La confusion la plus indicible habita son esprit les jours suivants ! Parfois, pendant ses promenades quotidiennes, engoncé dans son manteau pour supporter les rafales de vent léger mais glacial, il regardait la mer si calme, si bleue et si nette en rêvant et il se souvenait de moult choses. Il revoyait la vision enchanteresse du corps à demi nu d'Aniello à la plage, le sourire qu'il avait en l'accueillant dans son bar-tabac, leur étreinte devant la radio oubliée. Parfois il en était ivre de joie, rassasié des sourires du jeune homme, comblé de bonheur. D'autres fois il se sentait terriblement confus et hésitant.
Parfois il fermait les yeux et se sentait vite saisi d'un délicieux abandon à de douces visions... et aussitôt son corps réagissait, le désir éclatait en lui et il sentait, de plus en plus fort, l'envie de se plonger dans l'amour que lui offrait le jeune homme, de goûter à la volupté dont il ne doutait pas qu'elle accompagnerait cet amour.
Parfois il s'arrêtait pour regarder, au-delà de l'étroit bras de mer, l'îlot, ou plutôt l'écueil de Santo Stefano qui se dressait non loin avec son bagne. L'îlot semblait avide de lumière et supplier le soleil couchant de l'embrasser dans un dernier au revoir. Et il lui semblait que l'écueil gémissait en s'illuminant à l'heure fascinante du coucher du soleil en ayant l'air de s'enflammer. Qu'il priait pour être libéré du bagne qu'il abritait... Et qu'il semblait incarner l'image de l'esprit tourmenté d'Aldemaro.
Il se livrait à lui-même un incessant combat, tous les soirs et tous les matins, pour ne pas se rendre rue des Oliviers revoir Aniello et prendre plaisir à le voir. Et désormais quand il y allait, savoir combien le sourire d'Aniello était spécial, vraiment et uniquement pour lui, cela lui réchauffait le cœur. Une chaleur qui venait bien du cœur, mais avait tôt fait de se diffuser ailleurs...
Aniello, même lorsqu'il leur était arrivé de se retrouver seuls au café, n'était plus revenu sur la question et Aldemaro lui en savait gré. Mais il s'était mis à lui offrir le café par un rituel : "pour toi..." il le laissait payer les cigarettes, mais jamais le café.
"Pourquoi me laisses-tu payer les cigarettes et pas le café ?" lui demanda-t-il un jour.
"Parce que le tabac est un vice alors je n'ai pas envie de te l'offrir. La café, par contre, c'est un plaisir, alors..."
Mais le vrai plaisir, pour Aldemaro, était moins de prendre un bon café que de voir Aniello et, bien qu'il se soit imposé de ne pas aller trop souvent à sa boutique, il sentait avoir de plus en plus envie de pouvoir le voir, prendre plaisir à son sourire, admirer ses formes harmonieuses, même si avec l'arrivée de l'hiver, il portait désormais des habits plus lourds qui ne dévoilaient plus que ses mains et son visage...
Aldemaro sentait bien que peu à peu il "cédait" à son attirance pour Aniello et il se demandait de plus en plus souvent pourquoi il ne se décidait pas à capituler définitivement. Qu'est-ce qui pouvait bien le retenir encore ? "Quelle valeur peut-il y avoir à coucher et trouver son plaisir avec quelqu'un de son sexe ?" avait-il lancé ce jour lointain où il avait "jugé" le maestro Ferraris...
Si ça se trouve... juste coucher et y prendre du plaisir ne touche pas les valeurs, mais aimer... L'amour, oui, c'est une valeur. Mais lui... aimait-il vraiment ce charmant jeune homme ? Le désir de plus en plus fort qu'il avait pour lui était-il l'expression ou la manifestation d'un amour ou un phénomène purement physique ?
Et d'ailleurs, qu'est-ce que l'amour ? Combien de définitions y en avait-il eu de la Grèce antique à nos jours ? La définition la plus simple était celle des grecs, un fort sentiment d'affection pour quelqu'un, appelé "philie" qui se manifestait par le désir de lui donner du plaisir et de chercher sa compagnie. Ou la résonance spirituelle avec quelqu'un, non dénuée de désir charnel, qu'ils appelaient "eros". Et quand il est question de don de soi, les théologiens parlent de "Caritas" ...
Il se trouve qu'Aldemaro aurait voulu faire coïncider ces trois définitions de l'amour en une seule, alors il aurait fait une reddition complète, sans remords, sans problèmes. Bien qu'il s'agisse, dans son cas, d'un amour pour quelqu'un de son sexe. Ce qui, admettait-il, lui posait de moins en moins de problèmes.
Décembre était arrivé. Un soir, en rentrant, Aldemaro vit donna Tanina assise à table, l'air très tendu, le journal ouvert devant elle.
"Qu'y a-t-il, Tanina ? Vous faites une de ces têtes..." lui demanda-t-il, inquiet. "Que dit le journal ?"
"Lisez, Aldemaro, c'est le Messaggero d'hier, du 3 décembre." répondit-elle en lui tendant le journal dont elle désignait un passage du doigt.
Aldemaro le prit et lut à voix haute :
"Dans un discours fait à la nation, hier, le Duce, après avoir lancé de dures accusations contre le président américain Roosvelt et le premier ministre anglais Churchill, a fait le compte du triste prix payé par l'Italie sur les différents fronts : 40 000 tombés, 2 000 civils morts sous les bombardements, 232 000 prisonniers et 37 000 disparus..."
"Et nous serions en train de gagner la guerre ?" demanda-t-elle d'une voix presque rauque, en faisant non de la tête.
"On peut gagner... même avec de graves pertes..."
"Oh, allons, Aldemaro ! Et puis... qu'ai-je à faire de la victoire, si parmi ces quarante mille... ou les deux-cent-mille et quelques prisonniers... sans parler des disparus, ce qui veut dire les morts dont on n'a pas retrouvé le corps... qu'en ai-je à faire, moi, tout comme les autres mères, s'il y a mes fils parmi eux ? Ils ont décidé de les envoyer à la guerre, je ne le leur ai pas demandé ! Et ces pauvres garçons non plus ne l'ont pas demandé, pas plus que leurs mères ! Et les décideurs se la coulent douce à Rome, en sécurité, bien assis dans leur fauteuil !"
Aldemaro s'assit lourdement : "La guerre ne serait-elle juste que lorsque d'autres que nos enfants se battent ?" lui demanda-t-il, mais sans reproches.
"Non... La guerre est... comme les disputes de famille, elles ne sont jamais justes. Et quand on se dispute en famille, ce sont toujours les plus faibles, les plus sans défense qui paient. Les petits. Je n'ai jamais dit que la guerre était juste. Non, jamais. Ah si notre Duce ne s'était pas tant laissé séduire par ce berlinois ! Ah, ces allemands qui montent je ne sais quoi à la Pointe de l'Arc..."
"Un radar..."
"... sont tous attifés et se croient meilleurs que tout le monde ! Comme leur Fürher... qui se croit Dieu sur terre !"
"Tanina, ne laissez personne vous entendre tenir de tels propos, sinon..."
"On m'enverra en relégation ?" demanda-t-elle avec une triste ironie. "J'espère que mes fils sont tous prisonniers... qu'au moins ils ne risquent pas de... Une femme fait des enfants, les élève, prend soin d'eux pour après... les perdre peut-être à la guerre. Et pourquoi cette guerre ? Et les autres guerres ? Pourquoi... pour la grandeur de notre patrie ? Ne vaut-il alors pas mieux être petit ?"
Aldemaro ne savait que dire. Il n'avait jamais parlé politique avec elle, d'ailleurs, sachant Tanina bonne fasciste, avec un portrait de Mussolini ici même dans la cuisine-séjour, à côté de celui du roi, jamais il n'aurait soupçonné qu'elle nourrisse de telles pensées.
Elle reprit : "Ils disent que c'est pour donner la civilisation romaine au monde... Mais si le monde n'en veut pas ? Si je vous prépare un bon plat, Aldemaro, bien sûr je vous le propose, mais je ne vais quand même pas vous donner le bâton si vous n'en voulez pas ! Si vous préférez du pain sec, ou autre chose que moi je n'aimerais peut-être pas, vous restez libre de manger ce que vous voulez !"
"Je suis d'accord avec vous, Tanina..."
"C'est pour ça qu'il vous ont envoyé à Ventotene... Je le sais. C'est pour ça que je peux vous parler librement et me défouler. Vous êtes un homme bien. Aniello a bien raison de vous apprécier tant."
"Comment se fait-il qu'il n'ait jamais dû aller à la guerre ? Il n'a pas été appelé sous les drapeaux ? Je ne lui ai jamais posé la question, par respect, mais je me le suis souvent demandé."
"Il a été exempté pour surdité..."
"Surdité ? Je n'avais jamais remarqué qu'Aniello était sourd !"
"Il ne l'est pas... Mais il avait une infection à l'époque de la conscription, il entendait vraiment très mal et avait des problèmes d'équilibre. Mais il s'est remis depuis, presque complètement, mais par chance son dossier retient qu'il est sourd, du coup il n'a pas été appelé..."
"Ah, j'en suis vraiment ravi pour lui..."
"Vous l'aimez bien, hein ? Si vous saviez ce que ça me fait plaisir."
Aldemaro n'était pas si sûr qu'elle aurait tant de plaisir à savoir ce qu'il éprouvait vraiment pour Aniello... Mais il garda sa question pour lui et tendit le journal à Tanina qui le replia.
"Il vaudrait mieux que je me mette au feu. Vos habits, lavés et repassés, sont ici, sur la chaise." dit-elle en se levant et elle commença à préparer le dîner.
"Merci, Tanina, vous êtes un ange."
"Oh... Si vous le dites... Vous savez, au début, quand vous êtes venu me demander de louer la chambre... ils m'ont demandé de... vous garder à l'œil, et moi je me posais des questions..."
"Et à présent ?"
"Quand vous pourrez enfin quitter Ventotene, j'en serai très heureuse pour vous, Aldemaro, mais désolée pour moi... ainsi que pour Aniello. Ils vont vous rendre votre chaire à l'université ?"
"Je crains fort que non. Ils ont dû la donner à un autre... un des leurs..."
"Ah... Et alors, qu'allez-vous faire ?"
"Honnêtement, je ne sais pas. On verra. Pour l'instant ma sœur m'envoie un peu d'argent de Suisse, mais il faudra que je recommence à en gagner, d'une façon ou d'une autre. Voyez-vous, Tanina, un professeur, à part enseigner, que peut-il faire d'autre ? Je ferais peut-être mieux d'apprendre un métier..."
"Et quel métier aimeriez-vous faire, s'ils ne vous laissent plus enseigner ?"
"Que me conseilleriez-vous, vous ?" lui demanda-t-il en souriant.
Elle se retourna et le regarda, songeuse. "Et bien... quelqu'un de fin et cultivé comme vous... évidemment ni paysan ni pêcheur. Ce serait du gâchis et puis... quand on n'est pas né dans le métier, qu'on ne l'a pas appris petit..."
"Donc je n'ai pas d'avenir..."
"Non, ne dites pas de bêtises ! Nous avons tous un avenir tant qu'on peut tenir debout. Il est toutefois sûr que vous ne trouverez pas d'emploi de fonctionnaire, en tant qu'antifasciste. N'avez-vous pas de biens de famille ?"
"Si, un peu, pas vraiment assez pour vivre de mes rentes...Mais ça aidera toujours."
"J'imagine que vous avez hâte de quitter Ventotene dès que vous le pourrez... Mais si... Ici la vie est plus facile, moins chère, on vit de peu... Et vous m'avez l'air du genre à vous adapter, pour le peu que je sais de vous..."
"Mais que pourrais-je faire, ici ? Pour l'instant, pour tuer le temps, j'écris, je me promène dans les limites autorisées, comme une bête en cage. Il y a ici plus de monde qui cherche à s'inventer un travail que de vrais travaux à faire. Quoi qu'il en soit je ne m'en inquiète pas encore, j'ai le temps. À chaque jour suffit sa peine."
Le lendemain après-midi Aldemaro passa place de l'église et il y vit Damiano qui regardait vers la mer, vers le vapeur qui s'éloignait de l'île. Quand le jeune homme se retourna, il vit ses joues baignées de larmes.
"Damiano ! Qu'y a-t-il ?" lui demanda-t-il quand leurs regards se croisèrent.
Le jeune homme haussa les épaules, sans répondre, essuya ses larmes du revers de la main et renifla.
"Je ne t'avais jamais vu si... dans cet état."
"Et qu'est-ce que ça peut vous faire ?" lui répondit le jeune sicilien en reniflant de nouveau.
"Mais que t'arrive-t-il ? Où est le Damiano toujours gai et ironique ? Que t'ont-ils fait ?"
"Rien. Non, rien..." répondit-il à voix basse.
"Il y a... de la tristesse dans tes yeux."
"Certainement pas de la joie, non... Il est parti... ils l'ont muté..."
"Qui ?" demanda Aldemaro, sans comprendre.
"Lui...mon Eros... le carabinier Lucarelli Eros, de Terni."
"Le type avec qui tu m'as dit que..."
"Un de ceux qui m'enculait, oui !" répondit-il presque durement. "Et... mais... mais lui... ah, ça va bien vous faire marrer, professeur ! Lui et moi... nous deux... je... on était... tombés amoureux."
Aldemaro soupira profondément. "Non, Damiano, il n'y a vraiment rien d'amusant à cela. Je suis désolé. Désolé pour toi... pour vous deux."
"Vous êtes désolé ? Ah oui ? Vous qui... qui voyez les pédés en-dessous des bêtes ?" lui demanda-t-il, sarcastique.
"Je suis désolé, si comme tu le dis vous vous aimiez, si vous êtes à présent séparés... Je comprends ta douleur."
"C'est ça, les bêtes souffrent aussi, hein, professeur ? Vous savez... j'avais cessé d'aller avec d'autres... j'avais cessé, pour lui... Et ça m'a valu des problèmes quand j'ai dit non à un mandchou, un droit commun... Quel con j'ai été ! Rendez-vous compte, un dégénéré idiot, n'est-ce pas drôle ?"
"Ça ne me fait pas rire, Damiano, pas du tout. Mais pourquoi l'ont-ils muté ? Ses supérieurs auraient-ils compris... pour vous deux ?"
"Compris ? Bien sûr que non, sinon ils ne l'auraient pas muté ! Ils l'auraient radié et jeté en taule ou dans une autre relégation... ou plus vraisemblablement au front. Non, bien sûr nous devions nous voir en cachette... et nous avons toujours été assez prudents. Non, ils l'ont envoyé à Pescara. C'est loin, sur l'Adriatique il m'a dit, de l'autre côté du pays..."
"Je suis vraiment désolé pour toi, Damiano, crois-le."
"Que se passe-t-il, professeur ? Auriez-vous viré votre cuti ?" lui demanda-t-il, très ironique.
"Peut-être que... qu'avoir parlé avec le maestro Ferraris et toi... Tu ne crois pas que... qu'un homme peut changer d'avis ?"
"Changer de camp, oui, ça arrive souvent, mais changer d'avis... Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? Certainement pas moi, je suis incapable d'argumenter avec vous, un professeur ! Et sans doute pas le fait que je me sois fait mettre par ces deux boches pour vous procurer... ce que vous savez."
"Un ex-professeur. Et quant à ce que tu as fait pour moi, je t'en sais gré, bien sûr, mais il n'y a pas que ça, en fait..." commença-t-il, mais il n'eut pas le courage de lui ouvrir son âme et de lui dire ce qu'il ressentait pour Aniello.
Damiano le regarda en étudiant son expression, puis il dit, à voix basse : "Vous m'avez demandé pourquoi je vous disais vous et pas tu... le tu du mépris...Non, je ne vous méprise pas et... et si vous acceptez qu'un type comme moi... un pédé... vous dise tu... j'en serais très heureux."
Aldemaro sourit et hocha la tête : "J'en serais heureux moi aussi. Alors, tu vois bien que nous avons quelque chose en commun !"
"Oui, nous sommes tous deux 'ennemis' du fascisme." ajouta le jeune homme. "Tous deux relégués."
Aldemaro aurait aimé lui dire qu'ils avaient peut-être un autre point commun... mais de nouveau il ne se sentit pas de lui ouvrir son âme.
"Bon, alors à bientôt, et merci de t'être inquiété pour moi... Ça me passera... je l'oublierai... j'en trouverai un autre..." murmura-t-il d'un ton triste et, avec un dernier geste d'au revoir, il lança un dernier regard vers la mer et s'éloigna.
Aldemaro jeta un œil vers le milicien de garde, l'air ennuyé, à l'entrée des Rampes, puis il se tourna et prit la rue de Rome vers la Tour, c'est à dire le Château.
Ainsi, se dit-il, Damiano était tombé amoureux de son jeune carabinier et voici que la vie les séparait. Et il en souffrait à présent. Tout comme n'importe quel couple d'amoureux que le destin empêche d'être ensemble.
Et lui ? Pleurerait-il s'il était séparé d'Aniello ? Bien qu'il n'y ait entre eux rien d'autre que son attirance grandissante pour ce beau garçon, ce charmant garçon.
Il eut soudain envie d'aller rue des Oliviers, au café, pour le revoir. Il hésita un peu, puis s'y rendit à grand pas, comme s'il craignait de changer d'avis. À peine entra-t-il qu'Aniello l'accueillit avec son si incroyablement beau sourire. Aldemaro fut saisi d'un long frisson.
"Salut, tout va bien ?" dit-il.
"Oui, Aldemaro. Et toi ?"
"Il me suffit de te voir pour que ça aille." murmura-t-il spontanément, avant même de réaliser ce qu'il disait.
Aniello ne parut pas surpris par ses mots. Il se mit aussitôt à lui préparer son café habituel.
"Je veux arrêter de fumer..." annonça Aldemaro.
"Et pourquoi ? Tu veux ma ruine ?" lui demanda joyeusement le jeune homme.
"Parce que tu ne fumes pas..." expliqua-t-il à mi voix.
"Mais ça ne me gêne pas que tu fumes... Enfin... si tu as décidé d'arrêter ce vice... Tu as entendu... des choses intéressantes ?"
Aldemaro comprit qu'il parlait de la radio. Ils étaient seuls, aussi commença-t-il à dire : "Hier soir..."
Mais deux mandchous, deux droit commun entrèrent à cet instant et il se tut, prit la tasse qu'Aniello avait posée devant lui et se mit à boire lentement son café, en attendant qu'ils partent. Il n'y avait aucune confiance entre les mandchous et les prisonniers politiques, les premiers étant soit voleurs, soit alcooliques soit clochards. De plus les mandchous, pour obtenir de petits avantages espionnaient souvent pour informer les autorités des rencontres survenues entre politiques.
Les deux nouveaux arrivés mirent sans un mot des pièces sur le comptoir, Aniello les prit et fit leurs deux cafés.
Quand enfin ils sortirent, Aniello eut un profond soupir : "Je n'aime pas leurs gueules ! Tu as vu comment ils regardent partout, avec leurs yeux de fouines ? Certainement pour juger de s'il y a quelque chose qui vaille la peine d'être volé."
"Ils sont encore moins appréciés que les miliciens, c'est tout dire..." commenta Aldemaro en posant sa tasse sur le comptoir.
"Et pas que des relégués, des gens du coin aussi. Je les fais toujours payer d'avance, sinon je ne les sers pas. Ils ont déjà essayé de m'escroquer une fois... ces racailles..."
Aldemaro avait encore la main autour de sa tasse vide, sur le comptoir. Aniello l'effleura : "Je peux ?" demanda-t-il ?
Aldemaro sentit un grand frisson à ce léger contact. Il retira sa main, presque à contrecœur. Puis il murmura : "J'ai envie de t'embrasser..."
Il avait parlé très doucement mais Aniello avait bien compris et lui avait répondu avec un sourire charmant : "Et de rien d'autre ?" demanda-t-il, lui aussi très doucement.
"Et de bien plus..." reconnut Aldemaro en sentant des vagues de chaleur en lui au sens de ces mots.
"Quand ?" demanda simplement le jeune homme.
"Ce soir ?"
"Après le dîner, chez toi ?"
"Oui..." soupira Aldemaro qui sentit sa tête tourner en réalisant l'intensité des sensations que lui valait sa complète capitulation.
Quand il sortit, une rafale de vent glacé le fit frissonner et serrer son manteau, mais il ne cessa pas de sourire, tout au plaisir de la chaleur qu'il sentait en lui depuis qu'il avait, enfin, décidé d'accepter l'amour d'Aniello et ses manifestations physiques.
Il se demandait comment ce serait, il n'était pas dénué d'indices, ne serait-ce qu'à cause des propos explicites que Damiano lui avait tenus quelques mois avant : "Le vrai homme ne se juge pas à l'usage qu'il fait de sa bite, de son cul ou de sa bouche." Et quand, après avoir volé le haut-parleur aux allemands, il lui avait dit : "Alors que j'étais plié à angle droit à en prendre un dans le cul et l'autre dans la bouche..."
Etrangement, imaginer ces pratiques ne le gênait plus aujourd'hui comme cela aurait été le cas il y avait encore peu. Peut-être était-ce parce qu'alors en y pensant il ne voyait que des sexes en mouvement alors qu'aujourd'hui la vision qu'il en avait se centrait sur le corps fascinant d'Aniello et, surtout, sur son sourire.
Après tout, se dit-il, ce ne devait pas être "si" différent de quand il faisait l'amour avec sa femme... Pour ne pas avoir plus que les trois enfants qu'ils voulaient, ils avaient bien dû faire usage de ce que sa femme appelait "la porte de derrière" ! Et il avait aussi eu avec elle de longs et merveilleux rapports bucco-génitaux.
Curieusement, ces souvenirs évoqués en pensée ne le firent pas bander alors qu'au contraire cela lui arrivait souvent, ces derniers temps, rien qu'à entendre la voix d'Aniello, voir son sourire ou même être près de lui... Il était habitué à s'analyser et il était un peu étonné des changements survenus en lui... Ce devait être "la faute" de l'amour, se dit-il.
Et il comprit aussi mieux les larmes de Damiano quand il avait perdu son bel étalon de carabinier...
Un policier l'informa que le directeur avait une nouvelle à lui donner. Il alla aussitôt voir le docteur Guida. Lorsque ce dernier le reçut dans son bureau, il lui tendit une lettre.
"J'ai préféré vous la remettre en mains propres, cette fois-ci..." lui dit-il. "elle est de vos fils..."
"Un problème ?" demanda Aldemaro, craignant que leur système de messages secrets à l'encre sympathique ait été découvert
"J'en ai bien peur, professeur. Lisez..."
Aldemaro sortit la lettre de l'enveloppe, son fils aîné l'informait que son ex-femme, sa mère, était tombée dans un précipice pendant une promenade en montagne et qu'elle était morte. Il lui disait aussi de ne pas s'en faire pour ses enfants, parce que leur oncle et leur tante avaient décidé de les adopter, puisqu'ils n'avaient pas d'enfants et de devenir leurs représentants légaux.
Quand il reposa la lettre, le docteur Guida dit : "Je suis désolé, je vous présente mes condoléances..."
"Nous étions séparés... cela n'allait plus très bien entre nous. Mais je suis désolé pour nos enfants qui ont perdu leur mère. Je suis heureux que ma sœur et son époux aient décidé de prendre soin d'eux." dit Aldemaro en mettant la lettre dans sa poche.
Il allait entrer chez donna Tanina quand un policier l'arrêta et lui demanda de montrer sa carte de séjour. Aldemaro la sortit de la poche de son manteau et la lui tendit.
"D'où venez-vous ?" lui demanda-t-il.
"J'ai fait une promenade..."
"Par ce froid ?" demanda l'agent en feuilletant lentement son carnet.
"Je suis assez couvert."
"Et où allez-vous ?"
"Ici." dit-il en montrant la porte. "Je loue une chambre à la veuve Tanina Musella."
"Oui, c'est écrit ici... Musella Gaetana. Et vous seriez comte..."
"Ce n'est pas un délit, nous sommes en monarchie..."
"Ne faites pas le malin."
"Il est difficile à un détenu de faire le malin..."
"Qu'avez-vous en poche ?"
"Rien... enfin... un mouchoir, des cigarettes, les clés de chez moi, une boîte d'allumettes, un porte-monnaie, une lettre déjà vue par la censure et... et c'est tout."
"Videz vos poches et retournez-les..."
Aldemaro étouffa un soupir et obéit, résigné, il sortit tout et le montra à l'agent.
"C'est bon, circulez. Mais sachez que nous vous tenons à l'œil, monsieur le comte !"
"Puis-je... vous poser une question, monsieur l'agent ?"
"Quoi ?"
"Je ne vous ai jamais vu... vous avez pris votre service ici récemment ?"
"Il y a trois jours, pourquoi ?"
"Pour rien... simple curiosité." répondit Aldemaro avec un petit sourire.
Le policier se retourna et partit sans lui dire au revoir.
Aldemaro cria dans son dos : "Bonsoir, monsieur l'agent !"
Le type ne répondit pas.
Aldemaro remit tout dans ses poches et entra chez lui. Il traversa la cuisine, vide, monta sur le balcon et entra dans sa chambre. En enlevant son manteau il remarqua que tout était en désordre. Inquiet, il alla aussitôt vérifier la cachette de sa radio. Il déplaça son lit en silence et lâcha un soupir de soulagement quand il vit la radio. Il contrôla le contenu des tiroirs et de l'armoire, tout était en désordre mais rien ne manquait. C'était la première fois que sa chambre était fouillée et s'il y avait une chose dont il était sûr c'est que cela n'avait pas été par la maîtresse de maison.
Il descendit à la cuisine et l'appela. Il se demandait comment il se faisait qu'elle ne soit pas chez elle, à cette heure elle était d'habitude aux fourneaux.
Il allait remonter dans sa chambre quand il entendit la porte s'ouvrir. Tanina entra, l'air fâché.
"Oh, Aldemaro ! Ils sont venus perquisitionner tout l'appartement, à commencer par votre chambre."
"Oui, je m'en suis aperçu... Rien ne manque..."
"J'étais là, je ne les ai pas perdus de vue un instant !"
"La police ?"
"Non, la milice. Des malotrus, comme toujours. Seuls les carabiniers sont polis... La milice ce sont les pires... la police est entre les deux. Je suis allée me plaindre au directeur. On ne traite pas de la sorte une bonne fasciste ! Et vous savez ce qu'il a dit ?"
"Non..."
"Qu'il m'a chargée de vous surveiller mais que je ne suis jamais venue rien dénoncer !"
"Et que lui avez-vous répondu ?"
"Que je n'allais pas inventer une dénonciation rien que pour leur plaire ! Vous ne recevez personne, n'avez pas de propos étranges, n'entrez ni ne sortez jamais avec des paquets suspects, ne sortez jamais la nuit... que diable aurais-je eu à leur dire ? Sans compter que ces imbéciles de la milice..."
"Vous les avez traités d'imbéciles, Tanina ?" demanda Aldemaro, un peu surpris.
"Non, ça je l'ai juste pensé... Et les miliciens n'ont rien trouvé. Ces types ne savent même pas bien faire une perquisition..."
"Que voulez-vous dire ?"
"Ils auraient dû déplacer le lit... ils auraient vu la niche derrière la tête de lit. Ils ne l'ont même pas vue. Mais je suis sûre que vous-même ignorez qu'il y a une niche derrière la tête de lit..."
Aldemaro s'assit, soudain il sentait ses jambes fléchir, et il pâlit.
Tanina le regarda, puis lui dit à voix basse : "Ah, ainsi vous le saviez. Bon... alors heureusement que c'étaient ces crétins de la milice."
"J'aurais été désolé que, par ma faute..."
"Tout est bien qui finit bien... Et puis je ne dois rien savoir ! C'est une petite niche, vous n'avez pas dû y mettre grand-chose..."
"Non, j'y ai juste mis..."
"Ne me le dites pas. Mais je crois qu'il vaut mieux que je vous montre une meilleure cachette... là où mon pauvre époux cachait nos économies... Ce soir, de nuit... mettez-y tout, ce sera mieux."
"Pourquoi prenez-vous ce risque pour moi, Tanina ?"
"Parce que vous êtes un type bien. Et parce que là où je vais vous montrer... vos trucs seront plus en sécurité, c'est mieux pour nous deux."
"Là, vous n'êtes plus une bonne fasciste, Tanina..." lui dit Aldemaro en souriant.
"Je suis d'abord bonne chrétienne, puis bonne royaliste en seulement en troisième bonne fasciste, ne l'oubliez pas."