Vendredi 6 - 10 heures 30
J'ai emmené, comme toujours, les trois petits à l'école et à la maternelle, je suis rentré à la maison nettoyer un peu, puis j'ai bien contrôlé mon aspect dans le miroir et je suis sorti.
Hier soir, en me couchant, j'ai mis presque trois quart d'heure à choisir ce que je devais mettre ce matin. Je n'arrivais pas à me décider. J'avais posé sur le lit deux choix. Je n'ai rien de vraiment beau... d'assez beau... Après beaucoup d'hésitations, j'ai fini par prendre ma décision.
Et maintenant, enfin, me voila qui traverse le boulevard vers le supermarché, vers mon rendez-vous avec Gian. Ces derniers vendredi aussi j'allais à un rendez-vous, mais il était unilatéral. Cette fois, par contre, lui aussi s'attend à me rencontrer. Je n'ai fait que penser à cet instant, à l'attendre, ces derniers jours. Je me sens exalté, excité mais aussi un peu nerveux.
Je continue à me demander si Gian attend de moi une simple amitié ou si au contraire il éprouve aussi un désir physique et, dans ce cas, s'il a envie juste de s'amuser ou d'établir quelque chose de plus sérieux avec moi.
Et moi ? Qu'est-ce que je voudrais de Gian, avec Gian ?
Je m'aperçois éprouver de la timidité, de l'espoir, un désir de réciprocité, un sentiment d'impuissance, la peur du refus et l'impression qu'à ce stade mes sentiments sont irrationnels, mais je me dis aussi qu'ils sont involontaires, pas planifiés et incontrôlables. Un grand bordel, en somme. Un agréable bordel.
Je voudrais quoi, de Gian ?
Qu'il me dise : "Je t'aime, je ne peux pas vivre sans toi !"
Un beau rêve...
Et je me demande : "Mais moi... je l'aime ?"
Bah... trop tôt, non ?
J'éprouve quoi pour lui, alors ?
Du désir... de la sensualité... de la concupiscence aussi... et alors, tout cela n'est peut-être pas signe précurseur de l'amour ?
Voila, j'entre et je sonde immédiatement l'intérieur du regard, en me demandant s'il est déjà là ou s'il doit encore arriver. Je sens mon cœur qui bat fort. Je sens tous mes muscles tendus...
Détends-toi, Mario... détends-toi... Si tu es aussi tendu, tu lui feras mauvaise impression, tu auras l'air empoté.
Je prends un caddie et je m'engouffre entre les rayons, les parcourant de haut en bas en le cherchant du regard, sans me soucier de ce que je dois acheter.
Un petit coup sur mon épaule me fait sursauter. Je tourne la tête : c'est lui !
"Salut !" me dit-il d'une voix chaude et grave, les yeux brillants et avec un large sourire.
"Salut..." je murmure presque, et je me perds dans ses yeux.
Je me tourne complètement. On est face à face maintenant, les épaules parallèles, nos visages séparés de moins d'un pas. On reste immobiles quelques secondes, les yeux dans les yeux.
"Tout va bien ?" il me demande.
Je me mets un peu de côté, vers la droite, il fait de même dans un mouvement presque synchrone au mien, dans la même direction, comme pour ne pas me laisser fuir. Mais je n'ai aucune envie de fuite, bien au contraire...
Je ressens la forte impulsion de le prendre dans mes bras, là, au milieu des ménagères qui tournent pour remplir leurs caddies. Evidemment je ne peux pas, mais...
Je m'avance un peu vers la droite et il fait de même, et ainsi on reste de front. C'est comme une danse inconsciente, bien que légère et lente, rythmée non par la musique de fond, mais peut-être par une musique intérieure.
Puis la synchronisation de nos mouvements s'arrête, il prend son propre caddie, encore vide (il est donc venu me chercher avant de commencer ses courses) et il se met à côté de moi.
"Tu as beaucoup d'achats à faire ?"
"Un peu..." je lui réponds.
"Alors... faisons vite, pour qu'il nous reste un peu de temps pour nous..."
Un peu de temps pour nous... pour nous... Comme ces mots sonnent bien... pour nous... Chez lui, c'est à dire... seuls, lui et moi...
On commence à remplir nos caddies et nos regards examinent un peu les produits sur les étagères et s'attardent un peu sur l'autre... et je ne peux pas m'empêcher de remarquer à nouveau ce qui m'a attiré en premier chez lui : la courbe de son cou, si sensuelle.
Je voudrais l'embrasser, ce beau cou, le mordiller, le lécher, le sucer et y laisser ainsi la trace de mon passage... de ma possession.
Je vérifie d'un coup d'œil rapide entre mes jambes... on peut remarquer que je suis excité et... ça m'est égal, au contraire...
"J'aime comment tu es habillé aujourd'hui..." me dit-il à mi voix.
Le fait qu'il l'ait murmuré donne un sens, un goût spécial à ces mots et... et je suis content qu'il l'ait remarqué... et je me sens rougir... et je souris, timidement mais heureux.
C'est pour toi... je voudrais lui dire. Mais je n'en ai pas le courage.
"C'est pour moi ?" il me demande, toujours à mi-voix.
Je le regarde stupéfait : il lit dans mes pensées ? Je fais oui de la tête et cette fois je suis certain d'être tout rouge.
Il me fait un grand sourire et un petit signe de la tête en approbation, comme pour me dire qu'il en était sûr.
Mon dieu, comme je me sens tendu... j'essaie de ne pas le laisser voir... Facile à dire. Je dois rompre cette tension...
"Je dois prendre des pâtes complètes... tu sais... pour Silvia... comme tu m'as dit... l'autre jour ils n'en avaient pas...
"Comment va notre souriceau ?" me demande-t-il avec un petit sourire.
"Mieux... Bien, je dirais."
"Et comment ça se fait que tu te prennes soin d'eux? J'ai regardé le fichier... ils sont trois, non ? Et il est écrit que leur mère est morte..."
"Oui, et mon frère travaille à l'étranger, alors..."
"Alors c'est toi qui fais leur père... et leur mère."
"Oui. Et je dois aussi l'être pour mon père qui, depuis qu'il est à la retraite ne fait plus rien de rien, et pour ma mère qui ne quitte presque plus son lit... je suis homme au foyer à temps plein..."
"Pauvre Mario... ça ne doit pas être une vie facile. Mais vous n'arrivez pas à prendre une bonne, une baby-sitter ? C'est vrai que c'est cher..."
"Ce n'est pas un problème d'argent. Mon père ne veut pas entendre raison. Des sous il en a, à la pelle. J'ai dû arrêter mes études..."
"Mais c'est injuste..." murmure-t-il, "C'est pour ça que j'ai lu dans tes yeux de la fatigue, si ce n'était pas de la tristesse..."
Je le regarde étonné. Il me sourit. Il y a une douce chaleur dans ce sourire. Je hausse les épaules.
"Depuis quand ?"
"Deux ans... presque trois." je réponds.
On est côte à côte. Il lève une main de la barre de son caddie et la pose une seconde sur la mienne, sur la barre de mon caddie, mais il la retire vite. Je sens comme une secousse électrique secouer de haut en bas toute mon épine dorsale et je me sens rougir de nouveau.
"Bien, moi j'ai tout ce qu'il me faut. Et toi ?" me demande-t-il.
"Il me faut encore du détartrant pour la baignoire et les toilettes, puis j'aurai tout moi aussi."
"C'est par là..." dit Gian.
On va à la caisse. Il n'y a devant nous qu'un maçon avec une collection de bières. Je fais passer Gian devant moi... comme ça je peux regarder la séduisante courbe de son cou...
Quand passent mes affaires, il m'aide à remplir un des sachets. Nous sortons.
"Alors tu viens chez moi, d'accord ?" me demande-t-il à la porte.
Je fais oui. Je regarde ma montre.
"Tu as combien de temps ?" me demande-t-il pendant qu'on s'éloigne.
"Une petite heure. Au maximum. Plutôt moins."
À mesure qu'on avance, en silence, vers chez lui, je me sens presque trembler et j'ai l'impression que mon cerveau n'arrive plus à garder de l'ordre dans mes pensées : tout s'embrouille...
On monte en ascenseur. Il me regarde. Il sourit. Dieu ce qu'il me paraît beau ! Trop beau. Ou c'est mes rêves qui l'habillent de beauté ? Non, il "est" beau !
Il ouvre la porte de chez lui, me fait entrer, il me suit et il referme. Je regarde autour. Un couloir large, lumineux, étrangement dépouillé.
"Je ne me suis pas encore bien installé." Il m'explique et j'ai encore l'impression qu'il lit dans mes pensées. "Pose tes sachets à côté de la porte et viens, je te montre l'appartement... Même s'il n'y a pas encore grand chose à voir. Je n'ai apporté du village que le minimum indispensable. Je meublerai petit à petit."
Il m'emmène à la cuisine : elle est grande, il n'y a que quelques vieux meubles mais l'électroménager est du dernier cri, il y a même un plan de cuisson vitrocéramique noir avec les zones de cuisson délimitées en gris clair. Il pose ses sachets sur la table.
"Viens..." je le suis. "Là c'est le séjour..."
Là encore, peu de meubles, vieux, sauf une grande bibliothèque gris perle, à vitres, au mur est accroché un écran plat de télé, plasma, je crois, et les cinq enceintes du home theater. On ne voit pas les fils de connexion.
Puis il me fait voir le bureau, puis à la salle de bain, toute neuve avec une cabine de douche vitrée, très grande, en quart de cylindre, appuyée sur deux mur. Très belle.
Puis une chambre avec encore quelque vieilles armoires. "Là ça sera la chambre d'amis..." il m'explique.
La salle de bain de service, jolie, puis... sa chambre à coucher. Je la regarde en extase.
Elle est grande, carré. Au quatre coins des armoires d'angle, si bien qu'elle semble octogonale, et un lit matrimonial appuyé contre une de ces armoires, laissant deux portes coulissantes à droite et à gauche : ça doit être un dressing... Et des plantes vertes au bord des deux fenêtres, avec des rideaux du plafond au plancher de légers tissus blancs tendus, pas crêpé, semi-transparents.
"C'est magnifique !" je murmure.
"C'est un ami architecte qui l'a conçue pour moi..." me dit-il avec un sourire. Puis, d'une voix plus basse, il me dit : "Je n'ai encore jamais emmené personne, ici..."
Je frémis. Je m'appuie au montant et je laisse de nouveau mon regard errer dans cette chambre de rêve.
"C'est magnifique !" je murmure à nouveau.
Il vient devant moi, presque dans la position où on était à un moment au supermarché, mais il n'y a plus qu'un empan entre nous. Il me regarde dans les yeux et je vois du feu dans les siens.
Prends-moi dans tes bras... embrasse-moi... je pense. Emmène-moi sur ton lit... fais de moi ce que tu veux...
Il fait un pas en arrière. Pourquoi ? Mais son sourire est toujours chaud, lumineux.
"Sortons, allons au séjours, même s'il n'est pas encore beau."
Je le suis, un peu déçu. Il me fait asseoir sur le petit divan. Je suis nerveux, anxieux...
"Je peux t'offrir quelque chose ? Un verre de liqueur ?"
"Mais... le ventre vide..." j'objecte, hésitant.
"Juste un peu, comme apéritif... Ma sœur prépare plusieurs liqueurs chez elle et elle m'en offre. Elle est très douée. Elle pourrait même en faire commerce. Aujourd'hui tu vas goûter sa liqueur au brou de noix. Juste une goutte, d'accord ?" dit-il et il se lève.
Il ouvre un bar, choisit une bouteille, prend deux petits verres et les remplit à moitié. Il revient vers le divan, me tend un verre et s'assied à côté de moi. Il tape doucement son verre contre le mien.
"À notre amitié..." murmure-t-il.
Pendant qu'on les sirote, nos yeux ne se quittent pas. Pourquoi il ne m'embrasse pas ? Peut-être qu'il n'y pense même pas... C'est moi qui n'arrive à penser à rien d'autre.
"À quoi tu penses ?" il me demande.
Je rougis, comme s'il m'avait pris en faute. Je m'aperçois que je retiens mon souffle, alors je respire à fond.
"À toi... À nous..." je lui avoue enfin.
"Je suis content que tu sois là... qu'on se soit rencontrés... connus."
"Oui..."
Putain, j'aurais dû dire : moi aussi... je suis très content... je voudrais... et il ne me sort que ce stupide "oui".
"Et j'espère qu'entre nous puisse naître... quelque chose de spécial." ajoute-t-il en me regardant droit dans les yeux et je sens son regard me descendre dessus, m'envahir, me faire sien...
"Pourquoi... moi ?" je lui demande. Mon dieu, quelle question stupide, bête, absurde, idiote...
"Parce que... à peine je t'ai vu... j'ai senti que tu étais quelqu'un de spécial... Et je n'ai fait que penser à toi..."
"À moi ?" je demande dans un murmure, stupéfait, ravi, incrédule, heureux, tremblant...
"À toi, oui. Et je sens que pour toi aussi... il en est de même. Je me trompe ?"
"Non... tu ne te trompes pas."
Il m'enlève le verre de la main et le pose avec le sien sur la table basse en verre.
Oh mon dieu... maintenant embrasse-moi... embrasse-moi ... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi ... Je me sens en feu, j'ai l'impression de trembler. Je tremble vraiment...
Il se tourne vers moi, il tend les mains et... il prend ma main entre les siennes, dans une sorte de caresse. Il me regarde dans les yeux... mais il ne m'embrasse pas. Peut-être qu'il est loin d'y penser. Peut-être qu'il ne m'offre que son amitié, qu'il n'est pas gay... peut-être...
Des hauts et des bas, pire que les montagnes russes.
"Pourquoi tu trembles ?" il me demande dans un murmure doux.
"Je... je ne sais pas..." je balbutie.
"Vraiment ?"
Et je lui réponds quoi ? Non, je le sais très bien... je veux que tu m'embrasses, je veux que tu m'emmènes dans ta chambre, dans ton lit... je veux...
"Alors ?" insiste Gian avec un sourire chaleureux.
Il me tient toujours la main entre les siennes. Je la bouge... J'entrelace mes doigts dans les siens et je serre. Il serre lui aussi.
"Tu... tu ne m'embrasses pas ?" je lui demande enfin, la voix étranglée au point que je me demande s'il comprend la question.
J'espère qu'il n'a pas compris... J'espère qu'il a compris... J'espère qu'il ne va pas se mettre à rire... J'espère que...
"Si je t'embrassais, Mario... je ne m'arrêterais pas à ça... tu le comprends ?"
Je fais oui de la tête, incapable d'articuler un mot.
"Et tu ne crois pas que... qu'il vaut mieux... ne pas précipiter les choses ? Tu ne crois pas qu'on devrait se donner le temps de comprendre si vraiment... comme je l'espère... je suis la bonne personne pour toi et toi pour moi ?"
"La... bonne... personne..." je répète dans un murmure.
"Je ne veux pas... profiter de toi..."
Bon dieu... et pourquoi pas ? Mais je comprends qu'il a raison et que c'est beau ce qu'il me dit... Pourtant je serais prêt... prêt à tout... Mais je l'aime, ou bien... Je me sens captif de Gian, complètement entre ses mains. Captif, conquis... Je veux devenir sien et être sien... Pourquoi ne veut-il pas "précipiter" les choses, "profiter" de moi ?
Il n'est pas sûr de moi... Ben, bien sûr, au fond on ne se connaît pas encore... moi non plus je ne le connais pas, pourtant je ferais quoi que ce soit qu'il me demande... Et le voila qui me demande d'aller lentement...
Soudain je me demande quelle heure il est et la panique m'envahit. Je libère ma main et je regarde ma montre.
"Tu dois déjà partir ?" me demande Gian.
J'acquiesce : "Ça vaut mieux... Mon père... Ma mère... il faut que je prépare le déjeuner... que je donne ses médicaments à maman..." je me justifie, puis je trouve la force de clarifier : "Je voudrais rester encore, encore ici... avec toi... Je voudrais, vraiment, mais... mais je ne peux pas, malheureusement..."
"On aura le temps..."
"Pas trop... pas assez. Il faut que je coure toute la journée avec... avec cinq personnes à charge..."
"Mais tu n'as jamais un peu de temps pour toi-même ?"
"Non... Oh, Gian... Gian... Gian..."
C'est une invocation, l'appel au secours de quelqu'un qui se sent suffoquer, mourir... et qui, maintenant surtout, ne veut pas !
"Tu ne peux pas vivre comme ça... ce n'est pas juste..." murmure-t-il. "Et pas seulement pour moi, pour nous, mais pour toi !"
Pour moi... pour nous... Pour moi, pour nous... je n'arrive à penser à rien d'autre. Je le regarde et je veux savoir, je dois savoir...
"Mais tu... vraiment tu veux... tu veux que nous deux..."
"Je ne pense à rien d'autre depuis quelques jours. Je crois qu'avec toi je serais bien comme je ne l'ai jamais été avec personne."
"Mais je suis prisonnier, moi... Qu'est-ce que je peux faire ?"
"Libère-toi... Pour toi-même et, peut-être, aussi pour moi."
"Tu... as envie de moi ? Tu me veux ?" je lui demande, quasi incrédule, mais plein d'espoir.
Il sourit, il confirme. "Et toi ?" demande-t-il dans un murmure.
"Oui..." je dis dans un soupir. "Mais tu vois... je dois partir et... et il en sera toujours ainsi... toujours ainsi..."
"Ce n'est pas dit..."
"Et comment... qu'est-ce que je peux faire ?"
"On en reparlera, Mario. Mais si on en vient à être sûr l'un de l'autre, on fera quelque chose... ensemble."
"Ensemble..."
Mon Dieu, comme elles sonnent bien ces trois syllabes...
Il faut que je rentre. On se quitte à la porte. Je descends et je pars à pas rapides. En chemin je me dis qu'il ne m'a pas embrassé, il ne m'a même pas embrassé. J'aurais peut-être dû le faire moi... Il a envie de moi et il ne m'a même pas embrassé... "Si je t'embrassais, Mario, je ne m'arrêterais pas à ça..." il m'a dit. Mais qui voudrait s'arrêter à ça ?
J'arrive à la maison.
"Mais qu'est ce que tu as mis longtemps, aujourd'hui !" m'assaille papa depuis le séjour.
"Je me suis perdu dans la jungle !" je lui réponds, énervé.
"Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu te crois drôle ? Tu as fait quoi, tout ce temps ?"
"C'est mes oignons !" je dis en me tournant pour le regarder, puisqu'il est à la porte de la cuisine.
"Il est midi cinq et ta mère doit prendre ses médicaments, non ?" m'accuse-t-il.
"Et bien donne-les lui toi ! Il est temps que tu fasses quelque chose, bordel ! Des mains, tu en as, des jambes aussi, et tu ne manques pas de temps ! Veux-tu te décider à faire quelque chose d'utile ? Veux-tu arrêter d'être si... si... égoïste ?"
"J'ai travaillé toute ma vie, pour vous !"
"Oh, putain, alors maintenant tu n'arrives même plus à te torcher le cul tout seul !" je crie. "Les médicaments sont là, l'eau est là et le verre est là ! Porte ses médicaments à maman et arrête de me casser les couilles !"
Il me regarde, incrédule.
"Je suis ton père..." il commence en haussant la voix.
"Ce n'est pas moi qui te l'ai demandé. Et tu es son mari ! Occupe-toi un peu d'elle, bordel !"
"Ce n'est pas en disant bordel..."
"Bon, alors... merde ! Tu préfères ? Dorénavant, c'est toi qui apportes ses médicaments à maman, c'est clair ? Sept heures et demie, midi, dix-neuf heures trente et vingt trois heures ! C'est clair ? Et apprends à bouger ton cul et arrête de donner des ordres !"
On crie tous les deux. La voix de maman, faible, un gémissement, arrive jusqu'à la cuisine.
"Mario... Luciano... que se passe-t-il ?"
"Va voir ce qu'elle veut et porte-lui ses médicaments !" je lui ordonne avec un regard sauvage.
Il reste immobile à me regarder, incrédule. La révolte des gladiateurs. Mais je n'aurai pas la fin de Spartacus ! Il ne bouge pas.
J'aboie de nouveau, très en colère : "Va voir ce qu'elle veut et apporte-lui ses médicaments !"
Il bouge, il prend le verre, le remplit, prend la boîte de pilules. Puis il me demande : "Lesquelles et combien ?"
Je prends un bloc, j'écris les horaires, le nom des médicaments et les quantités. Je prends une punaise et je l'accroche au montant de la porte. "Tout est là. Tu sais lire, non ?"
"Mais qu'est-ce qui te prend, aujourd'hui ?" il demande, mais il va regarder la feuille et il prend les pastilles qu'il faut.
"Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Dorénavant !" je crie, en abattant violemment ma main sur le plan de la table.
Je m'assied pour reprendre mon souffle. Pour me calmer. Papa sort de la cuisine.
Je me lève, je range les courses et je commence à préparer le repas. Du coin de l'œil je le vois passer devant la porte de la cuisine pour aller au séjour. Je me tourne.
"Et demain matin, si tu veux ton journal, tu iras te l'acheter toi-même !" je lui crie.
Il s'arrête, se tourne : "Mais il faudrait que je m'habille... il fait froid et..."
"C'est ton problème : si tu veux ton journal, tu te débrouilles."
"Mais Mario... de toute façon il faut que tu accompagnes les petits à l'école et..."
"Si tu veux ton maudit journal, tu te débrouilles." Je le coupe, sans broncher.
Il secoue la tête et il va au séjour.
Oh putain ! J'aurais dû faire ça tout de suite, il y a trois ans. Je suis si nerveux que mes mains tremblent.
"Après tout, moi je t'entretiens !" crie papa du séjour, d'un ton fâché.
Je viens me montrer à la porte du séjour : "Tu veux que je passe cette porte et que j'aille faire ma vie ? Tu te débrouilles pour t'occuper des petits, de maman, et faire le ménage de toute la maison ? Tu n'as qu'un mot à dire, je m'en vais sur le champ."
"Et où diable irais-tu, sans métier ni argent ?" il me défie.
"C'est mon problème, ne t'en fais pas. Ah, tu m'entretiens ? Je me marre ! Tu ne me verses aucun salaire, tu ne cotises pas pour ma retraite, tu ne me donnes même pas les week-ends ou les jours fériés, et si je veux m'acheter quelque chose, il faut que je te demande la charité !"
"Mais tu es mon fils, quel rapport avec tout ça ?"
"Non, tu ne m'as pas traité en fils, mais en esclave, mais là j'en ai plein le cul, je craque, c'est fini !"
Putain, je ne sais pas où j'ai trouvé le courage de me rebeller comme ça, enfin. Oui, j'aurais dû le faire bien plus tôt.
"Tu deviens fou dans ta tête..." commence papa.
Je sors en claquant la porte du séjour de toutes mes forces et je retourne à la cuisine. Du calme, Mario, du calme....
Je me remets aux fourneaux, puis je m'arrête. Je prends mon portable et j'envoie un message à Gian...
"Siège de la Bastille en place. Espère ne pas devoir recourir à guillotine. Mario."
J'envoie. Je me remets aux fourneaux. Quelques minutes et mon téléphone couine.
"Allô !"
"Mario ? Tu vas bien ?"
"Non, Gian... j'ai envoyé mon père se faire voir, enfin."
"Parce que je t'ai fait rentrer tard ?"
"Non, parce que j'avais un retard de trois ans ! Et parce que... parce que je veux... trouver du temps pour toi... pour nous."