ON NE S'EST JAMAIS DIT
"JE T'AIME"
CHAPITRE 24
La guerre civile et les massacres

Alfredo était dans l'étude du comte et ils étaient en train de discuter sur le rationnement de l'essence. La radio, que le comte avait pris l'habitude de tenir allumée la plupart de la journée, diffusait ses programmes en arrière-plan.

"Je suis parvenu à obtenir un bon approvisionnement des bidons d'essence au marché noir. Ça va me coûter presque plus que l'or, mais c'est bien que nous en ayons assez pour parer à chaque éventualité. Quand ils me diront combien ils pourront m'en vendre et où il faudra aller la prendre, tu prendras la Fiat, tu enlèveras les sièges arrière et tu iras les chercher." lui dit le comte.

"Très bien, monsieur le comte."

"Je crois que le moment de notre fuite est en train d'approcher. Le roi et le gouvernement ont fui au sud, ils ont quitté Rome... Les rats fuient quand le navire coule. Et nous ne serons sûrement pas des rats plus courageux que notre roi..."

"C'est vrai que les troupes alliées remontent vers le nord ?"

"Oui, quand je réussis à capter Radio Londres, ce sont les nouvelles qu'ils nous donnent. En faisant la tare sur les nouvelles officielles de la propagande du parti fasciste diffusée par EIAR, et sur les nouvelles de la propagande des Alliés diffusée par Radio Londres, je dirais vraiment que l'axe est en route."

"Donc, maintenant que Mussolini n'est plus au pouvoir, la fin de la guerre..." commença à dire Alfredo, mais la radio interrompit le programme normal annonçant la lecture d'un discours prononcé par le nouveau chef du gouvernement, le maréchal d'Italie Pietro Badoglio.

"Tais-toi !" dit le comte, se levant et allant augmenter le volume de la radio.

La voix du nouveau chef du gouvernement s'éleva du haut-parleur de la radio.

"Le gouvernement italien, reconnaissant l'impossibilité de continuer une lutte inégale, vu la puissance supérieure de l'adversaire, et afin d'éviter d'ultérieures et encore plus graves malheurs à la Nation, a demandé un armistice au général Eisenhower (qui Badoglio prononça à l'italienne Eïsenover), commandant en chef des forces alliées anglo-américaines."

"Ah, éviter de plus graves malheurs ! Il admet donc que cette guerre..." murmura le comte.

La voix de Badoglio, après une brève pause, il continua : "Cette demande a été acceptée."

Le comte commenta ces mots avec un gloussement narquois.

"Par conséquent," Badoglio continua, "tout acte d'hostilité contre les forces anglo-américaines devra cesser de la part des forces italiennes, en tout lieu."

"Capitulation sans conditions..." murmura le comte.

Le discours Badoglio prit fin : "Néanmoins, elles réagiront aux éventuelles attaques de toute autre provenance."

"C'est à dire contre les Allemands !" dit le comte.

"La guerre est finie !" dit Alfredo, dans un ton de soulagement.

"Finie, cher Alfredo ? Non ! Annoncer l'armistice, avec les Allemands ici en Italie, veut dire que la guerre continue, mais contre les Allemands ! Et que, logiquement et à juste titre, ils nous considérerons des traîtres, et qu'ils seront impitoyables avec nous. Le pire doit encore venir, mon cher Alfredo !"

De la fenêtre de la pièce ouverte sur le jardin, vint le vacarme de la servitude qui était sortie à l'extérieur pour exprimer sa joie, en criant : "La guerre est finie, la guerre est finie !"

"Tu les entends ? Tu les entends, Alfredo ? Ils n'ont rien compris, eux non plus. Avec le même enthousiasme avec lequel ils avaient crié : guerre, guerre, quand Mussolini l'a déclaré depuis le balcon de Palazzo Venezia, maintenant ils crient qu'elle est finie. Maintenant comme alors ils ne comprennent pas qu'il n'y a absolument pas de quoi se réjouir. Aujourd'hui comme alors, ils ne comprennent pas qu'à la tragédie s'ajoute la tragédie."

La prophétie du comte se réalisa. Dans la partie de l'Italie pas encore envahie par les troupes alliées, les Allemands avec les fascistes purs et durs, avaient encore fermement entre les mains le territoire. Là-haut au nord Mussolini, libéré par les Allemands, avait proclamé la «République Sociale Italienne».

Ainsi, dans la partie encore sous le contrôle nazi-fasciste, se formèrent les premiers groupes de partisans, et en plus de la guerre traditionnelle, l'Italie également connut la guerre civile. Les anciens exilés antifascistes sortis de l'Italie dans les années précédentes, retournèrent secrètement pour organiser des groupes de partisans dont les colonnes furent organisées, à peu près divisées en trois idéologies : les partisans communistes, les catholiques et les libéraux qui, pour le moment collaboraient.

Le front se déplaçait lentement du sud au nord, les troupes Alliées semblaient peiner à vaincre la résistance offerte par les troupes Nazies. Les soldats italiens après l'armistice, durent essentiellement choisir de quel côté se ranger, ils furent forcés à contrevenir au sud aux ordres du gouvernement Badoglio, ou à ceux du gouvernement de Mussolini au nord, et soit ils combattaient aux côtés des troupes qui contrôlaient la région où ils étaient, ou ils étaient mis dans des camps de concentration de l'une des parties, ou devaient fuir dans les montagnes et rejoindre les partisans.

Le jour vint où le comte décida qu'il était temps d'essayer d'atteindre la Suisse dans sa Fiat 501, avant qu'il ne soit trop tard. Alfredo décida de ne pas le suivre. Peu de jours passèrent avant que le comte et sa femme durent revenir : ils n'avaient pas réussi à passer.

Une grande partie de la servitude de la villa était partie, qui tout simplement en retournant dans leur pays, qui en rejoignant les partisans, et qui les escadrons fascistes, selon leurs penchants idéologiques. De nombreuses familles furent séparées, parce que ses membres se rangeaient de côtés opposés. La plus grande confusion régnait en Italie, et dans les cœurs et les esprits de nombreux Italiens.

En bref, seuls la cuisinière âgée et Alfredo restèrent à la villa à servir le comte et la comtesse. Le comte semblait conserver sa sérénité olympienne et la sûreté de toujours, la comtesse par contre rôdait autour de la villa maintenant presque déserte, de plus en plus inquiète, effrayée. La seule chose qui fit comprendre à Alfredo combien le comte était agité, était que, depuis plusieurs jours, l'homme ne cherchait plus les services sexuels de son chauffeur.

Alfredo réfléchit que l'homme, quand il sent un danger qui pèse sur lui et que cela devient tangible, a deux réactions opposées, en ce qui concerne le sexe : soit il l'oublie, il le fuit presque, il l'exclut de sa propre vie, soit il s'y agrippe, presque comme le naufragé à une ceinture de sauvetage.

Le comte appela Alfredo : " La cuisinière me dit que le garde-manger est presque vide... mes fidèles serviteurs, en s'échappant, ont fait leurs petits pillages. Tu devrais descendre en ville, avec ton sidecar, et voir d'acheter tout ce que tu peux au marché noir. Je me suis fait dicter la liste des choses les plus importantes par la cuisinière, ici, prends-la. Et voici l'argent nécessaire. Achète tout ce que tu peux..."

"Oui, monsieur le comte."

"Et à ton retour... nous verrons d'organiser la fuite... parce que ou nous y réussissons maintenant... ou nous ne pourrons jamais plus fuir..."

"Moi, monsieur le comte, j'ai décidé de rester. Quand vous et la comtesse serez partis, je retournerai dans mon village..."

"Comme tu crois, Alfredo. Que Dieu nous assiste..." dit l'homme, encore étrangement serein, même à ce moment-là.

Alfredo prit son sidecar et partit pour le pays. Il ne lui était pas clair, si cette partie du pays était encore sous le talon allemand, ou était déjà «libéré» par les troupes alliées, ou était dans les mains des partisans. La situation était très confuse, et puisque dans cette partie du pays il n'y avait aucune route importante, il n'y avait pas de ligne de chemin de fer, ni des usines ou des casernes, elle était apparemment oubliée par tout le monde.

Il réussit à aller au village sans obstacles. Il réussit à entrer en contact avec différents gens qui s'enrichissaient avec le marché noir, et acheter pas mal de provisions, en dépensant une grande partie de la somme importante que le comte lui avait confié.

Après quelques heures, le sidecar chargé, il reprit son chemin pour la villa.

Quand il y arriva, il trouva la grille grande ouverte. Il pensa que c'était très étrange. Il arrêta la moto en face de la porte de la villa, elle aussi grande ouverte. En se chargeant sur les épaules l'un des sacs de provisions, il gravit les marches et entra... et le sac glissa de ses épaules et tomba sur le sol.

Dans le centre de la grande pièce d'entrée, étendue à terre, il y avait la cuisinière, dans une mare de sang. Il s'accroupit à côté du corps sans vie et il comprit qu'elle était morte. Agité, il se leva et regarda autour de lui. Il vit que les portes étaient toutes ouvertes, et que plusieurs meubles étaient renversés, un grand désordre régnait partout. Il rôda pour les salles, partout régnait le même désordre.

Avec son cœur en tumulte, il prit le grand escalier. Lorsque, montée la première rampe, il fit pour monter la seconde, il vit la comtesse étendue de travers sur les marches, la tête en bas et les pieds en haut, sans tenue, dans un bain de sang qui se répandait sur sa robe blanche, marquée par des trous noirs sur la poitrine, où une main exsangue était pressé.

En se faisant force, il monta aussi la deuxième rampe, enjambant le corps de la femme, et entra dans la chambre du comte. Elle était vide, et tout était en désordre ici aussi. Alors il alla dans l'étude du comte et le vit.

Il était assis derrière son bureau, une main sur le comptoir, avec un revolver serré... et le visage presque n'existait plus, écrabouillé par une décharge d'un fusil aux chevrotines, un fusil de chasse qui avait tiré de distance rapprochée.

Alfredo ferma avec force ses yeux et s'appuya au montant de la porte de la chambre, pour ne pas tomber. Le souffle lourd, la tête vide, il resta ainsi, tremblant, pendant plusieurs minutes. Puis, lentement, il rouvrit les yeux et vit qu'avec de la peinture quelqu'un avait tracé quelques mots sur un mur.

"Ainsi crèvvent les porcs fascistes."

À cette absurde excuse accusation, ou peut-être à cette faute d'orthographe, Alfredo éclata en un long rire hystérique. Ses jambes lui cédèrent et il s'agenouilla sur le plancher, secoué par des sanglots. "Ce n'est pas juste, pas juste !" murmura-t-il, en prenant sa tête entre ses mains, replié sur lui-même.

Lentement, il se calma. "Il avait raison... mais il n'a pas pu sauver sa peau... et s'il ne m'avait pas envoyé au pays, j'aurait été tué moi aussi comme du gibier !"

Il se leva debout, chancela et se soutint de nouveau au montant de la porte, se demandant ce qu'il devait faire. Malheureusement, il ne pouvait plus rien faire pour eux... À ce point, il devait penser seulement à lui-même. À lui-même et à Libero... Avec terreur, il se demanda si quelque chose était aussi arrivé à lui.

En se faisant force pour ne pas regarder le corps du comte, il souleva le téléphone pour appeler Libero au bazar, voulant savoir s'il était là... La ligne était morte. Il laissa tomber le récepteur, se retourna et s'apprêta à quitter le studio. Puis il s'arrêta.

Il alla à la bibliothèque, saisit le plateau central et tira, puis le poussa vers la gauche, et la demi colonnette tourna sur elle-même en révélant la cachette. La mallette brune était là, comme il s'y attendait. Il la tira, referma la cachette et sortit de l'étude du comte.

Il alla dans sa chambre, prit une petite valise, il y mit le dossier, puis y mit aussi quelques habits, le cadre avec la photo de Libero avec lui, toutes ses économies et quelques autres effets personnels.

Il descendit le grand escalier, enjambant le corps de la comtesse de nouveau, il sortit de la villa en essayant de ne pas regarder le corps de la cuisinière. Avant de sortir il reprit le sac des provisions qui était tombé au sol sur le seuil... un siècle avant, et il sortit celui-là aussi.

Il répandit toutes les provisions sur les marches de pierre devant la porte de la villa et choisit ce qui pouvait lui servir, en le remettant dans l'un des sacs. Il mit la valise et les sacs dans le sidecar, démarra et quitta la villa.

Quand il fut en campagne ouverte, il s'arrêta sur un côté de la route en appuyant les bras sur le guidon et la tête sur les bras. Il n'était pas encore complètement maître de lui, il s'était rendu compte qu'il conduisait de façon beaucoup trop dangereuse, il devait se calmer. Son corps était secoué par un fort tremblement.

Qui avait pu faire ce massacre ? il se demandait. Un groupe de déséquilibrés... voleurs vulgaires et assassins. Personne ne pouvait haïr le comte, un homme juste et bon... Et la comtesse... et encore moins la pauvre cuisinière. Et l'inscription absurde sur le mur ! Une manière pour revêtir d'un contenu politique un crime horrible.

Le comte n'était certainement pas un fasciste, il ne l'avait jamais été. Tout au plus, il était monarchiste, et même sa foi monarchique avait été ébranlée par la fuite du roi au sud. Quel sens avait tout ce qui était en train de se passer ? Dans cette partie d'Italie qui, malgré la guerre, avait semblé presque une oasis paisible.

Il leva la tête et regarda autour et la beauté de l'endroit lui sembla presque erronée. Le cœur et la tête en tumulte, il essaya de respirer à fond pour reprendre le contrôle de soi-même. Il se rendit compte que, s'il réussissait à sortir indemne de ce cauchemar si inattendu qui était tombé sur lui, il avait seulement trois choix.

Retourner à son pays, chez ses parents âgés... Allez chercher Libero pour décider avec lui quoi faire... Ou essayer de fuir à l'étranger, en Suisse, comme le comte avait prévu, mais n'avait pas pu.

Le choix était assez facile : il n'était pas en bons termes avec ses parents, car il leur avait dit qu'il ne se marierait jamais... Aller en Suisse seul n'avait pas de sens... Donc il ne restait qu'aller chez Libero et voir ce qu'il pouvait faire pour ne pas le perdre au moins lui, parce que tout le reste semblait perdu irrémédiablement.

Mais Libero, accepterait-il jamais de quitter sa famille, ses fils, pour rester avec lui ? Et s'il n'acceptait pas, que pouvait-il faire ? Cherchez un quelconque travail dans le pays de Libero, pour être plus près de lui d'une façon qui n'avait pas été possible jusqu'à ce jour-là ?

Il ne pouvait pas le savoir tant qu'il n'avait pas parlé avec lui. Alors maintenant, il devait essayer d'atteindre le pays de Libero. Tout semblait paisible, à ce moment-là, mais qui sait comment c'était le long du chemin ? Qui sait comment c'était chez Libero ? Il ne pouvait que tenter et espérer que la chance l'aide.

Il démarra de nouveau et retourna sur la route, en conduisant avec plus de prudence qu'avant, et surtout avec une plus grande maîtrise de lui-même, il continua son voyage, se sentant comme un étau aux tempes, comme un poids sur le cœur.


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