Mardi 12 - 11 h 30
Je ne sais pas pourquoi, mais mon regard est attiré par la courbe du cou du type qui fait la queue devant moi. Putain qu'elle est sensuelle ! Cette ligne douce qui part de sa nuque et qui disparaît sous sa chemise est vraiment sensuelle... Sensuelle ? Ça peut être sensuel une courbe ? La courbe d'un cou ?
Ben là, c'est évident.
Je laisse mon regard courir de bas en haut sur ce corps viril, un peu plus grand que moi, fin mais pas maigre, les cheveux noirs un peu longs... Ah ! cette courbe... Il doit avoir dans les vingt-cinq ans, à peu près... comme moi. Va savoir si la courbe de mon cou peut sembler sensuelle à quelqu'un ?
Je ne me sens absolument pas sensuel... j'en ai pas le temps !
"Pardon, jeune homme, j'ai juste ceci à payer, vous me laissez passer ?"
Je me tourne : elle fait une tête de moins que moi, grassouillette, un regard qui voudrait bien capter ma bienveillance mais qui me semble plutôt fourbe... Mais bof, après tout je perdrai pas cinq minutes.
"Je vous en prie, madame."
"Merci. Trop aimable !"
Ouais, bien possible... Elle touche le type devant moi dans le dos et répète sa demande. Il se tourne, alors je le vois de profil. Non, j'avais faux, il doit avoir la trentaine. Beau profil, un peu à la française, c'est à dire le nez un peu retroussé...
"La caissière fait passer mes affaires..." répond-il l'air un peu sec. Il se retourne et il l'ignore.
La pouffe se tourne vers moi et murmure d'un ton âcre : "Tout le monde ne peut pas être aussi gentil que vous..."
"Si la caissière a commencé à passer ses affaires..." dis-je en essayant de lui faire comprendre.
Elle hausse les épaules et me lance un regard noir parce que je ne lui ai pas donné raison.
Le type se tourne vers la caissière.
"Rien que ça aujourd'hui, Gian ?" lui demande-t-elle.
Il sourit, charmeur... : "Oui Doris, le grand ravito, pour moi, c'est le vendredi..."
"Ah oui, c'est vrai. Alors... ça fait vingt six euro seize."
Il paie, compte ses pièces. Belles mains... Il sourit... Je crois qu'elle le déshabille du regard. Et comment lui donner tort ?
La vieille passe, puis moi avec mes affaires. Trois pleins cabas. Je paie comme d'habitude à la carte bleue. Je remarque que la caissière a une alliance... Tiens, est-ce que ce "Gian" portait une alliance ? Je crois pas l'avoir vue, mais peut-être simplement ne l'ai-je pas remarquée.
Je sors du supermarché, je traverse le boulevard, sans aller jusqu'au passage piéton : pas question, il est trop loin et je suis chargé. J'attends que les autos passent dans un sens, puis dans l'autre. Elles foncent comme des folles, loin du 50 km/h. Arrivé sur le trottoir d'en face, je pose les sacs et je me dégourdis les mains et les regarde : le plastique y a laissé des profondes marques rouges...
J'arrive enfin à la maison. À peine entré...
"C'est toi, Mario ?" tonne la voix de mon père.
Et qui d'autre veux-tu que ce soit ?
"Oui, papa..."
"Tu as mis combien de temps à faire les courses ?" crie-t-il énervé depuis le séjour où il est vautré à lire le journal.
Je regarde ma montre : quarante cinq minutes... tu crois quoi ?
En posant les sacs à la cuisine je réponds : "J'ai fait aussi vite que j'ai pu..."
"Ta mère a besoin d'aller au cabinet ! Tu veux qu'elle pisse au lit ?"
Mais quel con ! Il pouvait pas bouger son cul et l'y accompagner lui ? Je lâche tout et je cours dans la chambre de maman.
"Oh... Mario..." elle a son habituel air triste. "Heureusement que tu es arrivé... j'ai mal au ventre à force de me retenir..."
Je ne dis rien. Je soulève la couverture, je l'aide à se lever et à sortir du lit et je l'accompagne au cabinet. Elle remonte sa chemise de nuit et s'assied sur la cuvette. Je sors. J'attends qu'elle m'appelle.
"Mario ! De l'eau !" hurle mon père.
Oh le con ! Je te mettrais du feu, pas de l'eau. Je cours à la cuisine, je prends "son" verre, j'y verse "son" eau gazeuse et je le lui apporte au séjour. Il boit bruyamment, il rote. Je rapporte le verre à la cuisine.
"Mario ! J'ai fini !" appelle ma mère.
Je cours au cabinet, je l'aide à se lever et je jette un œil à la cuvette : elle a tiré la chasse, c'est propre. C'est déjà ça ! Je la raccompagne à sa chambre, je l'aide à se recoucher et j'arrange les oreillers, je la borde. Je retourne à la cuisine et je range les courses. Je regarde ma montre.
Je me concentre, putain qu'est-ce que je vais préparer à grailler pour les vieux ?
Sens de culpabilité : c'est pas gentil de les appeler les vieux, après tout papa n'a que soixante six ans et maman soixante quatre... même s'ils ont l'air d'octogénaires, maman à cause de sa maladie et papa de sa paresse absolue.
"J'ai travaillé toute ma vie !" dit-il, "Maintenant c'est ton tour... après tout je t'entretiens, non ?"
Entretenu ! Si au moins il me payait comme une immigrée, même au noir, plutôt que de m'entretenir ! Et je ne peux même pas les gruger sur la monnaie, puisque je paie tout à la carte de crédit. Mais putain, il n'y a pas un syndicat des cadets ? Au moins le repos dominical, les jours fériés... NON !
Et moi qui rêvais de devenir sociologue... mais j'ai dû arrêter la fac : d'abord la maladie de maman, puis la mort de ma belle sœur Giulia, et mon frère Daniel qui travaille à l'étranger, alors je dois servir de mère et de père à ses trois trésors... Et mon père qui ne bouge pas son cul de son fauteuil ! Merde, merde et remerde !
L'eau bout... les pâtes... Voila... Il vaut mieux que je mette le compte minute parce que, si elles cuisent trop qui c'est qui va entendre sa majesté monsieur mon père... ! Il faudrait peut-être laver les serviettes, non ? Elles ont encore l'air propres... qu'elles aillent se faire foutre les serviettes.
Je soupire.
Tout est prêt. J'égoutte vite les pâtes... plat principal au chaud, salade dans le saladier. Fruits dans la corbeille... cafetière prête... Je vais faire sortir maman du lit et je la porte à la cuisine. Pendant tout le trajet elle m'énumère ses douleurs et ce qui ne va pas. La même liste qu'hier...
Ouah ! Papa est déjà à table ! Il arrange les couverts : je ne les avais pas mis bien parallèles. S'il me fait une remarque, je... Maman assise, je sers les pâtes, je mélange la sauce et je tends les assiettes. D'abord papa, puis maman, puis moi.
"Je n'ai pas vraiment faim..." se lamente maman, mais elle se met à manger. Lentement... comme si c'était un grand effort.
Je parie qu'elle finira tout et même qu'elle saucera avec du pain, comme toujours... Contrairement à papa qui dit que c'est du petit jeu de pauvres. Maman le laisse dire, elle s'en fout et elle sauce quand même. Et moi aussi, au diable les prétentions de papa.
Je retire les assiettes et je sers le plat, d'abord papa, puis maman puis moi : l'étiquette est rigide.
"Tu n'as pas mis de pignon dans les boulettes !" m'accuse papa.
"Il n'y en a pas dans cette recette, Luciano..." dit maman d'un ton de lamentation.
"Giulia cuisinait mieux !" dit papa, "Et elle en mettait des pignons."
Mais fais-la donc ressusciter, alors ! je pense, mais je la ferme. Papa idolâtrait Giulia, maman, par contre, ne pouvait pas l'encadrer. Pas vraiment chien et chat, mais presque. Mais ils n'habitaient pas avec nous, alors les assaut se diluaient dans le temps...
J'épluche une poire pour maman, je la coupe en morceaux et je la mets sur une assiette. Papa comme d'habitude prend une banane. Avant de prendre un fruit, je mets le café sur le gaz.
Café. Sucrette pour maman, sucre de canne pour papa. Moi je le prends sans sucre, je préfère... Avant de débarrasser et de faire la vaisselle j'emmène maman au lit.
"N'importe comment il ne fallait pas de pignons" me murmure-t-elle. "Il ne comprend rien, Luciano, pas même en cuisine."
Je regarde ma montre : presque une heure et demie. Je reviens à la cuisine, je débarrasse, je fais la vaisselle, j'essuie et je range tout à sa place, je balaye, je ramasse les miettes et les jette à la poubelle. Je me trompe et je jette dans la poubelle des déchets inorganiques... Au diable ! avec le tri sélectif on a quatre poubelles !
Je m'assieds, je passe la main dans mes cheveux et je me dis que, si je continue comme ça, je serai vite chauve et j'aurai l'air plus vieux que mes parents. On sonne à la porte. Oh, merde, j'avais oublié le plombier !
Il entre drapé d'un bleu qui paraît sortir du pressing et être de marque ! Oui, il fait si professionnel. Le portable à la ceinture dans un étui en cuir. Suivi d'un apprenti, enfin un garçon avec deux caisses à outils. Beau gosse, le garçon. Quand je serai grand je serai plombier et j'aurai un apprenti comme lui. Je l'emmène aux toilettes de service où se trouve le cumulus. Il le démonte. Grand nettoyage en vue.
Le plombier donne des ordres au page : on dirait un chirurgien en salle d'opération, il a même les gants en latex ! Il fait non de la tête.
Sa sentence : "La résistance est en très mauvais état. Dangereux ! Il faut changer le cumulus"
"On ne peut pas changer juste la résistance ?"
"Ce type là ne se fait plus."
Ben tiens !
"Ça va coûter combien ?"
"Entre mille et deux mille cinq cents euro, selon le modèle, plus la mains d'œuvre, on s'entend."
Putain de merde ! Joyeux Noël !
"Alors ?" me demande le plombier.
"Vous devez en parler à mon père... ces décisions c'est lui." dis-je.
Je l'emmène au séjour pendant que le page remonte le cumulus. Je retourne à la salle de bain pour en profiter : il est vraiment top... mes rêves se déchaînent... lui aussi est en bleu dernière mode, l'air à peine repassé tant il est parfait. Non... finalement je préfère le voir sans... et me le faire...
Il termine. Il ferme sa boîte à outils. Il me regarde avec sérieux. Aurait-il compris sa place dans mes fantasmes ? Et quand bien même... que sais-je de lui, après tout ?
On va au séjour. Papa serre la main de monsieur le plombier. Je les raccompagne à la porte.
"Encore deux mille cinq cents euro qui partent !" bougonne papa à peine sont-ils dehors.
Putain, il a choisi le plus cher... Et il se plaint. Mais avec la retraite dorée qu'on lui verse, il se plaint de quoi ? Et moi, je fais quoi quand il ne sera plus là ? le boueux municipal, j'en ai peur. Tu crois qu'il y pense, lui ? J'ai dû arrêter mes études parce qu'il ne voulait pas d'étrangers chez lui. Du coup je suis là comme domestique, infirmière, baby-sitter et bouc émissaire de la mauvaise humeur de papa. Putain, ils devraient me payer quatre salaires !
Quand je lui ai demandé ce que je ferais quand je serai seul, il m'a répondu : "Je te laisse riche, tu vivras de tes rentes !"
Putain. À part que je n'ai aucune idée de ce qu'il a en banque. Et en plus il vérifie toujours attentivement son relevé de compte pour voir ce que je dépense...
Où ai-je laissé l'aspirateur ? Il devrait être là, dans le cagibi, non ? J'ai dû arrêter mes études... et faire une croix sur ma vie sexuelle, bordel ! Recommencer à me pogner en cachette comme quand j'étais adolescent !
Et ça fait trois ans que je vis cette vie de merde ! Ça durera combien ? D'autre part je ne peux pas laisser tomber tout et tous... Je fais comment ? Ah, le voilà. Mais pourquoi donc l'ai-je mis dans la chambre de papa ? Elle est déjà faite !
"Mario..."
"Oui maman ?" je réponds en allant vite dans sa chambre.
"C'est pas l'heure de mon médicament ?"
Je regarde ma montre. "Non, maman. Encore cinquante minutes."
"Le temps ne passe jamais... Pourquoi il ne téléphone pas, Daniel ?"
"Il a appelé hier, maman."
"Avec ce qu'il gagne, il pourrait bien appeler tous les jours, non ? Au moins pour savoir comment je vais, non ?"
Oui, pour s'entendre raconter toujours les mêmes choses. D'après moi il appelle encore trop souvent. Mais cette charogne, comme papa, il dit que ce n'est pas la peine qu'on prenne une femme de ménage tant que je suis là... Et puis, les enfants ont de l'affection pour moi... Oui, les enfants ! Pour eux je viens après le dernier de leurs jouets, y compris les cassés. Laura donne des coups d'encensoir à son grand-père, Roberto à sa grand-mère et Silvietta casse les pieds à tout le monde.
Je veux un hooooomme !
Bon, Mario, on se calme...
Je n'ai pas mis de croix au calendrier la dernière fois que j'ai baisé, simplement parce que je ne savais pas que ce serait la dernière... Mais je crois bien que ça fait deux ans et sept mois. Oui, c'était en Février, il faisait un froid de canard dans ce trou qu'il appelait mansarde. Mais j'avais aimé, cette baise. Agostino... Va savoir ce qu'il est devenu ? Avec qui il baise maintenant ? C'était l'ex de mon ex... Oui, il baisait vraiment bien...
Putain, ça y est, je bande. Je suis vraiment maso de penser à ces trucs.
16 heures 30
Bordel, j'allais oublier d'aller prendre Laura et Roberto à l'école ! Qui c'est qui va entendre la maîtresse, hein ? Au pas de course...
Merde, et le feu au rouge... mais j'arriverai peut-être à temps...
Et m'y voici. J'arrête la voiture en double file, mais sans passer de vitesse, comme ça si quelqu'un doit la déplacer... Je souris à l'instit... les deux champions en voiture.
"Laura, vérifie que Robert a bien mis sa ceinture de sécurité."
"Je sais."
Sûr que tu le sais, mais c'est ma responsabilité, mademoiselle ! Je dois ressortir, après, prendre Silvia, mais je peux y aller à pied. Alors vaut mieux que je rentre la voiture au garage. On va dans la maison. Je vérifie ma montre. À la cuisine... un verre d'eau... les pilules...
"Maman, ton médicament..."
"Il est déjà cinq heures ?"
"Pétantes."
"Que fait ton père ?"
Ils disent toujours ton père, ta mère, la seule communication entre eux est par personne interposée : moi. À table ils s'amusent à se contredire, et c'est tout. Et puis depuis que maman est alitée, de toute façon c'est chambres à part.
"Que veux-tu qu'il fasse..."
"Il regarde la télé !" d'un ton dégoûté.
"Eèèh !"
"Il a toujours été égoïste."
C'est vrai, mais quel rapport maintenant ? Ah, parce qu'il n'est pas là avec elle... Mais qu'y ferait-il ? Vous contredire l'un l'autre plus qu'à table ? Et puis maman, c'est toi qui l'a mal élevé, qui l'as toujours laissé faire. Avant la servante c'était toi... et maintenant c'est moi. Bonne pioche !
"Tu as besoin de quelque chose, maman ?"
"Et de quoi donc ?"
Tu ne peux pas dire simplement "Non" ? Je ne prétends pas à un "Non, merci"... Enfin, elle ne va pas bien, alors je l'excuse. Mon père... Bah, laissons tomber. Mais le petit page du plombier était vraiment beau garçon. Non, pas vraiment beau-beau, mais charmant. Il doit avoir vingt deux ans, au plus vingt quatre.
Merde ! Au pas de course à la maternelle, chercher Silvia. Par chance, c'est à côté. À deux pas, à pieds.
"Oh, monsieur Passadore ! Je croyais que vous ne viendriez plus !"
Sympa, la maîtresse ! Après tout je n'ai que cinq minutes de retard. Je ne le lui dis pas, sinon c'est reparti pour l'habituelle discussion odieuse. Petit sourire de règle. Je prends Silvia par la main et on rentre à la maison.
"Tu me prends pas dans tes bras ?"
"Non, Silvia. Marche, ça te fait du bien."
"Tu es toujours en retard, dit la Mary."
Va te faire foutre, Mary...
"J'ai vraiment besoin de prendre une douche !" dit ma nièce d'un ton tragique.
"Oui, Silvia, plus tard vous vous laverez tous les trois... comme d'habitude."
Deux mille cinq cents euro pour le nouveau cumulus ! Plus la main d'œuvre. J'espère que ce sera le petit page qui viendra l'installer... Et puis, peut-être que pour vérifier s'il marche bien on prendra une douche ensemble... Et voila, à la maison. Silvia court, en hurlant, dans sa chambre.
Laura joue au piano... Quelle merveille : des gammes pendant des heures. On ne pourrait pas l'inscrire à la danse, plutôt qu'au piano ? Et papa qui se pâme derrière : oh, comme elle est douée ma petite Lauretta... Si moi je l'appelle Lauretta, elle se fout en boule, mais le grand-père, pas de problème.
Il faut que je repasse. Ouf ! Le cendrillon ! Si au moins il venait un prince charmant pour moi aussi... mais si je ne vais pas au bal à minuit pour perdre une chaussure... et ça marche avec du 45 ?
C'est difficile de bien repasser, sans faux plis, les coutures faites en courbe. Une belle courbe, le cou de ce Gian... sensuelle, oui. Voila, s'il avait été vêtu en prince charmant... Je me te le déshabillerais à minuit, moi... Non, avant, parce qu'à minuit je dois m'enfuir et perdre une chaussure...
Stop ! Arrête ces couillonneries.
Ça doit être la vie que je mène qui me rend parano. Et Laura et ses gammes de piano. Oh, comme je les comprends les femmes au foyer ! Je deviens féministe.
Roberto, assis sur le tapis, la boîte avec les images de footballeurs entre les jambes, me regarde à travers les verres épais de ses lunettes qui lui font de grands yeux comme dans un manga japonais.
"Tu as fait quoi aujourd'hui à l'école ?"
"Rien."
"Mais comment ça, si longtemps à l'école et tu n'as rien fait ? Moi, à l'école, je faisais plein de choses..."
"Ah."
"Quelle maîtresse te plait le plus ?"
"Toutes."
Loquace, comme d'habitude.
"Quand tu m'achètes les nouvelles images ?"
"Demain, si j'ai le temps."
"Demain matin ? Quand tu vas acheter le journal de grand-père ?"
"Oui. Demain matin. Mais je te les donnerai quand tu rentres de l'école."
"Et pourquoi ?"
"Parce que tu sais que tu ne dois pas les emporter à l'école, et le matin il faut qu'on fasse vite."
"Et pourquoi ?"
Je déteste ça. Le voila qui recommence avec ses pourquoi ! Et on dit qu'il ne faut pas leur répondre : parce que c'est comme ça !
"Parce que sinon il faudrait que je te réveille une heure plus tôt et tu as besoin de dormir plus tard."
Par chance il ne me demande plus pourquoi.
"Tu aimes repasser, tonton ?"
Eèèèh ! Un vrai plaisir...
"Il faut le faire alors je le fais, Roberto... Tu n'as pas de devoirs à faire ?"
"Je les ai déjà faits, à l'école."
"Tu en avais beaucoup ?"
"Au fait... Marco a un sac à dos plus beau que moi."
"Il y aura toujours quelqu'un pour avoir quelque chose de plus beau que toi. Et puis c'est toi qui l'as choisi, non ?"
"Parce que je n'avais pas encore vu celui de Marco..."
"Mais le tien est beau."
"Mais c'est pas celui d'Erri Potter !"
"Non, d'accord, mais le tien, Dragonball, est très beau, non ? Il est plein de couleurs, et..."
"Mais celui d'Erri Potter est plus mieux que le mien !"
Voix off, de Laura, je sais pas comment elle a pu entendre avec son piano : "On dit mieux, idiot !"
Roberto ne comprend pas que ça lui était destiné et je préfère lui ficher la paix. Solidarité masculine ? Solidarité virile ! Il se remet à vérifier ses images de footballeurs. Je continue à repasser.
D'après moi Daniel a fait exprès de prendre le parti de papa et me faire couper les vivres pour que j'arrête mes études... Il est le seul à la maison à savoir que je suis gay. Tu es gay ? Alors reste à la maison et fais la femme au foyer ! Il ne l'a sans doute pas dit mais... je jurerais que dans sa tête c'est ce qui s'est passé.
Oh, fini ! Je range tout et... quelle heure est-il? Juste le temps de faire prendre leur bain aux trois petits anges. Laura d'abord, au moins ça arrêtera le piano un moment.
Puis Silvia, sous la douche. Depuis un an Roberto ne veut plus se doucher avec sa petite sœur, alors... Et enfin, Roberto. Je prends ma douche avec lui, au moins on gagne du temps.
"Pourquoi tu l'as si grosse, tonton ?"
"Parce que je suis plus grand que toi. Tu crois peut-être que tout grandit sauf la quéquette, hein ?"
Il rigole à l'idée. Non, en fait c'est autre chose qui le fait rire...
"On dit bite, tonton, pas quéquette !"
Cultivé, le chérubin.
"Non, Roberto, ça s'appelle un pénis. Bite est un mot peu élégant. Un gros mot."
"Pénis ? Mais tu en es sûr ? Mes copains, à l'école, ils disent bite."
Une chance qu'il ne soit qu'en CP ! En avance, ces garçons.
"Ça a plein de noms, certains beaux, d'autres grossiers..." je lui explique.
"Et pourquoi le nez n'a pas autant de noms ?"
"Je ne sais pas. Mais la figure, par exemple, tu peux dire visage, tête,..."
"Et c'est quoi les gros mots pour la tête ?"
Amateur de culture...
"La tronche, la gueule..."
"C'est plus pire tronche ou gueule ?"
"Gueule."
Il me regarde songeur. Qu'est-ce qu'il peut me préparer... Et de fait...
"Je te casse la gueule, tronche de bite !" déclare-t-il satisfait.
"Ça... il vaut mieux ne pas dire ça, c'est très vulgaire."
"Mais... je te casse la tête, visage de quéquette... c'est plus mieux ?"
Je n'arrive pas à ne pas rire et Roberto rit avec moi.
On s'essuie, on s'habille et on sort. Laura est au salon et fait ses devoirs. Et Silvia ? Personne dans la chambre des filles... oh-mon-dieu-où-se-cache-t-elle ? Un hurlement de Tarzan à la cuisine ! Je cours voir. Elle est debout sur une chaise devant les étagères suspendues ouvert...
"Silvia, descends !"
"Où tu as mis le Nutella ?" me crie-t-elle, très fâchée.
"Plus haut, petite voleuse ! Descends !"
"Mais j'ai faim, moi !"
"On va bientôt dîner."
"Mais moi j'ai faaaaaim !" hurle-t-elle.
"Mange une pomme."
"J'ai pas envie."
"Si tu as faim, une pomme c'est bien. Mais si tu es gourmande..."
Elle ne me laisse pas terminer, elle descend de sa chaise et me regarde avec des yeux meurtriers.
"Je te déteste, monstre !" et elle essaie de me donner un coup de pied.
"Tu te fatigues pour rien." Je réponds, je ferme l'étagère et je range la chaise.
Elle court au séjour.
"Pépéééé ! Tonton Mario me laisse mourir de faaaaim !"
Voix off :
"Oh, Mario, allez, fais plaisir à Silvietta, non ?"
Bouge ton cul et occupe-toi d'elle... Je fais mine de n'avoir pas entendu. Laura détourne l'attention de papa.
"Pépé... mais toi tu l'as fait, la guerre ?"
"Non, je suis né pendant la guerre."
"Et c'était comment de naître pendant la guerre ? Tu avais peur des bombes ?"
"Non, trésor."
"Parce que tu es courageux, hein, pépé ?"
Je me mets aux fourneaux. Puis je regarde ma montre : c'est l'heure du médicament de maman. Verre... pilule... aller... retour...
Dîner prêt. Tous à table. Silvia massacre le plat, comme toujours, mais au moins elle a arrêté de tout jeter sur la table. Elle vole quelque chose dans l'assiette de Roberto.
"Essaie encore et je te casse la tête, visage de quéquette !" dit-il d'une voix base et torve.
Mais voyez ça... Au moins il a été poli, après tout.
Débarrasser, la vaisselle, pendant que papa regarde la télé au séjour avec mes trois neveux sur les genoux.
21 heures 00
Je mets Silvia au lit. Pleurnicheries habituelles pendant que je la déshabille et lui mets son pyjama... j'ai pas sommeil, je veux pas dormir... non... et heureusement, elle s'endort.
Au tour de Roberto. Il se déshabille tout seul, se met sous les couvertures et se les remonte sous le menton. Il me regarde en ricanant.
"Qu'est-ce qui te fait rire ?" je lui demande.
"Quand je te regarde sans mes lunettes tu as l'air d'un fantôme..."
"Je te fais peur ?"
"Noon... un gentil fantôme... un peu bête..."
Ah, merci. Pas de bisou de bonne nuit, il ne veut plus. J'éteins.
Je dis à Laura d'aller se coucher et de ne pas réveiller sa sœur.
"Je sais !" répond-elle.
Va te faire voir, bêcheuse. Comme si tu ne la réveillais pas un soir sur trois !
À la cuisine préparer le petit déjeuner pour demain. Puis dernier médicament de maman. Je dois la réveiller pour le lui donner. Je n'aime pas, mais... Voix off de papa qui annonce qu'il se couche, parce qu'il n'y a que des couillonnades à la télé... Il faudra que je lui dise de dire des 'boursonnades', quand Roberto est réveillé...
23 heures 30
Enfin, au lit. Rideau. Applaudissements !