ON NE S'EST JAMAIS DIT "JE T'AIME" |
CHAPITRE 3 L'embauche |
"Tu sais tirer, non ?" demanda l'intendant à Libero. Le grand garçon eut une brève expression surprise, mais il acquiesça d'un signe de la tête et dit : "J'étais plutôt bon pendant la guerre, j'étais un tireur d'élite." "Mais tu m'as dit que tu faisais le mineur..." "Nous avions aussi souvent des fusillades avec les Autrichiens. Et je plaçais certainement de bons coups. Mais qu'est-ce que ça a à voir cela avec le travail ?" "Si je te prends comme garde-chasse, tu auras également à tirer sur les braconniers, s'ils entrent dans le domaine." "Les tuer ?" demanda Libero, cette fois évidemment surpris. "Si tu es bon, il suffit que tu leur mettes une balle dans la jambe. Mais s'il arrivait... pourquoi pas ? Ils n'ont qu'à ne pas entrer dans le domaine." Libero secoua lentement la tête, puis dit : "Ce ne serait pas assez... les effrayer en faisant siffler quelques balles près d'eux ?" "Si ça suffit, tant mieux. Si tu es vraiment habile, tant mieux. L'important est qu'ils n'essayent pas une deuxième fois. Si tu en assommes un, assure-toi qu'il n'essaye jamais plus, de toute façon." "Je ne veux pas tuer des gens. Ce ne sont certainement pas des ennemis, eux." "Oh si, qu'ils le sont. Toute personne qui ne respecte pas les biens d'autrui est un ennemi. Il n'est pas nécessaire que tu les tues, de toute façon, si tu sais les effrayer assez. Comme je t'ai dit, ton devoir, si je te donne le travail, c'est de contrôler le territoire du domaine, contrôler que le gibier soit abondant et qu'il ne coure pas de danger, ne prenne pas de maladies, vérifier que le mur d'enceinte soit intact, signaler s'il est nécessaire de nettoyer le sous-bois pour qu'il n'y ait aucun risque d'incendie en été, couper un arbre ou en planter de nouveaux, mettre la nourriture pour les animaux en hiver, quand il y a trop de neige, et garder les braconniers bien éloignés." "Vous avez dit que nous serons deux ?" "Deux gardes-chasse là-haut à la tour sarrasine, et deux jardiniers en bas au pavillon de chasse, mais ceux-ci doivent seulement s'occuper du jardin et du pavillon, donc l'ensemble du domaine sera votre travail, pour le surveiller." "Vous avez déjà choisi l'autre ?" "Non. Je veux d'abord vous examiner tous les sept. Ensuite, je déciderai qui prendre. Bon, maintenant va attendre dans la rue avec les autres, et fais entrer un autre. Bientôt je vous donnerai une réponse." Libero quitta la pièce de l'intendant et fit signe au dernier arrivé d'entrer. Il sortit dans la rue. Les trois premiers discutaient en chuchotant sur un côté de la rue, sur l'autre côté il vit Alfredo qui était en train de jouer à nouveau avec les cinq cailloux. Il l'approcha. L'autre cessa de jouer et leva le regard vers lui. "Alors ? Comment ça s'est-il passé ?" lui demanda-t-il. "À toi aussi il a demandé si tu sais tirer ?" "Oui. Je lui ai dit que je m'en sors, vu que j'ai fait la guerre... et que je l'ai gagné !" répondit Alfredo avec un petit sourire, le taquinant avec bienveillance. Libero s'accroupit à côté de lui, en silence. "T'as toujours envie de fumer ?" lui demanda Alfredo. "Un peu... " "Pendant que j'attendais, je suis descendu en acheter une. Tiens. Je te l'offre." dit-il en lui tendant le sachet avec la réclame des lames de rasoir où le buraliste lui avait mis la cigarette. "Merci, tu es gentil." "Bah, c'est juste une cigarette... Tu as les allumettes ?" "Oui." Libero alluma la cigarette, il en tira une bouchée, puis il fit sortir presque voluptueusement, lentement la fumée de ses narines, entrouvrant les yeux. Alfredo pensa qu'il aurait aimé l'embrasser... et lui faire encore plus... beaucoup plus. Il se sentit frémir en proie à une légère excitation, de nouveau. Bien que le lourd pardessus militaire en cachait complètement les formes, il imagina qu'il devait avoir un beau corps. Au-delà d'un beau visage, il avait aussi de belles mains, avec des longs doigts fuselés. Il imagina le plaisir qu'il aurait senti si l'autre les lui aurait passé sur le corps, dans une caresse intime et luxurieuse. Il recommença à jouer avec les cinq cailloux. Libero le regardait en silence. Lorsque Alfredo fit une erreur, il ramassa les cailloux et les tendit à Libero : "Veux-tu essayer aussi ?" "Je ne l'ai jamais joué." répondit-il. "À quoi est-ce que tu jouais, alors, pour passer le temps ?" "Quand j'étais un gamin, au bat-mur." "Avec les monnaies ?" "Oui, avec les pièces de cuivre d'un centième." "Elles sont petites et légères, c'est plus difficile à y jouer." dit Alfredo. "C'est vrai. Mais certainement j'étais assez bon." "À ton avis, il nous embauche ?" "Quatre des sept, a dit l'intendant." "Tu préférerais faire le gardien à la tour ou le jardinier dans la villa ?" lui demanda Alfredo. "L'un ou l'autre." "Trois lires par jour, ce n'est pas mal..." observa Alfredo. "Eh, oui." "Et donc, tu as envie de te marier..." "Tous doivent se marier, non?" "À part les prêtres." lui fait remarquer Alfredo avec un sourire. "Eh, oui." "Et après cette maudite guerre, il y a plus de filles que de garçons... On pourrait aussi bien choisir." "Ma famille a décidé." "Quel est son nom ?" demanda Alfredo. "Cecilia". "Elle te plaît ?" "Une bonne fille, certainement, pas de lubies." "Tu lui as déjà fait l'amour ?" "Mais allez !" "Et... avec des autres ? Avec une pute ?" "Non." "Alors tu es encore... vierge." dit Alfredo avec un petit sourire. "Mh mh." Libero hocha la tête et haussa les épaules. "À moins que... peut-être avec quelque camarade..." insinua l'autre. Le jeune homme de nouveau haussa les épaules et ne dit rien. "Ne me dis pas qu'entre amis vous n'avez jamais fait rien." insista Alfredo. "On ne parle certainement pas de ces choses." coupa court Libero. "Et pourquoi pas, entre garçons ? Entre amis, nous on en parlait, et comment, qu'on en parlait !" "Nous ne sommes pas amis, toi et moi." "Non, c'est vrai, pas encore. Mais nous pourrions le devenir. Ne crois tu pas ?" "On verra." "S'ils nous prennent tous les deux, et s'ils nous mettent ensemble..." insista Alfredo. "On verra." répéta l'autre. Le dernier des garçons sortit du «beau palais». Puis l'intendant vint à la porte lisant sur un feuillet, il appela : "Bellucci Francesco, Norzi Libero, Milani Alfredo et Spadavecchia Donato. Vous venez. Les autres peuvent partir." Les quatre suivirent l'intendant dans le «beau palais», dans sa pièce. Les trois autres s'en allèrent, tout penauds. L'homme s'assit et commença : "Norzi et Milani, gardes-chasse, là-haut à la tour sarrasine. Bellucci et Spadavecchia, jardiniers, dans le pavillon de chasse. Rentrez chez vous, prenez ce qui peut vous servir et revenez ici demain matin. Vitale, le vieux garde-chasse vous fera monter et vous montrera où vous resterez, il vous expliquera en détail ce que vous avez à faire et il restera pendant quelques jours là-haut avec vous." "Qu'est-ce que nous devons apporter avec nous ?" intervint Alfredo. "Un change d'habits, si vous l'avez, et une couverture lourde. Rien d'autre. Les provisions, nous vous les donnerons nous, et vous les apporterez là-haut avec deux ânes que vous garderez un au pavillon et l'autre à la tour." "Et les fusils ?" demanda encore Alfredo. "Fusils et munitions vous les trouverez là-haut au domaine. D'autres questions ?" "Le salaire quand vous nous le donnerez ?" "Chaque semaine, l'un d'entre vous, à son tour viendra en bas pour les provisions, et alors il recevra aussi le salaire pour tous, quatre-vingt-quatre lires à répartir entre vous quatre." "Les provisions, nous devons les payer nous, ou vous les achalandées ?" demanda l'un des deux nouveaux jardiniers. "Nous vous fournissons le nécessaire : pain, huile, pâtes, viande, charbon et l'huile pour les lampes... en plus du fourrage pour les ânes et de la nourriture pour les chiens, bien sûr. Tout le reste, si vous le voulez, vous devez l'acheter au magasin en bas. Vin, cigarettes, ou autre, seront à vos frais." Après quelques autres questions et réponses, les quatre nouvellement embauchés serrèrent la main à l'intendant, pour sceller le contrat, et ils sortirent. "T'as vu, toi et moi on nous a mis ensemble. Je l'espérais. Ces autres ne m'inspirent pas de confiance." dit gaiement Alfredo, quand ils étaient dans la rue. "Et qu'est-ce que t'en sais sur eux... ou sur moi ?" "T'as des bons yeux, donc tu me plais." Libero lui lança un regard de côté, mais ne répondit pas. Quand ils atteignirent le carrefour où ils devaient se séparer, ils se saluèrent. "À demain, alors, Libero." "À demain, Alfredo." "Les amis et les gens à la maison m'ont toujours appelé Fredo..." "Nous ne sommes pas encore amis." "Et arrête avec ce refrain ! Si nous devons travailler ensemble... ou tu m'appelles Fredo ou je ne te réponds pas !" "À demain... Fredo." dit alors Libero, à voix basse, comme à contrecœur. "Et toi... les amis t'appellent Libero ou comment ?" "Lino..." admit l'autre. "Ah, les initiales de Libero et Norzi?" "Peut-être, je ne sais pas. J'ai toujours été appelé Lino par tous, à l'exception de mon père." "Il s'appelait Libero, ton grand-père ?" "Non." "Et alors, où ils ont trouvé ce nom tes parents ?" "Mon père est un socialiste, depuis 1882." "Ah, et alors ?" "Moi Libero, ma sœur Lotta." [n.d.t. Libre et Lutte] "Oh la pauvre fille! Et comme ils l'appellent ?" "Carla. Elle dit que Lotta, comme l'appelle papa, c'est juste le diminutif pour Carlotta..." Alfredo ricana, amusé à l'idée. Il fit un signe de salut au camarade et chacun prit la route de sa maison. Ils se rencontrèrent à nouveau le lendemain matin, devant le «beau palais», chacun avec son paquet sur l'épaule. Il y avait aussi les deux jardiniers et bientôt arriva un vieil homme qui se présenta comme Vitale : c'était le vieux garde-chasse. Pendant qu'ils grimpaient au domaine, le vieil homme commença à expliquer : "Ceux qui avaient pris ma place, les ont tous tués au front, les pauvres. Heureux vous qui êtes de retour vivants et entiers. Ce n'est pas un travail difficile, en particulier pour les deux qui resteront au pavillon de chasse. Quand les maîtres et leurs amis arrivent pour une battue, les serviteurs viennent avant pour nettoyer tout et préparer pour les messieurs. Vous deux qui serez à la tour sarrasine serez plus isolés... et vous devez arpenter le domaine presque toute la journée. Au soir, vous serez fatigués. Mais vous êtes encore jeunes. " "Nous devons vraiment tirer aux braconniers ?" demanda Alfredo. "Bien sûr. Tout d'abord en l'air, puis près d'eux, puis aux jambes et s'ils ne se sauvent pas... leur tirer dessus." "Et ainsi nous allons en prison." commenta Alfredo. "Il n'a jamais été nécessaire de leur tirer dessus, ils se sont toujours sauvés avant." dit Vitale. "Mais si nécessaire, vous avez à le faire. On vous paye pour cela." "Trois lires par jour pour tirer sur des chrétiens ?" insista Alfredo. "Et peut-être finir en prison ?" "Pourquoi, au front, ils te payaient combien ?" "Rien." "Justement." coupa court Vitale. Quand, ayant laissés les deux autres au pavillon de chasse, le vieil homme monta avec eux et l'âne là-haut, avec les premières provisions à la tour sarrasine, le long de la route il leur expliqua : "Au cours de cette maudite guerre j'étais seul à essayer de faire quelque chose ici, mais je suis vieux maintenant et vous trouverez tout cela un peu... en désordre. Vous devez travailler dur pour remettre tout en ordre, pour donner un coup de balai, si vous voulez vivre là décemment. Et nous aurons bientôt la neige, alors vous devez tourner à répandre le foin pour les animaux. Les braconniers ne viennent pas en hiver, d'habitude." "Je n'aime pas l'idée de tirer sur les braconniers..." déclara Alfredo, fronçant les sourcils. "Ça n'arrivera presque jamais..." dit le vieil homme. "Une seule fois, c'est déjà trop." insista Alfredo. "Tu avais seulement à ne pas prendre ce travail. Combien en as-tu tués pendant la guerre ? Un de plus, un de moins..." "Mais ceux-là étaient des ennemis, et on tirait dans le tas." Contra obstinément Alfredo. "Et si je ne leur tirais pas dessus, nos officiers nous tiraient dessus. Guerre de merde." Libero se taisait, en guidant l'âne chargé de leurs paquets et des provisions. Alfredo reprit : "Vous, avez vous jamais tiré sur les braconniers ?" "Bien sûr. Mais il suffisait de leur tirer à côté pour les faire fuir. Je n'ai jamais tué un d'eux, et même pas envoyé à l'hôpital, de toute façon. Plus tu fais tes tours avec le fusil sur l'épaule, plus tu montres que tu es là et alerte et moins ils viendront. Oh, voilà, la tour sarrasine, votre palais !" dit le vieil homme avec une certaine ironie. La tour sarrasine était une construction en ruine, très ancienne, faite avec des pierres bien taillées et des murailles à sec. À l'origine elle se composait d'un donjon rond, dont il ne restait que la base et une partie du premier étage, relié à deux tourelles qui contrôlaient l'entrée, maintenant mutilées, de sorte que le rez-de-chaussée formait un grand triangle dont les sommets correspondaient aux trois tours, et étaient arrondis. L'âne attaché dans la cour intérieure et les provisions déchargées, ils ont visité le complexe avec le vieux Vitale. Le rez-de-chaussée, le seul encore solidement construit, était composé d'une grande chambre circulaire précédée d'une cour carrée où il y avait un puits, et sur laquelle s'ouvraient des portes. De l'entrée, à travers un couloir longé par deux niches, on accédait à la cour. Il y avait deux passages à gauche et deux à droite; en face il y avait l'accès au grand donjon, à la grande salle circulaire qui serait leur demeure. Entre les deux portes de gauche, encastré dans la muraille, il y avait le puits. Une porte conduisait à la tourelle de gauche, utilisée comme cuisine, avec un grand foyer, et l'autre à un dépôt, une petite pièce circulaire sans porte, intégrée dans l'épaisseur de la massive muraille. Les deux passages sur le mur de droite menaient à l'autre tourelle avec une solide porte en bois, qui servait de garde-manger, et l'autre sur un escalier en pierre taillé dans la muraille, portant sur ce qui était maintenant le toit du complexe : une esplanade de pierres bien connectées, avec la ruine du premier étage du donjon et de décombres des deux tourelles. Mousse, fougères, arbustes et plantes sauvages se dressaient ici et là entre les fentes des grosses pierres. La grande salle du donjon avait trois grandes niches irrégulières à télescope, chacune avec une petite fenêtre qui donnait vers l'extérieur, une juste devant l'entrée, les deux autres à droite et à gauche, dans chacune desquelles il y avait un grand lit en bois qui semblait coupé à la hachette, sans sommier, mais avec une planche sur laquelle était un vieux matelas rempli de bractées de maïs. Tout cela donnait une impression de désolation, d'abandon. "Bien, les gars, je redescends au pavillon de chasse. Si vous avez besoin de moi, descendez. J'y reste pendant trois ou quatre jours. Bon travail." dit le vieux Vitale et, sans attendre de réponse, entrouvrant la lourde porte d'entrée, il disparut redescendant dans la vallée d'un pas très rapide pour son âge.
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