ON NE S'EST JAMAIS DIT
"JE T'AIME"
CHAPITRE 1
Une journée triste

La journée était grise, lourde, et parfaitement adaptée à la scène.

Un chariot funèbre, tout noir, transportait un cercueil de bois sombre sur lequel était placée une seule couronne de fleurs rouges. La couronne avait un grand ruban pourpre sur lequel était écrit en lettres d'or «Ton Fredo». Derrière le chariot marchait un homme vêtu d'un costume noir, le chapeau à la main, la tête penchée, le pas lent. A côté de lui un vieux chien galeux suivait son pas, presque au contact avec la jambe droite de l'homme.

Les patrons du chien étaient, en fait, "Fredo", c'est à dire Alfredo Milani, et Libero Norzi, l'homme qui reposait à jamais dans le cercueil.

Les gens s'arrêtaient pour regarder le passage du chariot ; certains se faisaient le signe de la croix. Un petit groupe, deux hommes et deux femmes, chuchotaient dans le coin de la rue.

"Qui est mort ?" demanda l'un d'eux à l'autre, dans un murmure, peut-être respectueux, peut-être superstitieux.

"Le Lino, l'italien, celui des barbiers de Piazza Grande. Celui qui boite un peu."

"Ah, oui... Je ne suis jamais allé chez eux..."

La jeune femme approcha la tête à l'oreille de sa voisine : "Tu sais, ils disent que ces deux là... ils s'entendaient !"

"Ils s'entendaient... comment ? Que veux-tu dire ?" demanda l'autre femme en fronçant les sourcils.

La première fit un geste léger, en mettant les deux index tendus parallèles et les approchant deux ou trois fois.

"Mais allez ! Tu veux dire... qu'ils faisaient... qu'ils étaient..."

"Ils disent. Tu vois, deux hommes toujours seuls, jamais une femme avec eux..."

Un des hommes intervint, toujours doucement : "Mais celui qui est mort était marié, on dit. Marié et séparé. Il semble qu'il a même eu je ne sais pas, trois ou quatre enfants..."

"Et ça signifie quoi, qu'il était marié ? As-tu déjà vu sa femme ?" demanda avec un sourire narquois l'autre homme. "Ils étaient toujours comme cul et chemise l'un avec l'autre... Et jamais une femme avec l'un d'eux..."

"Ne faut pas dire mal des morts !" dit la vieille femme avec une expression sévère. "Parce qu'ils ne peuvent plus se défendre." ajouta-t-elle fermement.

Un des hommes ricana : "Ne pas dire du mal des vivants, parce qu'ils peuvent vous faire payer. Les morts... désormais..."

"Et de toute façon... même s'il y avait ces choses entre eux... ce seraient leurs oignons, pas du tout les nôtres !" répliqua de nouveau la femme plus âgée.

"Et puis, aussi vieux qu'eux, qu'est-ce que tu veux qu'ils pouvaient faire, au lit ?" dit la jeune femme, en secouant la tête, avec un petit sourire malicieux et amusé.

Alfredo, immergé dans sa douleur, ne se doutait pas de ces bavardages ; mais il ne lui aurait pas importé. Tristement, il suivait son Libero pour la dernière fois. Lentement, il tournait le bord de son chapeau entre ses doigts, presque comme s'il récitait son rosaire. Le chien à côté de lui, l'accompagnait, les oreilles et la queue basses.

Une auto provenant de la voie qui venait du boulevard de ceinture, s'arrêta au croisement pour laisser passer le cortège funèbre triste et misérable. Puis la porte s'ouvrit et en descendit un homme dans la vigueur des ans qui, d'un pas rapide, se rapprocha de l'homme qui suivait le cercueil.

Il l'appela "Oncle Fredo !".

"Oh... Alfredino..."

"C'est... papa ?"

Alfredo hocha tristement la tête.

"Mais quand... comment..."

"Il y a trois jours... pendant la nuit... il s'est endormi... et il n'a pas... il ne s'est plus réveillé."

"Mais comment..."

"Le médecin dit que le cœur s'est arrêté. Tout simplement. Trop vieux..."

"Je me gare et je viens." dit le jeune homme.

Peu après, il se plaça de nouveau aux côtés d'Alfredo, en silence.

"Il n'a pas souffert... dit le médecin. Malheureusement, le téléphone est cassé, et on ne l'a pas encore réparé, pour que je t'avertisse... Je t'ai envoyé une lettre..."

"Je vais la trouver quand je rentrerai. Mais plutôt, comment vas-tu, toi, Fredo ?"

L'homme haussa les épaules, sans répondre.

Ils arrivèrent au cimetière.

Lorsque les fossoyeurs descendirent le cercueil dans la fosse déjà préparée, Alfredo se pencha, ramassa une poignée de terre et la jeta sur le cercueil. Un bruit léger comme de la grêle suivit ce geste. Le jeune homme aussi, Alfredino, répéta le geste, et murmura : "Salut, papa. Repose en paix."

Alfredo sentit qu'une larme était en train de lui sillonner une joue. Il la laissa couler en bas, sans l'essuyer. Il regardait les fossoyeurs déblayer la terre pour remplir la fosse. Lorsque le cercueil disparut de la vue, le vieil homme retint à peine un sanglot, et d'une voix étranglée, dit à Alfredino : "Viens, rentrons à la maison. C'est le destin qui t'a fait venir juste à temps pour lui donner un dernier au revoir..."

Ils sortirent du cimetière, le chien entre eux.

"Il n'a pas souffert..." répéta Alfredo dans un murmure, la voix brisée.

"Pas lui..." murmura Alfredino, "Ce sont ceux qui restent qui souffrent."

"Oh... tôt ou tard... il nous touche tous. Bientôt... je vais le rejoindre. "

Alfredino était sur le point de répliquer : "Non...", mais il ne dit rien, il comprenait que cela aurait été banal, inutile. Il serra le coude du vieil homme dans un geste affectueux.

"Tu pense que tu peux rester quelques jours ?" lui demanda Alfredo alors qu'il sortait la clé de maison.

"Une paire de jours... si pour vous... si ça te convient."

"Tu sais que notre maison est ta maison, non ? Papa... il t'aimait beaucoup. Et moi aussi, tu le sais."

"Je le sais."

Ils entrèrent. Alfredo le fit asseoir dans le salon, ouvrit le buffet, en sortit une bouteille de vin, en versa deux verres et en poussa un devant Alfredino. Puis il s'assit lui-même, en poussant bien le bouchon pour fermer la bouteille.

"Et... qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?" lui demanda le jeune homme.

"Ce que je vais faire ? Je vais faire comme avant... autant que je peux faire aller. Que puis-je faire, sinon ? La boutique..."

"Pourquoi ne reviens tu pas en Italie, maintenant ?"

"Et où ? Et pour quoi faire ?"

"Chez moi. Pour faire le grand-père, non ? "

"Mais non... Et puis... ta femme..."

"Je suis sûr qu'elle serait d'accord. Que feras-tu ici tout seul ? Tant qu'il y avait papa, c'était différent, mais maintenant... Tu sais que nous t'aimons, non ?"

"Oui, mais... Je ne sais pas... Je devrais fermer la boutique, vendre tout... Et puis je vous importunerais..."

"Mais non. Tu sais que je l'avais déjà proposé à papa, je lui avais dit de venir tous les deux et de rester avec nous, non ?"

"Je dois y penser... Je ne sais pas..."

"Tu regrettes de le laisser ici ? Nous pouvons demander l'autorisation de le ramener en Italie, au pays..."

"Mais non, qu'est-ce que tu veux que ça l'intéresse ? Et aussi pour moi... désormais... désormais il est parti. Ce n'est pas un tombeau que... ça ne changerait rien. Tout de même..."

"Mais alors, viens, allez ! Vraiment, nous en serions heureux. Même les garçons. Souvent ils demandaient des grands-parents et quand je leur ai dit que je venais ici, ils voulaient venir eux aussi. Seulement, je ne voulais pas leur faire perdre des jours d'école."

"Comment va-t-elle, ta Silvia ? Et tes enfants ?"

"Ils sont bien, tous en bonne santé, forts et gais comme toujours."

"T'as eu de la chance de trouver une femme si belle et forte..."

"Et surtout bonne."

"Oui, et bonne. Tu vois... là sur la commode... il y a votre photo... et celle de tes frères."

"Oui. Aussi celle de maman..."

"Bien sûr. Malgré ce que... malgré tout... Lino l'aimait elle aussi. Il n'aurait pas voulu vous avoir fait souffrir. Il ne se le pardonnait pas, tu sais ?"

"Je sais, Fredo, je sais. Papa était bon. La vie a été injuste envers lui, envers vous. Ce n'est pas sa faute... ni la tienne, de toute façon."

"La mienne oui, peut-être. Je ne sais pas. Si je... si je n'avais pas essayé avec Lino... il aurait peut-être vécu une vie plus... plus normale. Et par conséquent vous aussi."

"Non, Fredo. Si papa était comme ça, de toute façon, tôt ou tard... Si pas avec toi, avec quelqu'un d'autre. Quoi qu'il en soit, il est allé comme ça, ça n'a pas de sens de ressasser le passé. Et puis, mieux avec toi qu'avec qui sait qui. Au moins, vous vous êtes aimés."

"Oui, nous nous sommes aimés... et pourtant... et pourtant nous ne nous le sommes jamais dit : Je t'aime. Il n'y en avait pas besoin... nous nous le montrions à chaque moment. Tu es le seul qui nous a toujours accepté, Alfredino, toi et ta femme, et vos enfants..."

"Maman... dernièrement... il semble qu'elle s'en est fait une raison."

Alfredo souleva le regard, dans une expression étonnée, une question silencieuse dans ses yeux.

Le jeune homme alors reprit : "Oui... Maurizio et Massimo ne sont pas mariés bien... pas mal, mais pas aussi bien que moi, de toute façon. Et ce n'est pas que... ils n'ont pas un vrai respect pour... leurs femmes. Et alors maman, il y a quelque temps, les a grondés assez durement et leur a dit que, au moins, leur père l'avait toujours respectée et bien traitée..."

Alfredo avait une expression surprise. "Elle a dit ainsi ? Vraiment ainsi ?"

"Oui, tout à fait. Au fil des ans, évidemment, maman a réévalué les bonnes choses qu'elle avait eues avec papa. Tu sais, elle n'a jamais parlé mal de papa avec personne, encore moins avec nous, les enfants. Contrairement à nos grands-parents..."

"Tu la vois souvent, ta mère ?"

"Assez... environ une fois par mois, je vais la voir au pays. Elle n'a jamais voulu venir vivre en ville avec nous, elle aime trop son village... et le bazar dont elle s'occupe toujours autant."

"Toute seule ?"

"Non, elle a deux vendeuses qui l'aident. Deux cousines lointaines. Ferme le salon de coiffure, et viens vivre avec nous, Fredo. Allez !"

"Nous verrons... Je ne sais pas... Laisse-moi le temps d'y penser."

"Tu sais que papa... Il ne m'a jamais raconté comment... comment il est arrivé que vous deux... J'aimerais savoir... si ça ne te pèse trop de m'en parler."

Alfredo le regarda de nouveau surpris. "Me peser ? Non... Les belles choses... les bonnes choses, ça ne dérange jamais de les rappeler."

"Tu es... tombé en amour tout de suite, quand vous vous êtes rencontrés ?"

"Non... oh non... en fait, il a fallu du temps avant que je ne comprenne... autant Lino que moi. Non..." dit Alfredo avec un sourire triste, secouant la tête. Puis, d'une voix basse, il ajouta : "Sais-tu que nous ne nous le sommes jamais dit ?"

"Dit, quoi ?"

"On ne s'est jamais dit : Je t'aime !" répéta Alfredo. "Oh, je sais que je l'aimais, je sais qu'il m'a aimé... mais nous ne nous l'avons jamais dit... et maintenant je regrette. Il faudrait le dire, à la personne qu'on aime, le dire clairement. Tu... tu dois le dire à ta femme, à tes enfants, avant d'avoir à regretter de ne pas l'avoir dit... comme maintenant c'est pour moi..."

"Mais sûrement il l'a toujours su, et encore maintenant, il le sait sûrement. Non ?"

"Oui... mais j'aurais dû le lui dire. Mais non, au début... même quand on faisait... on faisait... l'amour... au début, ce n'était pas vraiment l'amour. Nous aimions... c'était... c'était bon, c'était... c'était quelque chose que nous avions besoin de donner et de recevoir... nous avons passé des années avant de réaliser que c'était de l'amour, le nôtre. Pourtant, même quand nous l'avons compris... nous ne nous le sommes pas dit. "

"Tout à l'heure, tu m'as dit que... que c'est toi qui as essayé avec mon père, non ?"

"Oui, tout à fait. Lui, avant moi... il ne l'avait jamais fait avec un homme." dit Alfredo à voix basse. Puis il eut un léger rire : "À vrai dire, même avec une femme il ne l'avait jamais fait, bien qu'il était de cinq ans plus âgé que moi, j'ai été le premier, pour lui."

"Ça te dérange si je te pose des questions... si intimes ?"

"Non, bien sûr que non. Après tout, tu es son fils et... et un peu... un peu... dans un sens... aussi le mien. Il t'a donné mon nom, après tout. Que voulais tu savoir ?"

"Quand tu... quand tu as essayé avec lui... a-t-il accepté tout de suite ? Sans problèmes ?"

"Oui et non. Les problèmes... il en a toujours apporté avec lui. Il est trop sensible... il était trop sensible, mon Lino." se corrigea Alfredo. "La première fois, c'est arrivé d'une manière si ... si naturelle, si simple que... Puis, les problèmes sont arrivés pour lui, plus tard... Mais il avait besoin de moi, comme moi de lui et ainsi... ainsi nous l'avons fait encore, et encore, et encore... Parfois, c'était moi qui commençais, mais de plus en plus souvent, lui aussi.

"Il avait besoin de moi, comme je te l'ai dit, juste comme moi de lui. Eh bien, je veux dire, pas besoin d'un mâle. J'avais besoin de Lino et lui de Fredo, tu vois ? Même si moi, contrairement à lui..."

"Oui, je comprends. Comme moi de Silvia et Silvia de moi. Je crois qu'il n'y a aucune différence."

Alfredo hocha la tête, faisant un léger sourire. Il émit un léger, long soupir tremblant, puis il dit : "Même dans ces derniers temps, tu sais, nous avions besoin l'un de l'autre... Je veux dire... faire aussi l'amour. Bien sûr, ce n'était plus comme quand nous avions vingt ans, mais... mais c'était agréable tout de même. Les années ont passé... Plus de cinquante ans depuis cette première fois, près de cinquante-cinq, et quarante que nous avons vécu ensemble... et pourtant le désir... le plaisir de... de le faire ensemble, il n'est jamais diminué, tu sais ?"

"C'est... c'est très beau, ce que tu me dis, Fredo."

"Oui, c'est vrai. Et ces quarante ans, ici, ensemble, nous te les devons à toi, Alfredino."

"J'ai fait bien peu... Papa n'avait besoin que d'une petite poussée... et je suis heureux de la lui avoir donnée. Mais tôt ou tard, il serait venu loin avec toi, je suis sûr."

"Il se sentait une responsabilité envers vous, encore si petits, si jeunes..."

"Je sais. Il a été un bon père, de toute façon, un père excellent. Il nous a donné beaucoup. Tôt ou tard, aussi Maurizio et Massimo comprendront... au moins, je l'espère."

"Toi, même si tu es plus jeune qu'eux, tu avais compris tout de suite."

"Peu de pères ont été si proches de leurs fils. Il nous a donné énormément, papa. Je ne dis pas seulement les choses, l'argent... mais surtout une grande affection. Et puis, il a toujours eu du temps pour nous, il trouvait toujours le temps pour nous."

"Il vous aimait, tout simplement."

"C'est tout à fait vrai."

"Tu sais, au début... Je veux dire, avant d'essayer avec lui... d'une part il me faisait de la tendresse, et de l'autre... il m'enflammait. Dieu, quel beau garçon il était ! Mais même si il était plus âgé de moi, c'était comme s'il était plus jeune, plus... plus naïf, inexpérimenté, dépourvu d'assurance. Cela aussi m'a attiré chez lui, outre l'aspect physique. Tendresse et désir. Oui, il était dépourvu d'assurance, au moins les premières fois, mais il essayait de le cacher. Seulement après que nous sommes partis ailleurs, que nous sommes venus ici, il a finalement réussi à surmonter son fond d'insécurité."

"Je ne l'ai jamais senti pas sûr de lui... sauf peut-être quand je l'ai convaincu de partir loin avec toi."

"Il savait assez bien le cacher, mais il l'était, je le réalisais. Et il l'était aussi et surtout en ce qui concerne nous deux, notre relation... Tu sais comment c'est aujourd'hui encore, et plus encore dans ces années-là... Ce n'était pas que Lino nie, refuse ce qu'il ressentait, qu'il éprouvait pour moi. Mais je pense qu'il était juste... tu vois... à cause du mépris que, dans nos pays, il y avait pour ceux comme nous... Lino avait refusé la possibilité d'exprimer ce qu'il ressentait. Il avait été élevé pour avoir honte de tout ce qui concerne le sexe... et surtout entre deux hommes. Il a lutté contre ce sentiment de honte, mais il y existait en lui.

"Nous, les hommes, dans notre société, nous avons été formés pour maintenir un contrôle rigoureux de notre comportement en dépit de ce que nous sentons en nous. Un homme ne pleure pas, un homme ne dit pas «Je t'aime», un homme n'exprime pas ses sentiments. Il ne devrait pas. Ce genre de maîtrise de soi est si répandu que l'on se sent obligé de l'avoir. De l'exercer sur soi-même.

"Parfois, il peut aussi être juste, par exemple, lorsque on a envie de casser le nez à un idiot qui nous rend la vie difficile, mais on ne le fait pas. Et c'est aussi le contrôle de soi qui nous empêche de sauter sur toute personne qui nous excite et baiser dans la rue comme des chiens. Mais parfois, comme dans le cas de ton papa, de mon Lino, trop d'autocontrôle peut nous voler les plus belles expériences de vie.

"Lui et moi... nous n'avons jamais pu aller bras dessus bras dessous dans la rue, nous donner un baiser quand nous en avions envie, s'il y avait quelqu'un d'autre dans les alentours. Et alors, à cause de la maîtrise de soi, on peut ressentir de l'insécurité, car d'une part, il y a nos sentiments, surtout quand on se sent dans l'amour, mais d'un autre, il y a le danger, la possibilité d'une expérience traumatisante. Donc, d'une part, il y a la maîtrise de soi, l'insécurité, la peur... et le désir de fuir, dans un endroit idéal où tout le monde peut être soi-même. Un endroit qui n'existe pas... sauf dans le secret de sa propre chambre."

"Vous en avez souffert..."

"Oh, moi beaucoup moins. J'ai une peau épaisse. Mais Lino oui, il en a souffert. Une souffrance qu'il acceptait, qu'il cachait, mais qui était là. Pas qu'il ne fût pas serein. On s'habitue aussi à la souffrance et on arrive à la supporter et à avoir assez de tranquillité d'esprit. Mais c'est un peu comme pour le fait qu'il était boiteux : certains jours il n'y pensait pas, je dirais qu'on ne le remarquait presque pas, mais parfois... parfois en face d'un obstacle, il le réalisait encore une fois. Mais dans l'ensemble, ton papa était serein."

"Grâce à toi..."

"Grâce à notre amour. Même si on s'est jamais dit : Je t'aime !"

"Vous-vous l'êtes démontré par les faits, et cela vaut plus que les mots."

"Et pourtant... et pourtant même les mots sont importants."

"Vous-vous êtes connus au front, toi et papa, non ?"

Alfred secoua la tête en souriant. "Non... c'était un mensonge que ton père avait dit à la maison pour... pour justifier que nous nous connaissions et nos rencontres, sous prétexte des rassemblements des anciens combattants... et... Non, on s'était connus dans l'immédiat après-guerre. Nous étions tous les deux à la recherche d'un travail et nous l'avons trouvé ensemble par hasard. Le même travail, le même jour."

Alfredo se tut, comme immergé dans ses souvenirs, et un léger sourire éclaira ses yeux. Alfredino le regardait en silence, en attente. Il comprenait que l'amant de son père était en train de retourner en arrière avec la mémoire à ces jours de près de cinquante-cinq ans auparavant.

Alfredo inspira profondément et se mit à raconter, déclenchant la vague des souvenirs...


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