleur, tout le reste serait inutile."
"En voler un ? Mais où, et à qui ?"
"Aux carabiniers, peut-être, ou à la milice, sans compter les allemands qui en ont certainement, mais... aucun détenu n'a accès à leurs locaux. Je ne puis vous aider en rien, en tant qu'ancien de la radio nationale, je suis surveillé de très près..." dit Fiorino en effaçant soigneusement ses dessins du bout du soulier.
"Vous m'avez donné moult informations précieuses ... Je vais sur le champ me mettre à la recherche des matériaux nécessaires et si par chance j'arrive à me procurer un auriculaire... je vous tiendrai au courant des informations entendues à l'antenne."
"Je veillerai à passer la consigne aux détenus et s'il se trouve que l'un d'eux ait la chance de mettre la main sur un casque ou un auriculaire... Il serait très difficile d'avoir une radio à la citadelle, vu la fréquence des inspections. Nous apprécierions donc beaucoup que vous, dans votre chambre, puissiez en faire une et nous faire part des plus importantes informations..."
Aldemaro le remercia, ils se dirent au revoir et se séparèrent. Le schéma électrique était clair dans sa tête, ainsi que tous les détails des explications de Fiorino. Aussi était-il confiant contre toute logique sur le fait que, d'une façon ou d'une autre, il arriverait à trouver son auriculaire.
Il remonta la rue des Murailles d'où il prit la rue des Greniers. Il faisait très chaud, le soleil tapait, éblouissant. Il s'arrêta à l'approche de la rue des Cales Rouges. Il y avait, presque devant lui, à peine dix mètres plus bas, quelques baigneurs qui prenaient le soleil sur la plage. On aurait dit une famille, trois gamins couraient sur le sable brûlant, joyeux et bruyants, deux autres s'ébrouaient dans l'eau bleue inondée de soleil.
Quelques mètres plus loin, à l'écart, il remarqua un jeune homme couché sur le dos, la tête appuyée sur un bras, l'autre bras étendu le long de son corps, une jambe repliée sous l'autre. À première vue il semblait nu.
En regardant mieux il remarqua deux choses : il portait un maillot beige qui se confondait avec sa couleur de peau... et c'était Aniello sans l'ombre d'un doute. Il avait vraiment l'air nu et le léger renflement de son maillot, souligné par la ligne plus sombre de son ombre, laissait deviner la taille de ses attributs virils.
Lui vint à l'esprit la statue de Canova : Endymion endormi, statue qui se trouvait dans un musée anglais mais dont il avait vu des photos et il le trouva incroyablement beau... Il y avait même un chiot assis, dressé sur ses pattes antérieures, à ses pieds, comme dans cette splendide statue... Mais lui, c'était une œuvre d'art vivante...
Un corps parfait, viril mais doux, abandonné de façon si languide sur le sable sombre qui mettait en valeur sa peau légèrement hâlée... Comparé à la froideur d'Endymion, en marbre de Carrare, ce corps avait au contraire la peau dorée par le soleil et il était bien plus séduisant.
Il eut envie de descendre, d'aller sur le sable l'admirer de plus près, ou d'avoir des jumelles... Mais avec regret il savait que l'un comme l'autre lui étaient interdits.
Il retenait presque sa respiration, les paupières quasi closes pour atténuer les reflets du soleil, il buvait des yeux et de l'esprit cette vision inattendue, poétique, incroyablement belle et si séduisante, qui s'offrait à sa muette contemplation esthétique.
Il resta figé quelques minutes, puis lâcha un profond soupir et, presque à contrecœur, il fit demi-tour et repartit lentement. Mais son âme était restée là, au tournant de la rue, à admirer ce beau corps languide couché sur le sable sombre. Et pour la première fois, s'il avait jusque là accepté sereinement son exil à Ventotene, il se sentit heureux d'être retenu sur ce bout de terre brune entouré de l'azur scintillant de la mer. Heureux d'avoir pu avoir cette vision splendide et inattendue.
Tard ce soir là, quand il se déshabilla, il se coucha sur les draps avec juste son slip de coton blanc, dans l'espoir de ne pas trop souffrir de la chaleur, et dès qu'il ferma les yeux il revit le beau corps d'Aniello étendu sur la plage. Involontairement son visage se détendit avec un léger sourire tandis que le sommeil le prenait doucement dans ses bras.
À cet instant, plus que jamais, il se sentit seul... Son esprit l'emmena au loin dans l'espace et le temps, chez lui à Pise, à l'époque où il vivait encore avec sa femme et ses trois fils... Sa pensée vola loin, mais se retrouva soudain à planer au-dessus de cette plage foncée et admirer l'image enchanteresse et il sentit une infinie douceur... Puis il se vit descendre en voltigeant, jusqu'à se coucher sur ce corps si beau, si parfait, et le prendre dans ses bras, bien conscient que là seulement il trouverait la paix, la sérénité et une vie libre et heureuse.
Soudain il se réveilla et, brusquement, il se redressa et s'assit sur son lit, troublé. Son trouble augmenta lorsqu'il réalisa que son sexe était en érection et pressait vigoureusement sur le tissu léger de son sous-vêtement.
Que lui arrivait-il ? Il avait eu une érection en revoyant en rêve, l'esprit relâché alors que le sommeil le prenait, le corps d'Aniello ? Comment cela se pouvait-il ? Excité par un corps d'homme, par quelqu'un de son sexe ! Il secoua la tête, autant pour nier le fait que pour s'éclaircir les idées.
Il craignait à présent de se rendormir. D'accord, le corps de ce garçon était très beau, mais... comment une admiration esthétique, saine et normale, pouvait-elle mener à une excitation sexuelle ? Que lui arrivait-il ? Le David de Michel-Ange aussi avait une parfaite anatomie, Endymion aussi... mais pourtant, ils ne l'attiraient pas...
"Mais non ! Je suis un homme normal !" murmura-t-il d'un ton décidé, avant tout pour se convaincre lui-même.
Le sommeil et les rêves nous jouent parfois d'étranges tours... se dit-il, puis il se recoucha, les yeux encore grand ouverts. Il était bien conscient de l'état de son sexe, encore fermement dressé, qui semblait l'accuser de l'innommable.
En homme rationnel qu'il était, Aldemaro essaya de trouver une explication logique à ce phénomène étrange, imprévu et gênant. Mais en toute honnêteté il n'arriva pas à en trouver, à part que le rêve est irrationnel, irréel et absurde.
Sans doute, se dit-il en tâchant de calmer la chamade qui battait dans sa poitrine, mon esprit a mélangé ma nostalgie pour mon épouse avec l'admiration que j'ai pour ce charmant beau garçon. Oui, ce doit être cela.
Jamais il ne lui était arrivé de désirer quelqu'un de son sexe, d'avoir une excitation sexuelle pour un homme. Jamais. Il essaya de se détendre et de se calmer. Il hésitait encore à fermer les yeux et à se laisser aller au sommeil pourtant nécessaire. Il craignait que son subconscient ne lui joue encore un sale tour.
Sale... ou d'une étrange et absurde beauté ? L'image que son rêve avait projetée contre ses paupières fermées était pleine de douceur, il devait l'admettre. Elle lui avait également valu un plaisir étrange, inattendu, non souhaité mais très agréable.
Aniello... Sa voix chuchotait dans son esprit et le son de ce nom était chargé de doux échos. A-niel-lo... Un garçon solaire, un corps d'Apollon, un sourire lumineux, des yeux brillants comme des étoiles... Aa-nieel-looo...
Un corps tendre mais viril... alors non, il ne pouvait pas l'attirer, pas physiquement, pas sexuellement... Mais alors, d'où donc pouvait venir cette gênante érection qui commençait à peine, très lentement, à diminuer ?
Il se sentait le corps lourd, la tête lourde, il se détendit en fermant de nouveau les yeux, en tâchant de faire le vide dans son esprit fatigué et gêné. Le bruit discret et rythmé du ressac en bas du mur de pierre, juste sous le balcon, semblait s'insinuer dans ses pensées, comme si chaque vague les emportait... Lentement, insensiblement, il se rendormit.
Et voilà que, en rêve, il le revit, complètement nu, de loin, couché sur la plage... Il l'admira dans un silence ému et sentit qu'Aniello faisait partie de cette plage, de cette île, qu'il en était à la fois l'expression et le démiurge... il sentit la pureté originelle en ce garçon et qu'il représentait et incarnait l'homme parfait... et il eut plaisir à la sensualité qu'il exhalait...
Quand il rouvrit les yeux, au matin, il se sentait incroyablement bien et plein de vie. Et aussitôt lui revint à l'esprit Aniello, son image, le trouble vécu cette nuit et il eut très envie de le revoir.
À la lueur du jour, ce qui l'avait troublé la nuit d'avant lui sembla moins absurde, moins étrange, moins incompréhensible. "Le beau est beau. C'est juste que par quelque étrange alchimie due au rêve, l'admiration esthétique et la réaction physique se sont emmêlées et confondues," se dit-il en sortant du lit et il s'étira avec volupté.
Il alla jusqu'au lavabo, pissa dedans, le lava bien, prit le savon et se lava. Puis il prit le blaireau et son rasoir et se rasa avec soin. À propos, la lame de rasoir... un des éléments qu'il lui fallait pour faire cette radio, se dit-il tandis qu'il la faisait courir sur la peau douce de son visage. Après s'être rasé il se rinça et s'essuya le visage.
Il passa la main sur son large torse légèrement velu, prit ses habits légers d'été et les mit. Il nouait ses lacets, assis sur l'une des deux chaises, quand il entendit frapper deux fois discrètement à sa fenêtre. À travers le léger rideau blanc il reconnut la silhouette de donna Tanina.
"J'arrive !" dit-il à haute voix.
"Je voulais juste m'assurer que vous étiez réveillé. Je vais préparer le petit-déjeuner, professeur."
"Merci, j'arrive dans un instant."
Quand il arriva dans la cuisine-séjour, la dame mit devant lui un bol de lait avec du café d'orge, un panier de pain rassis, un œuf dur et quelques fruits. Elle s'assit elle aussi et ils commencèrent à manger. La radio diffusait une chansonnette...
"Quand... quand vous avez demandé la permission de louer une chambre chez moi... avant de vous la donner... ils sont venus me demander de vous tenir à l'œil et de les avertir si vous disiez ou faisiez quelque chose d'étrange..." dit-elle avec un coup d'œil rapide.
"Ah, vraiment ? Et... ai-je dit ou fait quelque chose... d'étrange ?" lui demanda Aldemaro en guettant son expression.
"Non... du moins pas encore. Et puis... vous ne recevez jamais personne dans votre chambre."
"Et qui irais-je recevoir ? Au fond je ne connais personne. À part bonjour, bonsoir ou deux mots échangés pour tuer le temps..."
"Mais ne vous sentez-vous pas seul ? À la citadelle, au moins... vous aviez de la compagnie, et..."
"Je suis bien mieux ici, croyez-moi. Mais pourquoi me dites-vous qu'ils vous ont demandé de me surveiller ?"
"Vous ne vous en doutez pas ? Après tout vous savez bien que je suis... bonne fasciste. Mais avant tout je suis bonne chrétienne puis bonne royaliste, en troisième seulement bonne fasciste. Dans cet ordre. Vous... le dimanche vous allez à la messe... j'ignore ce que vous pensez du roi, mais, étant comte, je vous crois fidèle à lui, bon, et je sais que vous n'appréciez guère les fascistes..."
"Disons que ce n'est pas que je n'apprécie pas les fascistes ni leur idéologie... ou certains fascistes malhonnêtes et violents. Vous, par exemple, toute fasciste que vous vous disiez, vous êtes une quelqu'un de bien et digne de respect."
"J'ai entendu dire que... le commandant des chemises noires d'ici, le centurion Zangarini... le connaissez-vous ?"
"Comment pourrais-je ne pas le connaître. Il, est préposé à notre surveillance à nous les relégués."
"Et bien on dit que ce Zangarini... n'est pas un type bien, vous le saviez ?"
"Ah, vraiment ? Et pourquoi donc ?" demanda Aldemaro, intrigué, mais sans se prononcer.
"On dit que... qu'il détourne les rations destinées à ses soldats pour élever ses chiens et ses poules, d'énormes détournements. Rendez-vous compte, on dit que quand il est parti quatre jours en déplacement il a pris sept kilos de fèves pour les donner à sa famille. Et puis il passe son temps à l'auberge à boire du vin ou quand il ne peut pas il reste tard le soir au mess à se saouler avec les cuisiniers, il traîne dans le rue et il a des manières de vilain..."
"Je n'en savais rien..."
"Vous n'avez jamais vu la tête des prisonniers qui se moquent de lui dans son dos... et comment tout le régiment le déteste cordialement quand lui s'en croit bien vu ? Ses hommes n'en peuvent plus, croyez-moi, et ils songent à écrire au parti pour le faire renvoyer..."
"Je vois. Personnellement il ne m'a pas ennuyé..."
"C'est lui-même qui est venu me demander de vous surveiller... Je l'ai assuré que je le ferais... Mais soyez tranquille, sur moi. Je jure sur notre Seigneur que vous êtes bien plus digne d'estime que lui... tout antifasciste que vous soyez. Ce sont des gens comme ce Zangarini qui font du mal à la réputation du fascisme."
"Il n'est malheureusement pas le seul..." hasarda Aldemaro.
"Oui, malheureusement..."
"Avez-vous des nouvelles de vos fils ?"
"De celui qui est resté à Ostie, oui, il va bien... Des deux autres non... et je m'inquiète pour eux."
"C'est moche, la guerre." commenta Aldemaro.
"Très moche. Souhaitons qu'elle finisse vite..." murmura donna Tanina en se levant pour aller faire la vaisselle.