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histore originale par Andrej Koymasky


AU-DELA DE LA RELEGATION CHAPITRE 10 - UNE ANNÉE CRUCIALE

Et arriva 1943, une année qui apporta des changements importants et des plus inattendus.

Bien que le désirant fort tous les deux, pour ne pas causer de soupçons sur leur relation, Aniello n'allait pas toutes les nuits chez Aldemaro.

Ils étaient à présent arrivés à s'unir tous deux. Les premières fois qu'il l'avait accueilli en lui, Aldemaro avait ressenti, au tout début, une certaine gêne physique, supportée avec joie en raison du plaisir de se donner à son aimé. Puis, peu à peu, son corps non seulement s'était habitué mais il en était même arrivé à désirer de plus en plus fort de l'avoir en lui.

Aldemaro avait remarqué qu'à présent il ne remarquait plus tant la beauté physique du jeune home, pourtant remarquable, en fait sa beauté intérieure la surpassait de loin.

Le printemps arrivait et, en mars, Aldemaro entendit sur Radio Londres que les usines du nord, à Milan et Turin, avaient été le lieu de quelques grèves auxquelles le régime avait répondu par un déchaînement de dure répression en arrêtant plus de deux mille personnes. La radio d'Etat, bien sûr, n'en parla pas.

Tanina avait reçu de la Croix Rouge la nouvelle que ses deux fils étaient prisonniers des anglais. Quand elle l'eut dit à Aldemaro, elle soupira profondément : "C'est mieux comme ça, je sais au moins qu'ils sont en vie et qu'ils ne risquent plus leur vie au front. Bien sûr ce ne doit pas être agréable d'être dans un camp de prisonniers, mais... je préfère de loin ça."

En avril, Rosetta, la cousine d'Aniello, se maria et son époux, un cultivateur qui avait une ferme près de Cala Battaglia, ne voulut pas qu'elle continue à travailler au café de son cousin, parce qu'il voulait qu'elle vienne travailler aux champs avec lui.

Aldemaro proposa alors à Aniello de venir lui donner un coup de main. Il alla voir le docteur Guida pour lui demander l'autorisation et il l'obtint sans trop de difficultés.

Puis, à la mi-mai, il entendit sur Radio Londres que la guerre en Afrique était terminée après la reddition en Tunisie des forces armées allemandes et italiennes.

Vers la fin juin, même la radio d'Etat diffusa le texte d'un discours du Duce à la direction du parti fasciste. À propos d'un éventuel débarquement anglo-américain en Sicile, Mussolini avait affirmé : "Il faudra que, dès que ces gens tenteront de débarquer, ils soient pétrifiés avant de dépasser la ligne où viennent mourir les vagues."

Cette affirmation pour le moins ingénue, venant de quelqu'un qui semblait avoir complètement perdu le sens des réalités, valut à Mussolini un nouveau surnom. Les relégués politiques qui jusque là l'appelaient "soupe aux pâtes et fayots" de manière à pouvoir parler de lui-même quand ils se savaient écoutés et épiés, se mirent peu à peu après ce discours à l'appeler "là où meurent les vagues..."

Les évènements semblaient se précipiter. Le 9 juin, les anglo-américains débarquèrent en Sicile et avancèrent sans difficulté notable vers Trapani et Palerme. Seuls les anglais rencontrèrent quelque résistance à Catane dans leur marche sur Messine.

Puis le 19 juillet Rome fut lourdement bombardée et on compta mille-cinq-cent morts. Le 22 juillet Palerme était occupée par les américains. Aldemaro donnait ces nouvelles aux autres détenus et une ambiance excitée vibrait dans le camp, les chambrées et les réfectoires. Ils sentaient que leur libération pourrait bien être proche.

Le 23 juillet, les habitants de Ventotene furent témoins d'une tentative de bombardement aérien des alliés, par chance raté, du vapeur qui reliait l'île au continent.

Le 24 juillet au matin le Santa-Lucia mouillait au port de Ponza, un vapeur de 450 tonnes appartenant à la Compagnie Anonyme Parthénopéenne de Navigation, qui naviguait vers les îles.

Le Santa-Lucia quitta le port de Ponza quand le soleil d'été commençait déjà à inonder de sa chaleur une mer d'un calme et d'une beauté incroyables. Il voguait vers Ventotene d'où, après une brève escale, il devait repartir pour Gaeta. Les deux heures de mer qui séparaient les deux îles se passèrent sans histoires et tout le monde à bord voyait à présent le cap d'Eole et la silhouette noire des écueils appelés "les Murex".

À Ventotenele le bruit courait de l'arrivée proche du vapeur, avec un important retard. La foule se pressait sur le môle.

Soudain arrivèrent du ciel des vrombissements synchrones, c'étaient trois avions. Tout le monde essayait de les voir, la foule sortit dans les rues et certains, se doutant que l'action de la veille allait se répéter, coururent inquiets vers le promontoire du cap d'Éole.

Le Santa-Lucia avait mis ses machines en avant toute, son panache de fumée formait une très épaisse colonne qui s'élevait dans le ciel. Après une grande boucle, un des trois avions se détacha du groupe, se mit en position d'attaque et fit feu.

Soudain les hublots tribord éclatèrent et une panique se déclencha à bord, les gens épouvantés fuyaient dans tous les sens. Sur l'île, le crépitement des mitraillettes se fit entendre. L'avion n'en avait pas fini, il se remit en position et ouvrit le feu sur le vapeur sans défense, puis il lança aussi une torpille.

Le capitaine, dans une habile manœuvre, esquiva et mit résolument le cap sur la plage de la grande falaise. À terre une petite foule suivait cette lutte inégale, le souffle coupé, dans l'espoir que le capitaine réussisse sa manœuvre et fasse échouer son navire.

Un deuxième avion se détacha de la patrouille et lança une autre torpille. Le navire, sous les ordres avisés du capitaine Simeone, sursauta, puis fit une embardée et arriva aussi à éviter ce deuxième tir. L'escadrille dût deviner la tentative du capitaine d'échouer le navire pour sauver ses passagers et c'était à présent au plus obstiné.

La troisième attaque vit les trois avions se lancer vers le petit navire, comme des frelons enragés. La cabine de commandement explosa sous le tir croisé, le capitaine, gravement blessé, perdit le contrôle, le feu envahit la cabine... et ce fut la fin. Le navire sur son erre poursuivait sa route droit vers la côte, c'était désormais une proie facile. Une troisième torpille fut lancée sans pitié.

L'explosion fut très violente, des éclats volèrent en tous sens tandis que la coque brisée sombrait rapidement. De Ventotene partirent immédiatement les secours. Une myriade d'objets flottaient, on entendait des cris, mais il fut impossible d'approcher, il fallut même rentrer en hâte au port car les avions, toujours là, faisaient des rondes sans fin, comme des guêpes enragées au dessus des survivants et des secours.

Ce n'est que lorsqu'on n'entendit plus le vrombissement des moteurs que les bateaux de secours reprirent le large dans l'espoir de trouver quelques survivants. Furent retrouvés le capitaine, mais à l'agonie, deux marins et un passager qui s'étaient préventivement jetés à la mer dès la première attaque. Il y avait cent-cinq disparus. Toute l'île était horrifiée et endeuillée.

Avec l'arrivée de la guerre sur le sol italien les différentes émissions et conférences s'étaient raréfiées sur Radio Londres et les messages spéciaux multipliés de façon impressionnante, ces énigmatiques et fascinantes phrases qui parlaient d'un chef d'escadron barbu, de la bonne poule qui avait pondu un œuf et de la pauvre vache qui ne donnait plus de lait... évidemment destinées aux forces de la résistance.

Vers la fin juillet, au siège du Grand Conseil du Fascisme, fut voté l'ordre du jour Grandi qui demandait la destitution de Mussolini de la tête de l'Etat. Le régime commençait à s'écrouler par désagrégation interne.

Le 25 juillet Mussolini eut un bref entretien avec le roi qui lui annonça son remplacement à la tête du gouvernement par le maréchal Pietro Badoglio, un militaire à l'engagement total pour le fascisme et responsable des opérations dans plusieurs guerres d'agression comme en Ethiopie ou en Grèce. En sortant de son entretien avec le roi il fut arrêté par les carabiniers.

Le 26 juillet, à Ventotene, le commissaire à la Sécurité Publique, le docteur Marcello Guida, directeur du centre de relégation, réunit quelques représentants des détenus antifascistes.

Il leur dit : "La situation est très délicate, vous le savez Ventotene héberge trois forces très distinctes : vous d'abord, les détenus, puis les soldats allemands et la milice fasciste et enfin mes policiers. Je dispose d'à peine cent policiers, carabiniers compris, et douze garde des finances, peu armés... Tandis que les allemands, comme la milice, sont surarmés..." aussi leur proposa-t-il, pour conclure, un pacte de collaboration entre les détenus et la police pour sauver ce qui pouvait l'être.

Les représentants réunirent tous les détenus, discutèrent la situation et acceptèrent la proposition du directeur du pénitencier.

Ils apprirent aussi, du même docteur Guida, que le 27 juillet le chevalier Benito Mussolini avait été incarcéré à Ponza, à l'endroit même où il avait envoyé tant de détenus. Marcello Guida avait refusé d'accueillir Benito Mussolini à Ventotene parce que, affirma-t-il, il n'aurait pas pu le protéger de la colère des relégués. Mussolini, embarqué sur la corvette Perséphone, avait donc été emmené sur l'île de Ponza.

Le même jour fut constitué par les détenus l'autoproclamé "gouvernement de Ventotene" chargé de gérer l'ex-pénitencier après la chute du fascisme. Il comptait Francesco Fancello, Carlo Francovich, Sandro Pertini, Mauro Scoccimarro, Pietro Secchia, Altiero Spinelli et d'autres détenus antifascistes. Aldemaro fut sollicité pour en faire partie, mais il déclina l'offre.

Le 28 juillet, l'ex-fasciste Pietro Badoglio émit un décret par lequel il déclarait dissous le Parti National Fasciste. Le premier acte du gouvernement de l'île fut alors de revendiquer l'immédiate libération de tous les condamnés et détenus politiques, en conséquence directe de la chute du régime fasciste, ainsi que l'abolition des limites et des restrictions encore imposée à leur liberté personnelle.

Ce fut le début de longues discussions avec le docteur Guida. Le Gouvernement de Ventotene gagna la partie, de sorte qu'à partir du quatre août commença le démembrement de la colonie pénitentiaire. Chez les détenus l'humeur était euphorique.

Quand Aldemaro rentra chez lui, il trouva Tanina debout sur une chaise en train d'enlever du mur de la cuisine le portrait du Duce.

"Et bien, Tanina, vous voici devenue antifasciste ?" lui demanda-t-il avec une ironie bienveillante.

Tanina, sans quitter sa chaise, se tourna : "Vous avez la mémoire courte, Aldemaro ? Je vous ai toujours dit que pour moi venait avant tout Notre Seigneur, puis le roi et enfin le Duce. Alors si le roi a décidé que le Duce n'est plus bien... il n'est plus bien ! Et c'est tout."

"Et qui allez-vous mettre à sa place ?"

"Pour l'instant personne."

Une fois enlevé le portait de Mussolini, elle descendit de sa chaise et le reposa, tourné vers le mur. Puis elle regarda le professeur avec une étincelle d'ironie : "Vous voudriez peut-être que j'y mette le vôtre, de portrait ?"

"Il ne manquerait plus que ça ! Et vous mettriez un cierge devant. Pas comme pour les saints, mais comme pour les morts ! Non, laissez le roi tout seul."

À la chute du fascisme, les premiers libérés furent les militants de Justice et Liberté, les catholiques, les républicains et les Témoins de Jéhovah, aussi un certain temps ne restèrent à Ventotene que les communistes, les socialistes et les anarchistes.

Mais quand le maréchal Badoglio nomma au gouvernement le communiste Roveda et le socialiste Buozzi, les détenus s'appuyèrent sur ce fait pour obtenir la libération des communistes et des socialistes, sans se soucier des anarchistes et des nationalistes slovènes. Malgré quelques militants gauchistes qui refusèrent de partir en laissant seuls les anarchistes, la plupart des détenus partirent, sans se soucier de ceux qui étaient contraints à rester sur l'île.

Les anarchistes, une dizaine de jours après le départ des autres, furent embarqués le 20 août sur une corvette de la marine et emmenés, par mer puis par train, au camp de concentration de Renicci d'Anghiari dans la province d'Arezzo. Le nouveau gouvernement aussi se méfiait beaucoup d'eux.

Le directeur de l'institut pénitentiaire envoya un agent convoquer Aldemaro le quatre août, parmi les premiers détenus, pour l'informer qu'il était libre. Il se rendit aussitôt au bar-tabac d'Aniello.

"Aniello... Je suis libre. Je ne suis plus détenu." lui dit-il.

"Je suis content pour toi... Alors... Tu retournes à Pise ?"

"Oui... pour voir ma maison et... mettre de l'ordre dans mes affaires mais après... si tu veux... je reviendrai ici."

"Tu me demandes si je le veux ? Mais maintenant... maintenant que le fascisme est tombé... tu peux retrouver ta chaire à l'université..."

"J'ai décidé que... j'ai décidé que... ou tu viens à Pise avec moi ou je reviens ici. L'université... il n'est pas dit qu'elle me rende ma chaire. Et puis... je ne sais pas, mais... si tu veux de moi ici pour tenir le bar et le tabac avec toi..."

"L'île se désertifie, je vais avoir bien moins de clients et je ne sais pas si... si nous pourrons en vivre à deux. Mais... évidemment que j'aimerais que tu restes ici... avec moi. Et d'autre part, je pourrais faire quoi, moi, à Pise ?"

"Écoute, rien ne presse. Parlons-en ce soir, avec calme. Je vais dire à ta tante que tu viens dîner. Je ne crois pas que cela ennuiera Tanina."

"D'accord, on fait comme ça."

Une fois chez lui, il dit à Tanina qu'il était libre, deux ans avant ce qui était prévu.

"À bon. Alors... Vous allez partir. Rentrer chez vous."

"Vous avez peur de perdre votre loyer ?"

"Ne dites pas de bêtises ! Je m'en sortais avant et je m'en sortirai après. Non... c'est que je suis désolée pour ce pauvre Aniello..."

"Ce pauvre Aniello ?"

"Oui... Vous allez beaucoup lui manquer. Il vous apprécie beaucoup."

"Oui, je sais... moi aussi j'apprécie beaucoup votre neveu."

"Pourquoi ne pouvez-vous pas l'emmener ? Il en serait heureux... Très heureux... Vous êtes veuf, non ? Il pourrait habiter avec vous, à Pise."

"L'emmener ?" lui demanda-t-il, stupéfait.

"S'il est vrai que vous lui êtes affectionné... Et bien plus qu'affectionné, je crois pouvoir dire..."

"Plus qu'affectionné ?" releva-t-il, de plus en plus stupéfait.

"Et bien quoi, voilà que vous jouez me faire écho ? Croyez-vous que... que j'ignore que ces derniers mois... il venait dans votre chambre et... qu'il y restait longtemps... toutes lumières éteintes ?" lui demanda-t-elle calmement, sans le regarder pour qu'il ne soit pas gêné, ce pourquoi elle épousseta un endroit déjà épousseté.

"Vous... vous savez tout ? Vous nous avez épié ?"

"Moi, vous épier ? Mais allons, que dites-vous ? Non, mais il aurait fallu être aveugle pour... ne pas remarquer comment vous vous regardez et..."

"Alors comment savez-vous que nous n'allumions pas ?"

"Avez-vous oublié que les toilettes sont sur le balcon ? Mais allons, je suis ravie pour vous... je ne peux qu'être heureuse. Pour vous deux, parce que je me suis aussi prise d'affection pour vous, que croyez-vous ? Mais c'est juste que... s'il y a entre vous ce que je crois... je me demande ce que vous allez faire..."

Aldemaro s'assit : "Je... je voudrais... je pensais rester ici, à Ventotene. Je ne veux pas quitter Aniello, pas plus qu'il ne veut me quitter."

"Je m'en doutais. Mais... c'est un village, ici et... vous vous doutez bien qu'à la longue... Comment faire pour continuer à vous voir... et sous quel prétexte resteriez-vous chez moi ? Avant vous étiez obligé de rester ici, en tant que détenu. Bien sûr, je serais heureuse que vous restiez... Et pas à cause du loyer que vous me versez. Et vous pourriez continuer à vous voir dans votre chambre, ce n'est pas un problème pour moi. Néanmoins, c'est à vous deux de décider."

"Vous saviez..." murmura Aldemaro. "Et vous saviez aussi que... ce que je cache est... une radio ?"

"Non, ça non. Une radio ? Pour écouter les émissions interdites, c'est ça ? Mais comment avez-vous pu vous procurer une radio ?"

"Je l'ai fabriquée. Je vous la montrerai, après. Quelque chose de très simple, d'artisanal, mais suffisant pour écouter Radio Londres."

"Oh, maintenant que le fascisme est tombé, vous pourrez aussi vous servir de la mienne, si vous voulez. Même si je ne parle pas anglais. À présent on ne risque plus rien."

"Ils émettent en italien."

"Ah bon."

"Je me suis permis de dire à Aniello de venir dîner ici ce soir... pour parler avec lui de ce que nous pourrions faire pour rester ensemble. Excusez-moi de ne pas vous avoir d'abord demandé la permission."

"Mais vous savez bien qu'Aniello est toujours le bienvenu chez moi... Et faire à manger pour deux ou pour trois change bien peu. Je suis contente que vous vouliez rester ensemble. Mon neveu aurait certainement souffert si vous l'aviez quitté."

"Mais... ôtez-moi d'un doute, Tanina... Vous avez toujours dit être avant tout chrétienne et que tout le reste vient après."

"C'est le cas."

"Et alors... pourquoi donc ne nous condamnez-vous pas, Aniello et moi, pour... notre relation ? Les prêtres ne disent-ils pas que votre neveu et moi sommes en état de péché mortel ?"

Elle le regarda d'un air amusé : "La condamnation des prêtres ne vous suffit pas ? Vous voulez la mienne en plus ? Non... en supposant que les prêtres aient raison, c'est un problème que vous règlerez avec Notre Seigneur. Le temps venu. Moi, on m'a appris à ne pas regarder la paille dans l'œil de l'autre quand on a une poutre dans le sien. Et puis... vous êtes si mignons, tous les deux... Quel mal pouvez-vous faire, et à qui, en vous aimant bien ?"

"Mais si c'était vraiment un péché..."

"Tuer, voler, dire du mal, envier, mentir, haïr... ça ce sont des péchés. Ce qu'il y a entre vous, je crois que vous vous faites du bien l'un à l'autre... et que vous ne faites de mal à personne."

"Mais les prêtres..."

"Je vous l'ai dit, c'est Notre Seigneur qui passe avant tout, pas les prêtres. Et je sais que Notre Seigneur nous a dit d'aimer, quoi qu'aient pu ajouter les prêtres. Ils veulent nous apprendre à vivre... et eux-mêmes ne suivent pas les préceptes qu'ils nous donnent. Et puis, Notre Seigneur n'a-t-il pas dit que seul celui qui n'a jamais péché doit jeter la première pierre ? Et que diable cela voulait-il dire sinon : ne juge pas !"

"Je ne me serais jamais attendu à ce que vous, Tanina..."

"Ce qui prouve que vous ne me connaissez pas encore assez !" dit-elle avec un sourire amusé.

"J'aimerais bien rester à Ventontene... Bien que j'y sois venu par contrainte, je me suis pris d'affection pour l'île, pour vous, Tanina, et surtout pour Aniello. Mais que puis-je faire ? Et puis, vous l'avez dit... ma relation avec Aniello, dans un si petit village..."

"Ferait scandale, oui, et vous poserait des problèmes. Attendons qu'Aniello vienne dîner et nous en parlerons ensemble... si vous voulez bien de moi avec vous. Et peut-être bien que nous trouverons de bonnes idées, à nous trois."

Aldemaro sortit. À présent qu'il n'avait plus de limites à respecter, lorsqu'il arriva devant l'église, il descendit la Rampe Marine pour aller sur le môle regarder les gens embarquer sur le vapeur. Le seul fait de n'avoir plus à respecter les limites de l'emprise et de pouvoir se déplacer librement lui procurait une grande joie. Il y avait parmi les passagers plusieurs ex-relégués sur le départ parmi lesquels il distingua Damiano. Il alla lui dire au revoir.

"Damiano ! Alors, tu rentres enfin à Catane ?"

"Oh, Aldemaro ! Non..." dit-il, l'air heureux, "oh non, je vais à Pescara, chez mon Eros, Eros Lucarelli, mon carabinier, il m'a écrit qu'il m'attendait !"

"Mais comment ferez-vous, s'il est de service et..."

"Je ne sais pas, mais il m'a écrit de ne pas m'en faire, qu'il me trouvera une maison et du travail, alors... alors j'y vais !"

"Bien, je suis très content pour vous. Et bien... je te fais tous mes vœux, Damiano. J'espère que vous serez heureux, ensemble."

"Pour l'instant je le suis, et comment ! Après... on verra. On fera notre possible pour. S'il veut de moi à Pescara, ce doit être qu'il ne s'en est pas trouvé un autre ! Qu'il m'est resté fidèle. Bon, tous mes vœux à toi aussi, Aldemaro. Pourvu qu'on ne se revoie plus... enfin plus comme détenus, je veux dire." se corrigea-t-il joyeusement, et il partit embarquer.

Aldemaro attendit de voir partir le vapeur puis marcha au bord de la route faite sur l'ancienne voie romaine qui montait en rampes alternées du Pozzillo à la place du Château.

Il revint dans sa chambre et se mit à écrire la chronique des derniers évènements. Peu avant le coucher du soleil il entendit frapper à la porte-fenêtre. Il reconnut, à travers le rideau, la silhouette d'Aniello.

"Entre ! Tu as déjà fermé boutique ?"

"Ce soir, oui. J'avais hâte de te voir..." lui dit joyeusement le jeune homme.

"Assieds-toi. J'ai quelque chose à te dire... Alors... tiens-toi bien... ta tante, Tanina... elle sait tout, pour nous !"

"Tout ?" demanda Aniello en blêmissant un peu. "Tu lui as tout dit ?"

"Non, elle a compris toute seule. Et tu sais ce qu'elle m'a dit ?"

"Elle doit être folle de rage..."

"Mais non ! Elle m'a dit qu'elle est contente et qu'il faut que nous trouvions le moyen de rester ensemble. Et que, si tu veux bien, nous en discuterons tous trois ensemble, ce soir."

"Quoi ? Contente ? C'est vrai ? Et bien... je la savais quelqu'un de bien, mais... Oui, il faut vraiment qu'on trouve le moyen. Mais je t'interromps, tu écrivais... Tu écrivais quoi ?"

"La plus agréable des interruptions. Depuis que je suis sur l'île je fais les chroniques de tout ce qui m'arrive, ce que je pense, mes émotions... tout."

"Alors... j'y suis aussi ?"

"Bien sûr."

"Mais si quelqu'un les lisait..."

"Oh... et bien essaie de lire..." dit-il en lui tendant le cahier.

Aniello le prit, le regarda et s'exclama : "Mais c'est quoi ? J'y comprends rien ! C'est un code secret ?"

"Oui, presque un code secret... non, c'est tout simplement du grec ancien." lui répondit-il avec un sourire.

"Tu ne m'embrasses pas ?" lui demanda le jeune homme en lui rendant le cahier et en se penchant vers lui.

"J'allais te le demander..." murmura Aldemaro.

Il le prit dans ses bras, se leva, le serra contre lui et l'embrassa, avec passion et tendresse, en lui caressant le dos. Quand ils se détachèrent, Aniello lâcha un profond soupir.

"Oui, il faut qu'on reste ensemble, qu'on en trouve le moyen. Moi, je crois que... je mourrais sans toi. Si ma tante est au courant... peut-être bien que je pourrais rester dormir avec toi, non ?"

"J'aimerais. Mais tu sais, si nous le faisons trop souvent, les voisins pourraient te voir partir le matin et... comme ils savent que tu as ta maison..."

"C'est vrai... Mais au moins de temps en temps..."

"Si ça ne dépendait que de moi, ce serait plus que parfois. Mais ta tante Tanina a raison, il faut être prudents pour éviter de gros problèmes."

"On trouvera le moyen... il le faut. Dussions-nous aller faire les ermites dans une grotte en montagne et nous nourrir de racines !"

Aldemaro sourit : "Peut-être trouverons-nous une solution moins... radicale. Mais tu sais à quel point je t'aime ?"

Le visage d'Aniello s'ouvrit en un sourire radieux : "Je le sais, bien sûr... Mais c'est si bon à entendre ! À ton avis, il serait plus facile de vivre ensemble à Ventotene ou à Pise ?"

"Les deux options ont leur pour et leur contre... et si possible, moi j'aimerais rester ici, là où mon amour est né..."

Quand, plus tard, ils allèrent à la cuisine où Tanina s'était déjà mise aux fourneaux, elle leur dit de s'asseoir.

"Aldemaro, avez-vous déjà dit à mon neveu que..."

"Oui ma tante." répondit le jeune homme. "Il m'a dit que tu es au courant, que ça te va bien et que tu veux nous aider..."

"C'est vrai." dit-elle en souriant. Elle laissa ses casseroles et vint s'asseoir à côté des amants. "Bien, à mon avis il y a deux problèmes..."

"Seulement deux ? C'est déjà ça..." la coupa Aldemaro.

"Oui, deux seulement. Comment Aldemaro va gagner sa vie et comment rester ensemble sans faire de scandale, d'accord ?"

"D'accord." répondirent-ils à l'unisson.

"Bien, un problème à la fois. L'argent. Le bar-tabac d'Aniello, avec le départ des détenus, rapportera de moins en moins, vous êtes d'accord ?"

"C'est la triste vérité, ma tante."

"Il nous faut donc trouver le moyen qu'il n'en soit pas ainsi. Tu pourrais demander qu'on t'installe le téléphone, puisqu'il n'y en a qu'à la poste. Et puis... je pourrais faire mes liqueurs que tu vendrais. Tu sais, mes amies me demandent souvent si je n'en ferais pas pour elles, elles les aiment... Et je les ferais volontiers."

"Oui, et on pourrait encore avoir d'autres idées pour la boutique..." dit Aldemaro.

"Et puis, votre rente, si modeste qu'elle soit, c'est toujours ça, Aldemaro. Et le loyer que vous me versez... après tout je n'en ai pas vraiment besoin... Tous comptes faits, je pourrais bien vous héberger gracieusement...

"Vous êtes un trésor, Tanina..."

"Je sais !" dit-elle sur le ton de la plaisanterie. "Mais le plus grand problème est... comment faire pour que vous restiez ensemble sans que les mauvaises langues ne se doutent de rien ?"

"C'est exact, c'est là assurément le principal problème..."


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