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histore originale par Andrej Koymasky


AU-DELA DE LA RELEGATION CHAPITRE 6 - RADIO LONDRES

Quand Aldemaro put aller se coucher, il était très excité parce qu'à présent il pouvait se mettre à fabriquer sa radio... Il aurait voulu s'y mettre sur le champ, mais il se dit qu'il lui fallait bien s'organiser et il remit le lancement au lendemain.

Pendant que le sommeil le prenait dans ses bras, il repensait aussi, un grand sourire aux lèvres, à la bonne journée passée avec donna Tanina et le beau et charmant Aniello.

Et il rêva...

Il se vit à la campagne, à côté d'un grand arbre, dans un pré, une moto arrêtée sur sa béquille avec sur la selle la radio... Il avait attaché un caillou au long fil de l'antenne et l'avait envoyé s'accrocher en haut d'un grand arbre... Il avait mis l'écouteur à l'oreille et il bougeait la pointe de graphite sur la lame de rasoir...

Il entendit une voix virile dans le haut-parleur: "Je suis là... je suis arrivé... pour toi..."

"Qui est-ce ?" demanda-t-il en parlant dans l'écouteur comme si c'était un micro.

Ce faisant il avait abaissé le regard et il avait réalisé qu'il était tout nu, mais cela lui parut normal. Il vit aussi qu'il avait une belle érection, ce qui lui parut tout aussi normal. Il remit l'écouteur à l'oreille.

"Je suis le dieu du sable..." dit la voix.

Aldemaro réalisa qu'en fait il n'était pas dans un pré mais à une plage au sable sombre. Et un vent doux se leva et fit s'envoler les grains de sable qui semblaient prendre vie et il apparut, comme s'il avait été formé par ce même sable, un Endymion endormi, complètement nu, le sexe reposant mollement sur la cuisse offerte...

Puis l'Endymion ouvrit les yeux et lui sourit et il réalisa que c'était Aniello...

"Tu es là..." murmura-t-il, ému.

"Oui, pour toi..." murmura le splendide jeune homme, en levant un bras qu'il tendit vers lui, tel l'Adam de la Chapelle Sixtine, alors lui aussi tendit la main et le bout de leurs doigts s'effleurèrent...

Il se vit flotter dans l'air clair et pur, sous un ciel d'un bleu aveuglant et, comme une feuille, léger et en voltigeant, son corps se posa sur celui d'Endymion-Adam-Aniello...

"Je t'aime..." s'entendit-il murmurer et à ces mots ce fut comme si autour de lui tout changeait de couleur, comme si le soleil roulait dans le ciel et les étoiles flottaient sur la mer comme des diamants sur un velours turquoise somptueux.

"Je t'aime..." dit le jeune homme en écho.

"Je t'aime..." répéta toute la création par mille voix.

Et leurs corps se fondirent en un seul et une merveilleuse chaleur l'enveloppa, il frémit et comme un éclair illumina l'air, le vent forcit et caressa leurs corps tandis que la radio diffusait un puissant roulement de tambours... grave mais éclatant... Et le soleil explosa en un feu d'artifice éclatant d'un bleu électrique...

Il se réveilla d'un coup et s'assit brusquement sur son lit, le cœur battant à un rythme affolé. Devant la porte-fenêtre entrouverte le rideau léger se soulevait au rythme des rafales du vent qui dehors tournait à la tempête.

Il sortit en hâte du lit et ferma la fenêtre. Une étrange sensation attira son attention sur son bas ventre et il réalisa qu'il avait eu une pollution nocturne : c'était trempé et poisseux... Les images de son rêve lui revinrent à l'esprit et il se sentit drôle...

Ce qui lui était arrivé... c'était à cause du rêve ! La vision de son corps fusionnant avec celui d'Aniello... Il se passa la main dans les cheveux, comme pour les coiffer des doigts et il se revint à son lit, s'assit au bord... Que diable lui arrivait-il ? Il avait eu un orgasme en rêvant qu'il s'unissait avec Aniello !

Il se releva, prit un slip propre, enleva celui qu'il portait et le lava au lavabo, il se lava le sexe, le sécha et mit le slip propre. Il revint s'asseoir au bord du lit. Dehors les éclairs et le tonnerre se succédaient de près et le vent hurlait. L'orage était juste sur l'île, le tonnerre était presque immédiat après les éclairs. Il frissonna, mais pas de froid.

"Je t'aime..." s'étaient-ils dit en rêve. Mais allons, comment cela se pouvait-il ? Oui, certes, il y avait de l'affection, ça il ne pouvait ni ne voulait le nier, mais... Non... les rêves n'ont aucun sens, se dit-il. Non, bien sûr qu'ils n'ont aucun sens...

Parce que sinon... sinon... Non ! À quoi cela rimerait-il ? Il était un homme normal et il était certain qu'Aniello aussi... Il n'était quand même pas comme Damiano ! Alors... alors ce rêve ne voulait rien dire, non, rien !

Il se coucha sous les draps. Derrière le rideau des éclairs bleus illuminaient par instant la chambre et projetaient des ombres crues sur les murs. Il hésitait à fermer les yeux et à s'abandonner de nouveau au sommeil. Pourtant... pourtant il aurait voulu revoir cette scène surréaliste et si belle... étrange, mais si agréable...se disait-il tandis que son esprit, alourdi par le sommeil, se détendait, et son corps lui sembla pénétrer le matelas et se fondre en lui.

Quand il se réveilla au matin, le ciel était bleu et une lumière chaude filtrait par les rideaux. Il se leva. Son slip mouillé, étendu sur la serviette près du lavabo lui fit revenir à l'esprit ce qui s'était passé pendant la nuit...

Il regarda sa montre, il était tôt, à peine six heures. Il s'assit à sa petite table, et sans s'habiller il écrivit une longue lettre à ses fils. Puis il mit une aspirine dans un verre d'eau, changea de plume et il raconta entre les lignes son projet de fabriquer une radio maintenant que ses amis lui avaient procuré les éléments nécessaires. Il s'assura que la feuille était bien sèche, comme toujours il vérifia que les lignes à l'encre sympathique n'étaient pas visibles, il plia la lettre, la mit dans une enveloppe, écrivit l'adresse et la timbra.

Il savait que le vapeur partait le lendemain pour Naples et il espérait que sa lettre, après contrôle par la censure, pourrait être à bord. Il alla se laver et se raser, comme chaque matin, puis il s'habilla. Il mit sa lettre en poche et il alla à la cuisine. Donna Tanina y était déjà, très occupée.

"Oh, professeur ! Bonjour !" lui lança-t-elle, joyeuse.

"N'avons-nous pas convenu, hier, de nous appeler par nos prénoms, Tanina ?"

"Oui, c'est vrai, Aldemaro. Si vous attendez un instant, le petit-déjeuner va être prêt. Vous avez bien dormi ?"

"Suffisamment..."

"Malgré l'orage ?"

"Il m'a réveillé... mais je me suis rendormi presque aussitôt, après avoir fermé la porte-fenêtre."

"Ah, nous sommes en automne à présent, les beaux jours sont passés."

Ils prirent le petit-déjeuner puis Aldemaro sortit poster sa lettre à la boîte dédiée au courrier départ des relégués. Il était presque à bout de ses timbres, aussi alla-t-il en acheter à la poste. Le gérant lui dit bonjour.

"Professeur, un paquet est arrivé de Suisse pour vous. On vient de me le renvoyer du bureau de contrôle." lui dit-il et il alla le chercher.

Aldemaro remarqua que, en plus d'avoir évidemment été ouvert, et hors de sa présence comme cela n'aurait pas dû être le cas, il manquait les timbres, comme toujours : quelqu'un, sans avoir daigné le lui demander, les prenait sans doute pour sa collection. Il le posa sur le comptoir, l'ouvrit, prit la liste de son contenu et vérifia : comme il s'y attendait tout n'y était pas... Il savait qu'il était vain de protester, mais il s'y décida quand même, ne serait-ce que pour ne pas passer pour un crétin : "Ils ont prit leur dîme usuelle, comme d'habitude..."

"Certainement personne de ce bureau !" dit la seule employée d'un ton acide en levant le regard de ses papiers.

"Et de fait j'ai dit ils ont pris et non vous avez pris, madame Bice !" précisa Aldemaro avec un sourire.

"Et si vous en êtes si sûr, pourquoi ne portez-vous pas plainte ?" demanda-t-elle, encore acide.

"Croyez-vous vraiment que ça servirait à quelque chose ?" lui demanda Aldemaro avec calme.

Il fit un geste d'au-revoir et sortit, le paquet sous le bras. Comme il l'avait demandé, outre les conserves, il y avait plusieurs tablettes de chocolat, encore une bonne source de papier d'aluminium... il en était ravi.

Il passa l'échoppe du menuisier, Domenico, un détenu lui aussi, et s'arrêta discuter un moment, puis il lui demanda s'il pouvait lui donner quelques chutes de bois. Domenico lui montra le tonneau où il gardait ses chutes, Aldemaro le fouilla et trouva des pièces qui lui allaient. Il demanda à Domenico de les couper puis s'il pouvait encore lui donner un bout de manche à balais de vingt centimètres et quelques clous. Après quoi il mit le tout dans sa boîte expédiée de Suisse.

"C'est pour la radio ?" lui demanda Domenico à voix basse.

"Mais tout le monde est au courant?" lui demanda Aldemaro.

"Non, juste quelques-uns, les plus fiables. Vous savez que vous courez un grand risque ?"

"Bien sûr, mais sois tranquille, si je suis pris je ne dirai rien."

"Je n'en doute pas. Vous êtes un drôle de type, vous."

"Ah bon ? Et pourquoi ?"

"Vous ne faites partie d'aucun groupe politique, pourtant vous prenez des risques... Et vous êtes l'un des rares qui persistent à refuser de dire 'voi'... Vous êtes un vrai antifasciste, tout le monde le voit, mais... vous n'appartenez à aucun groupe politique..." répéta-t-il en guettant son expression. Et il poursuivit : "Mais vous avez peut-être raison... moins vous attirerez la suspicion, moins on vous surveillera..."

"Exactement."

"Si ça marche... vous nous tiendrez au courant, hein ?"

"Quand ça marchera." le corrigea Aldemaro. "Bien sûr, toi ou d'autres et vous passerez le mot."

Il monta dans sa chambre. Il ouvrit d'abord toutes les plaquettes de chocolat et lissa soigneusement tous les papiers d'aluminium. Il entoura chaque plaquette d'une feuille de papier blanc, remit chacune dans sa bande puis il sortit de la boîte les clous et les bouts de bois, y remit les plaquettes de chocolat et apporta la boite à donna Tanina.

"Tenez, Tanina, je viens de recevoir ce petit paquet de Suisse..." dit-il en lui tendant la boîte.

La dame l'ouvrit : "Oh mon dieu ! Merci, Aldemaro ! Vous mettez tout en commun avec moi... il faut que je vous diminue votre loyer..."

"Il ne manquerait plus que ça ! Il était convenu que je ne prenne qu'un repas avec vous, mais maintenant je prends petit déjeuner, déjeuner et dîner ici... Ne vous en faites pas, tout va bien."

"Vous savez qu'Aniello vous apprécie de plus en plus ? Moi aussi, bien entendu... Il ne fait que parler de vous..."

"C'est vraiment un charmant garçon... moi aussi je... l'apprécie." murmura-t-il et il repensa à son étrange rêve de la nuit passée. Puis, comme pour remettre les choses en place, il demanda : "Mais votre neveu... Aniello... il n'a pas encore de fiancée ?"

"Aniello ? Non... Il n'y pense pas vraiment... Mais il est si jeune, que voulez-vous..." répondit-elle d'un ton qui sembla étrange à Aldemaro, sans qu'il sache dire en quoi. "C'est toutefois un très bon garçon."

"Oui... bien sûr... Bien sûr, c'est aussi mon avis..." répondit-il. Ces derniers mots, ce 'toutefois' le rendirent songeur.

Se pouvait-il qu'Aniello soit... homosexuel ? se demanda-t-il en hésitant sur le terme. Mais... c'est moi qui ai rêvé de... Même s'il n'y a pas eu dans mon rêve de véritable... acte sexuel... Mais... à cause de ce rêve je... j'ai eu une pollution nocturne... Il se sentait profondément confus. Un peu gêné, il chassa ces pensées embarrassantes de son esprit.

Il lui fallut presque trois jours pour assembler tous les éléments de sa "radio à lame de rasoir". Pour que personne ne le soupçonne, il allait encore deux fois par jour faire sa promenade, bien qu'un peu plus courte. Très absorbé par ce travail, il ne pensa plus à Aniello et à son rêve étrange... ni à sa conséquence gênante.

Et enfin, un soir vers dix heures, il entendit dans l'écouteur de légers crépitements. Il bougea la pointe de graphite sur la lame, fit tourner doucement les deux pignons de son rudimentaire condensateur variable et il capta une voix... Son cœur bondit dans sa poitrine... Tendu à écouter, il réalisa que c'était une radio d'Etat. Aussi chercha-t-il à régler d'autres stations.

Il lui fallut près d'une heure et une foule de minuscules déplacements de la pointe de graphite et du condensateur variable avant de capter quelque chose qui affola son cœur.

"... en plus de la redevance annu... de la Radio d'Etat et de l'éventu... confiscation du ...pteur s'il est ...priété de notre audit... en convenons, mais nous n'en tirons aucun prof... par aill... croissant de nos audit... démontre .... des italiens prêt à prendre ...risque pour nous écout..."

C'était certainement radio Londres ! se dit Aldemaro en sentant ses poils se hérisser d'émotion. Très parasitée, mais...

"... xhortation de la presse ou des ...rités fascistes, il n'est de menace ni ....châtiment, il n'est de sanction assez dure pour ... ou arrêter le continu accroisse... de la ... nos auditeurs en Italie. Au nord ou ... sud, au centr... îles, les villes et ... campagnes, en montagne ou ... de mer, il n'est de ...rre habitée où la .... de Radio Londres..."

Bingo ! Il essaya d'améliorer la réception...

"... n'est écoutée ; furtivement mais avec intense attention, ... émotion de faire ce qui est interdit et de préserver quelq... ose de cher... à toute heure du jour ou du soir, il y a au moins une radio dont le haut-parleur diffuse un discret murmure. C'est l'heure de Radio Londres. Le contremaître ne doit pas savoir, alors que peut-être qu'il est lui-même aussi occupé à écouter. ... ont été envoyés ... coucher pour qu'ils n'en parlent pas demain à l'école, ...lqu'un pourrait les dénoncer à l'instituteur qui pour... dénoncer au directeur des chemises noires. Si un visiteur frappe à la porte, la radio ...rrête soudain et la lumière s'éteint, comme si l'obscurité ... atténuer le son. Ceux qui écoutent au casque ont des antennes .... qu'ils orientent de façon à améliorer la réception et éliminer le brouillage ... émetteurs fascistes, et lorsqu'ils entendent le signal à la perfection, c'est comme un triomphe."

C'est exactement ça ! se dit Aldemaro trépidant de joie.

"Il en est de même dans les... rurales où le radioamateur, courageux et admiré, peut-être le seul mais tout le monde sait qui il est et nul ne le dira, non, ils ... tous des nouvelles de lui, les vraies nouvelles, les analyses politiques, les vraies analyses. Peut-être est-ce l'aubergiste, peut-être le pharmacien, ...-être le médecin, mais qui qu'il soit, il est fier d'accomplir un acte courageux et ... qui le distingue du troupeau de ceux qui n'osent pas et de ceux ... les jours ... célébration, passent le même uniforme noir et le ... béret allemand. Le maréchal des ...biniers le sait, mais il sourit, sournois, ... disant que le jour n'est peut-être plus loin où ces marginaux ...cteront la loi."

Aldemaro était si tendu en écoutant qu'il sentait douloureusement les muscles de son cou et de sa main qui tenait l'écouteur, mais il ne bougeait pas...

"Ce phénomène ...néral et profond inquiè... régime fasciste, parce qu'il est sans doute la seule forme possible de protesta... contre le régime. Une protestation muette mais pas sourde, spontanée bien que non organisée, unie même si elle provient de ...timents différents et ...trastés et vaste bien que constituée d'individus isolés et elle se fera peu à peu plus vaste, plus unie et plus spontanée. Le mérite ne nous en revient pas, nous qui ...vaillons jour et nuit à Londres pour informer le peuple italien de ce ... advient de notre pays et du monde, notre seul but est d'approcher la réalité des faits et de les analyser avec ...cérité et bon sens. Mais nous savons que l'Italie à soif de vérité et de sens commun et il n'est pas poss...loigner l'eau de lèvres assoiffées. Deux mois de prison et mille lire d'amende sont trop peu pour ces ... et plus serait trop pour les juges. Bonsoir."

Bon dieu, il l'avait fait ! Il resta encore à l'écoute, penché sur la table, craignant presque, s'il bougeait, de perdre la réception. Il entendit dans l'écouteur la symphonie de Beethoven jouée au tambour, le générique de radio Londres : du-du-du-duum, la lettre "V" en morse, le V de victoire qu'il allait apprendre à connaître et à tant aimer. Il savait combien il était dangereux d'écouter cette voix qui lui disait des choses que non seulement il ne devait pas savoir mais qu'il était aussi interdit de répéter. Puis des phrases mystérieuses furent diffusées, à l'évidence des codes destinés à certains auditeurs pour donner des nouvelles ou des instructions à qui de droit.

"... ici Londres, voici quelques messages personnels. Félix n'est pas heureux, la pluie s'est arrêtée, ma barbe est blonde, la vache ne donne plus de lait, le gros Giacomo embrasse Mahomet, mes chaussures sont étroites, le perroquet est rouge, l'aigle vole. Ici Londres, nous avons transmis quelques messages personnels."

Les jours suivants, il se mit chaque soir à l'écoute et, avant de se coucher, il cachait sa radio avec soin.

Il apprit à connaître la voix du colonel Stevens, dit le "colonel bonsoir" en raison de sa façon de commencer et de terminer ses interventions, il le voyait grand et blond, comme l'anglais typique. Il ignorait qu'il était au contraire de taille moyenne et de teint méditerranéen, attaché Militaire britannique à Rome, ses origines anglo-napolitaines s'exprimaient dans son parler où l'accent anglais était riche d'effluves napolitaines.

À part les émissions politiques, il y avait toute une série d'émissions spéciales, comme "l'Auberge de la bonne humeur" où, comme disait le générique, "on peut dire la vérité" :

Pas d'allemands,
Pas de censure,
Pas de peur,
Et soyez heureux.

Puis était diffusé "À voix basse", une conversation imaginaire en Italien entre un antifasciste virulent, un antifasciste modéré et un "bien-pensant" ingénu qui ne voulait pas croire au drame du fascisme. Une autre émission, la "Conversation de l'Axe" projetait la symbolique des rapports italo-germaniques dans un dialogue entre deux personnages appelés Herr Bacher, industriel allemand puissant et grossier et le Commandant Mancini, son interlocuteur italien désorienté.

À côté du colonel bonsoir et de ses commentaires paisibles et raisonnés, si loin de la propagande fasciste, un autre personnage intéressant intervenait sous le nom de Candidus et, dans une dialectique sans pitié, il anéantissait toute tentative de propagande nazi-fasciste de retourner la réalité des faits : l'Italie était en train de perdre la guerre.

Un autre rôle de Radio Londres était de diffuser les messages spéciaux, rédigés par le haut commandement des alliés et destinés aux résistants italiens. Les émissions en italien avaient lieu tous les soirs entre dix et onze heures ou entre onze heures et minuit à l'heure d'été.

Chaque matin, Aldemaro rencontrait "par hasard" un autre détenu et, pendant qu'ils faisaient un bout de chemin ensemble, il lui racontait les dernières nouvelles entendues sur sa radio artisanale, pour qu'il puisse en faire part aux autres détenus.

Autour du village la nature commençait à se colorer de vert sombre, de jaune, rouge et brun, dans une symphonie de couleurs ravivées et réchauffées par l'or des rayons de soleil. La plage accueillait moins de baigneurs. L'immensité de la mer autour de l'île semblait plus sombre, sans doute parce que le soleil brillait moins. L'école avait repris et le matin les rues n'étaient plus pleines des enfants de Ventotene.

Aldemaro passait presque tous les jours au café d'Aniello prendre un café et acheter les quelques cigarettes qu'il fumait. Parfois, quand il était le seul client, ils bavardaient tranquillement, sinon ils échangeaient juste un bonjour et Aldemaro repartait continuer sa promenade.

Chaque fois qu'il voyait Aniello, Aldemaro se sentait un peu troublé, pas seulement par l'étrange rêve qu'il avait fait, mais parce qu'il se voyait bien se développer en lui une espèce de chaleureuse attraction envers ce garçon. Si d'un côté il tâchait de combattre ce sentiment qu'il jugeait lui être totalement étranger, de l'autre il devait admettre que cela lui procurait des sensations trop agréables, douces et chaleureuses pour les rejeter en bloc.

Il était de plus en plus perdu. Il essayait de justifier, d'analyser, de contenir, comprendre, réfuter et sublimer ce sentiment... et il se sentait de moins en moins sûr de lui. Et Aniello lui semblait de plus en plus séduisant, sans qu'il ait la moindre impression qu'il cherche à le séduire.

S'il n'y avait eu que ses élans pour le prendre dans ses bras, il aurait pu se dire qu'il n'y avait là que la manifestation d'une amitié et d'affection... mais comme lorsqu'il le voyait il se prenait parfois soudain à bander, il ne pouvait pas se mentir. Et pourtant il savait bien qu'il n'était pas homosexuel, on ne le devient pas à quarante-trois, presque quarante-quatre ans ! Mais alors, que lui arrivait-il ? Serait-ce sa longue abstinence sexuelle qui lui jouait cette sale blague ?

Il lui revint à l'esprit les mots durs qu'il avait eu pour Carlo Ferraris, le détenu violoniste, l'homosexuel... "La nature de l'homme est d'être excité par les femmes, pas par un autre homme." Mais lui-même... bandait pour un homme ! Ou encore : "Si au lieu de vous laisser aller à certaines tendances vous aviez appliqué votre énergie à vous tourner vers le beau sexe..."

Oui, c'était peut-être ce qu'il lui fallait faire, tourner son énergie sexuelle vers le beau sexe... Mais comment, et avec qui ? Les femmes, les filles du coin étaient loin d'être disponibles, elles n'échangeaient jamais ne seraient-ce que deux mots en public... Et donna Tanina... non. Une des rares détenues, peut-être... Il savait que certaines, malgré toutes les difficultés de leur condition, avaient noué des liens affectifs avec un des détenus, bref, couchaient avec, faisaient l'amour, pour appeler un chat un chat.

Il se dit qu'il devrait en parler à quelqu'un qui pourrait l'aider à mieux se comprendre... Mais qui ? Le seul serait peut-être Damiano... ou mieux encore, le maestro, Carlo Ferraris... Mais pouvait-il vraiment lui demander conseil après lui avoir assené ne pas aimer aborder certains sujets ? Après tout... ne serait-ce pas faire amende honorable de lui confier que, pour la première fois, il éprouvait certaines impulsions ?

Et puis... pourquoi pas ? Il serait ridicule de rester dans l'impasse pour un ridicule point d'honneur alors qu'il avait besoin de parler à quelqu'un de ce qui lui arrivait... Mais même à ce stade, il hésitait encore.

L'après-midi même, lors de sa promenade rue des Criques à Bateaux, il croisa le violoniste. Ils échangèrent un "bonjour" et continuèrent chacun dans sa direction, mais Aldemaro s'arrêta, respira profondément, se retourna et l'appela.

"Maestro Ferraris..."

Le violoniste se retourna et le regarda, un peu surpris : "Oui ?"

"Auriez-vous un instant à m'accorder ?"

Le musicien revint sur ses pas : "À votre disposition..." dit-il d'un ton incertain.

"Et bien, je... j'ai besoin de... de votre... avis."

"Oui, en tant que musicien ?"

"Non... en tant... en tant qu'homme."

"En tant qu'homme ? Qu'homme... avili par ses habitudes ?" lui demanda-t-il, un peu tendu, en lui rappelant, l'air de rien, le jugement tranchant qu'il lui avait assené.

"Je vous demande pardon. Je n'aurais pas dû m'exprimer en ces termes à votre égard."

"Ce ne sont pas les termes qui comptent, professeur, mais ce qu'ils portent. Les termes... s'envolent... ce sont des mots. Mais le jugement est une hache: il blesse."

"Je suis désolé de vous avoir blessé. Je vous demande encore pardon."

Ferraris acquiesça, l'air sérieux.

"Accepteriez-vous de m'écouter ?"

"Je suis là."

"Vous êtes... homosexuel, n'est-ce pas ?"

"Je l'étais, la dernière fois où j'ai couché avec un garçon !" dit-il, sarcastique. "Il me semble ne l'avoir jamais nié. Pourquoi cette question ?"

"Je vous ai demandé pardon..." gémit presque Aldemaro.

"De quoi souhaitez-vous me parler ?"

Aldemaro, d'abord très hésitant et à grand peine, lui raconta tout ce qui lui arrivait, de ses premières rencontres avec Aniello à la fois où il avait cru le voir nu à la plage puis à son rêve et sa pollution nocturne, aux érections qu'il avait quand il lui venait l'envie de le prendre dans ses bras et de l'embrasser...

Carlo Ferraris l'écouta, sérieux, acquiesçant de temps en temps, pendant qu'ils marchaient lentement, côte à côte d'une limite de l'emprise à la suivante.

"... et toute l"affaire est là." conclut Aldemaro dans un profond soupir.

"Et c'est à moi que vous venez demander conseil, moi, un homosexuel notoire ? Que voulez-vous que je vous dise ? Ma première réaction est que vous ne devriez pas vous poser tant de questions et voir si ce garçon est prêt à vous rendre vos sentiments, mais je sais bien qu'un tel conseil n'est pas ce que vous attendez... Vous voulez que je vous rassure, que je vous dise que vous êtes normal, que tout cela ne veut rien dire. Je vous mentirais. Ces érections, plus que votre rêve, prouvent à l'évidence un désir sexuel... Certainement lié, à ce que vous me dites, à une affection intense et profonde."

"Donc, à votre avis... je serais moi aussi devenu homosexuel ?"

Ferraris sourit, amusé : "Personne ne devient ce qu'il n'est pas... À mon avis... certes pas à dires d'expert, bien sûr... quoiqu'un peu plus que vous... Un être humain est par nature attiré par toute personne qu'il estime, que ce soit sur le plan esthétique, moral ou spirituel... et cette attirance a des manifestations physiques. Mais la culture nous impose de strictes limites à la manifestation et à l'expression de telles attirances, de ce genre de désirs. Certains ont la capacité de rester dans les limites, ou la relégation... que nous impose la société, d'autres arrivent à s'en affranchir et à être eux-mêmes, d'autres encore y échappent en cachette quelques instants puis rentrent dans le rang l'air de rien, du moins tant qu'ils ne sont pas pris, et s'ingénient à justifier ces... escapades du mieux que leur permet leur imagination et leur suggère leur instinct de conservation."

"Donc... d'après vous... un homme non conditionné par les règles sociales... pourrait être autant attiré par quelqu'un de son sexe que de l'autre ? Je veux dire sexuellement attiré."

"J'en suis intimement convaincu."

"Mais pourtant, vous... vous n'avez jamais été attiré par l'autre sexe, crois-je vous avoir entendu dire."

"Peut-être est-ce qu'à mon tour je me suis enfermé dans... une sorte de relégation. D'ailleurs je crois que chacun d'entre nous a quand même tendance à être attiré préférentiellement par l'un ou l'autre pôle d'attraction... Je suis fortement orienté vers un pôle et vous... essayez, me semble-t-il, de comprendre où vous vous trouvez entre ces pôles... Et vous découvrez avec effroi ne plus être aussi sûr d'être là où vous avez toujours cru être."

"Je vous demande pardon, du fond du cœur."

"Vous l'avez déjà fait. Et je vous pardonne, du fond du cœur aussi."

"Cela m'a fait du bien de parler avec vous... Me permettrez-vous de le refaire ?"

"Sans le moindre problème."

Les deux hommes se serrèrent la main avec vigueur et Aldemaro souligna ce geste par un sourire.


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