ON NE S'EST JAMAIS DIT
"JE T'AIME"
CHAPITRE 28
Le salon de coiffure

Pendant une dizaine de jours, ils allèrent voir plusieurs maisons et appartements individuels, pour choisir quoi acheter. Enfin, ils ont trouvé une maisonnette de deux étages qui avait été construite une quarantaine d'années auparavant, avec un petit jardin à l'arrière et une remise qui pouvait contenir une voiture ou leurs deux motos.

Au rez-de-chaussée il y avait une entrée minuscule, la cuisine et un grand séjour, au premier étage, deux belles chambres, une toilette et une salle de bains. Le contrat signé, ils allèrent dans différents magasins de meubles et même chez quelques menuisiers et ils décidèrent comment meubler la maisonnette.

Après un peu plus d'un mois, ils purent quitter l'hôtel et emménagèrent enfin dans leur maison. Une des premières choses que Libero fit, fut de mettre les photos de ses fils et leur photo sur la tablette du buffet du séjour. Ils avaient également acheté une radio qu'ils avaient mise dans la salle de séjour. Libero était fasciné par la radio, qu'au pays ils n'avaient pas.

"Et maintenant, nous pouvons commencer à regarder autour pour voir s'il y a un magasin pour la vente que nous aimons." déclara Alfredo, satisfait.

"Entre la maison et le mobilier, nous n'avons même pas dépensé beaucoup." dit Libero. "Et ça me plaît que nous ayons aussi un jardin. Je vais m'en occuper, au moins dans un peu de temps je le ferai devenir beau, et donc quand il fait beau temps, nous pourrons aussi aller là pour nous détendre. Et puis j'ai remarqué que des maisons voisines ils ne peuvent pas voir à l'intérieur de notre jardin... donc quand nous en avons envie, nous pouvons même y faire l'amour."

Alfredo sourit : "Ça me semble une excellente idée. Oui, nous avons fait un très bon achat. Es-tu heureux, Lino ?"

"Plus qu'heureux, Fredo, plus qu'heureux. Certainement, nous allons vivre ici très bien. Et quand ils seront plus âgés, je peux inviter mes garçons, non ?"

"Bien sûr, spécialement Alfredino, que j'aimerais beaucoup connaître."

"Je... Je vais les inviter les trois... mais je crains que seulement Alfredino viendra... Je crois que Maurizio et Massimo sont heureux que je sois parti, et que seuls Alfredino en souffre."

"Tu lui as envoyé une lettre donnant ta nouvelle adresse ?"

"Pas encore. D'abord, je voulais que tout soit bien rangé. Mais maintenant, je la lui envoie, et je décrirai la maison, et..." Libero s'interrompit, sa voix lui manqua, parce qu'il s'était ému.

Alfredo lui caressa les cheveux, en restant silencieux. Libero lui saisit la main avec les siennes, et il la poussa contre sa joue. Alfredo sentit une larme descendre et la lui mouiller. Alors il le prit entre ses bras, avec tendresse. Libero appuya sa tête sur son épaule. Ils restèrent immobiles pendant plusieurs minutes, ainsi enlacés, debout au centre de la salle de séjour.

Puis Alfredo lui demanda, à voix basse : "Il te manque tellement, ton Alfredino ?"

"Ils me manquent tous les trois... mais ne t'inquiète pas, je suis heureux d'être ici avec toi. Je m'en ferai une raison. Ils me manquent tous les trois, même si Maurizio et Massimo étaient si... si froids avec moi... et que s'il n'y avait pas eu Cecilia ça aurait été encore plus... dur. Mais je les aime, eux aussi... Heureusement que je t'ai."

"Attends de me le dire dans quelques années..." essaya de plaisanter Alfredo.

Libero se détacha un peu de lui pour pouvoir le regarder dans les yeux : "Même dans une centaine d'années, certainement, je pourrai dire que, heureusement, je t'ai, toi. Les garçons me manquent, c'est vrai, mais heureusement je t'ai !" insista Libero.

"Nous devrons apprendre à cuisiner... faire la lessive, repasser et nettoyer la maison. À moins de trouver une femme de ménage."

"Pas besoin, nous nous en tirerons nous deux. Je ne veux pas des étrangers chez nous." dit-il, avant d'ajouter : "À moins que tu y tiennes..."

"Non, ça va. Au moins nous pouvons essayer."

Libero commença tout de suite à prendre soin du jardin. Ils s'engagèrent tous deux à apprendre à cuisiner, en demandant même des conseils aux détaillants d'épicerie. En outre, ils continuaient à tourner à la recherche d'un magasin en vente, mais soit il n'y en avait pas, ou quand il y en avait un, ils n'étaient pas convaincus qu'ils aimeraient l'acheter.

L'hiver vint, plus dur que dans leur pays en Italie centrale. Ils durent acheter des poêles à charbon pour chauffer la maison. Les gens de la place étaient un peu fermés, et après plusieurs mois ils n'avaient pas d'amis, seulement quelques connaissances avec qui ils échangeaient seulement quelques mots, pour la plupart convenables. Mais ils se portaient bien, car ils étaient finalement ensemble.

Le printemps revint et tout le travail que Libero avait fait dans le jardin commença à porter ses fruits. Alfredo lui fit des compliments : "Mais bien, mon jardinier ! Tu m'as fait un très beau cadeau..."

Libero sourit, satisfait. Puis il dit : "Tu sais, je pensais que... Dans la vie, j'ai eu quelques moments de bonheur... mais le bonheur, comme il vient quand tu t'y attends le moins, tout aussi soudainement s'en va. Mais tu m'as donné, et tu es en train de me donner, quelque chose de plus précieux : la sérénité. Et celle-ci reste, en dépit des moments difficiles."

Alfredo hocha la tête : "Tu as dit quelque chose de bien beau."

"Parfois, on confond le bonheur, la sérénité et le plaisir. J'apprends à les distinguer et à évaluer chacun pour ce qu'il est. Qui m'aide en celui-ci, est la sérénité. Quand tu es serein, tu sais voir les choses pour ce qu'elles sont." dit Libero, pensivement.

"Oui... tu as raison."

"Mais... suis-je capable de te donner la sérénité ?"

"Tu es capable de me donner tant la sérénité, que des moments de bonheur, et aussi des moments de grand plaisir. Pour cela, je suis si bien avec toi, Lino."

L'été passa aussi et l'automne vint. Un jour, ils étaient en train de flâner dans les alentours de leur maison, en bavardant tranquillement de ceci et de cela quand ils virent un salon de coiffure qui avait un panneau dans la vitrine qui disait : «On vend salon de coiffure».

Libero s'arrêta et fit arrêter Alfredo. "Qu'en dirais-tu d'un salon de coiffeur ?"

"Eh bien... pourquoi pas? Mais nous devrions apprendre. Une chose est de se raser, une autre est de le faire à d'autres. Et couper les cheveux, je ne crois pas que ce soit très facile."

"Si le patron en plus de nous le vendre acceptait de travailler avec nous pendant quelques mois, en s'engageant de bien nous enseigner le travail..." dit Libero.

Ils regardèrent à l'intérieur et virent qu'il y avait un homme assez vieux, et deux garçons, qui tous deux semblaient être d'environ vingt-cinq ans.

"Et si les deux aides restent..." ajouta, alors Libero.

"Eh bien, nous avons juste à aller parler avec le patron." dit Alfredo.

"Attendons que les clients sortent."

"Ou que le patron soit libre... si c'est cet homme plus âgé." dit Alfredo.

Ils firent ainsi, et quand ils ont vu que seuls les deux jeunes hommes étaient occupés, ils entrèrent. Le magasin était décoré dans un style un peu désuet, mais il était spacieux et avait quatre fauteuils de coiffeur.

Le vieil homme les salua : "Bonjour, messieurs. Lequel d'entre vous veut passer en premier ?"

"Excusez-nous, mais nous ne sommes pas venus pour nous faire couper nos cheveux, mais parce que nous avons vu le panneau sur la vitrine..." dit Libero.

"Ah, bien. Un instant, alors. Si vous êtes intéressés, nous pouvons aller en parler au bistrot voisin. Je me retire seulement la veste de travail et prends l'autre veste et je suis à vous."

L'homme disparut dans l'arrière-salle et revint portant juste la veste de promenade. Il les conduisit au bistrot, ils s'assirent, et commandèrent à boire.

Ils parlèrent, et le propriétaire du salon de coiffure leur dit qu'il les aiderait volontiers à apprendre le métier et que les deux garçons seraient plus qu'heureux de continuer à travailler pour eux. D'autant plus que le travail ne manquait pas et qu'à deux ils ne pourraient pas satisfaire rapidement toute la clientèle.

Quand ils discutèrent le prix, Libero marchanda un peu, et il obtint un bon prix quand il dit à l'homme qu'il serait payé en espèces, la moitié à la signature du contrat et le reste au bout de six mois, le temps qu'ils demandaient au propriétaire de rester travailler avec eux.

Ils s'accordèrent pour étendre l'acte de vente et le déposer et ils décidèrent qu'ils allaient commencer à travailler dans le salon de coiffure à partir de la semaine suivante.

Quand ils rentrèrent chez eux, Alfredo dit : "Quand nous aurons payé le salon de coiffure, il y aura encore assez d'argent à la banque. Donc, je pense, nous pouvons profiter de l'occasion pour refaire un décor plus moderne dans tout le salon. Qu'en dis-tu ?"

"Oui, je pense que c'est une bonne idée. Le propriétaire peut certainement peut être nous dire où devrions-nous adresser pour faire faire les travaux."

"Très bien. Alors maintenant, nous avons aussi un travail. Je commençais à m'ennuyer un peu de ne pas avoir quelque chose à faire. Au moins tu as le jardin..."

"Je pourrai le soigner un peu moins, mais je pense que je vais me débrouiller tout de même. Regarde, Fredo, je pensais cependant qu'avant il nous convient d'apprendre à bien faire les coiffeurs, et quand le vieil homme s'en ira et que nous aurons fini de payer, nous pourrons moderniser le salon. Pour un certain temps, nous allons devoir fermer et peut-être que nous allons perdre certains clients, mais ensuite, quand il sera plus beau les clients reviendront, tu ne penses pas ?"

"Oui, je suis d'accord avec toi."

"Mais tu es toujours d'accord avec moi ?" demanda Libero avec un petit sourire amusé.

"Eh bien, ce n'est pas ma faute si à ce jour là il a toujours été ainsi. Mais sois sûr que quand je ne serais pas d'accord, je te le dirai haut et fort !"

Quand ils eurent enfin appris le nouveau métier et fini de payer l'achat du salon de coiffure, un soir après la fermeture et après avoir nettoyé le salon, Libero et Alfredo demandèrent aux deux garçons qu'ils restent un peu plus longtemps. Ils leur demandèrent ce que, dans le salon, ils trouvaient d'utile, d'inutile ou de manquant, de confortable ou d'inconfortable, et quoi et comment ils aimeraient changer pour mieux travailler et mieux satisfaire les clients.

Comme les deux jeunes hommes commençaient, d'abord timidement, puis progressivement avec plus d'initiative, à répondre aux questions, Alfredo prenait note de tout. Finalement, ils leur expliquèrent qu'ils allaient moderniser et réorganiser le salon.

"Alors... pendant la fermeture, nous ne toucherons pas de salaire ?" demanda l'un des garçons du salon.

"Si vous venez ici tous les jours pour suivre les travaux et aider, vous serez payés comme avant." dit Libero. "Il n'y aura tout simplement pas les pourboires, c'est clair."

L'un d'eux dit qu'il pourrait en profiter pour se marier, et donc manquer pendant quelques jours, et il invita les patrons à la cérémonie de son mariage, invitation que les deux amis acceptèrent volontiers.

Ils commencèrent ainsi les travaux. Tant le salon que l'arrière furent vidés, en vendant tout ce qui était vendable et jetant le reste. On refit toutes les installations, puis ils commencèrent à refaire tout l'ameublement, avec des éléments plus modernes. Même tout le linge fut renouvelé et, sur la suggestion d'Alfredo, ils commandèrent à un couturier des nouvelles et élégantes vestes de travail.

Enfin, ils inaugurèrent le nouveau salon de coiffure, étincelant de miroirs et de lumières. Les clients commencèrent à revenir, et en effet augmentèrent, de sorte que bientôt les quatre fauteuils étaient presque toujours occupés. Libero et Alfredo décidèrent d'embaucher un autre gars qui d'abord s'occupait seulement de nettoyer et garder tout bien rangé, mais qui ensuite apprit progressivement le métier, afin de remplacer ceux des quatre qui devaient s'absenter pour une raison quelconque.

Libero en profita pour soigner un peu plus leur petit jardin, que les deux aimaient et où il planta une tonnelle avec quelques plants de vigne de raisin de table.

Leur vie coulait sereine. Environ une fois par mois Libero et Alfredino s'écrivaient et enfin, quand la guerre fut finie, et que l'Italie était devenue une république le garçon fut majeur. Il se fit faire le passeport et alla les retrouver, en s'arrêtant chez eux pendant une semaine.

La rencontre entre père et fils fut émouvante pour les deux, mais aussi pour Alfredo.

"Enfin, je te connais !" dit le garçon quand il rencontra Alfredo, à la gare ferroviaire, où ils étaient allés l'attendre. "Puis-je t'embrasser ?"

"Bien sûr que tu peux !" lui répondit-il et ils se serrèrent dans une étreinte affectueuse.

"Pendant des années, j'ai désiré rencontrer l'homme qui a rendu heureux mon père," dit le jeune homme, "et te remercier."

Libero était peut-être le plus ému de tous. "Allons à la maison... Dieu, combien je suis heureux, quel plaisir tu me donnes à être venu ici. Rentrons... tu seras fatigué par le voyage, tu auras besoin de te reposer... As-tu faim ? À la maison, nous te préparerons quelque chose..."

"Non, papa, je vais bien, je ne me sens pas fatigué et je n'ai pas encore faim, merci. Je ne voyais pas le moment d'arriver... et t'étreindre à nouveau à moi, enfin."

"Comment sont les autres à la maison ?" demanda Libero.

"Eh bien, comme je t'ai écrit, rien de nouveau. Comme tu sais Maurizio et Massimo se sont mariés."

"Oui, tu me l'avais écrit. Ils n'ont pas encore d'enfants ?"

"Non, pas encore. Mais il se sont mariés récemment, s'ils avaient déjà des fils... tout le monde comprendrait qu'ils n'ont pas attendu le jour du mariage..." dit Alfredino avec un petit sourire malicieux.

"Et tu ne m'as encore rien écrit si tu as une petite amie ou non..."

"Pas pour le moment. Je faisais du gringue à une fille, mais... je me suis aperçu à temps que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, et alors..."

"Qu'est-ce que ça signifie que vous n'étiez pas fait l'un pour l'autre?"

"Eh bien, tu vois, papa... elle était mignonne, mais... mais... tu sais le type qui coupe et coud les vêtements sur les autres, toujours critiquant tout... qui ne peuvent pas accepter les autres tels qu'ils sont..."

"Mais dis-moi, Alfredino... dans nos lettres je ne t'ai jamais demandé si tu as encore rencontré Pietro, comment il va, ce qu'il fait..."

"Oui, je l'ai rencontré... et il m'avait demandé de tes nouvelles. Puis, il a dû quitter le pays..."

"Dû ? Pourquoi ?"

"Parce que, malheureusement... on a su que... qu'il avait essayé avec un garçon, avec le fils du facteur, et ainsi... sa vie dans le pays était devenue impossible. Pense juste que quand il allait dans certains magasins pour acheter quelque chose, on ne le servait pas. Sans parler des mauvaises blagues, les insultes. Il avait aussi perdu son travail, ils l'ont licencié avec une excuse... Ainsi, il dût partir, le pauvre Pietro."

Libero hocha la tête : "Oui, je vois... Personne ne veut autour d'eux... les gens comme nous."

"Justement ce fut une des choses qui avaient commencé à m'éloigner de la fille avec qui je flirtais... l'entendre être si venimeuse contre le pauvre Pietro, qu'elle ne savait même pas... m'a fait sentir mal... Si un jour je vais avoir une autre fille, si je l'épouse, je veux qu'elle soit avec un bon cœur et un esprit ouvert. Peut-être laide, mais bonne."

"Mignonne et bonne serait encore mieux, non ?" dit Alfredo avec un sourire : ce grand jeune homme lui plaisait.

Alfredino répondit avec un sourire : "Et si, en plus que bonne, mignonne, ouverte elle sera également riche, je ne le regretterais pas !" dit-il gaiement.

Fredo et Alfredino lièrent tout de suite, en se trouvant réciproquement sympathique, pour le plus grand plaisir de Libero.

À un moment où ils étaient seuls, le garçon dit : "Maintenant que je t'ai rencontré, je suis plus fier que jamais que mon père ait voulu me donner ton nom. Et je te suis reconnaissant de prendre soin de lui, de l'aimer bien. Je suis également heureux de voir que vous vous êtes bien ensemble, avez un bon travail et une belle maison."

"Oui... nous avons eu de la chance. Et Lino, ton père, a de la chance d'avoir un fils comme toi, qui l'aime, même s'il est... même s'il vit avec moi."

"Mon papa est un homme bon et juste, et plus je vieillis, plus je regarde autour, plus je me rends compte de ce qu'il est un père exceptionnel, comme je suis chanceux d'avoir un père comme lui. Si seulement Massimo et Maurizio aussi s'en rendaient compte... Je sais que papa souffre de leur rejet."

"Oui, c'est vrai, mais ton affection lui procure un grand réconfort..."

"Et grâce à toi, Fredo. Surtout grâce à toi. Et pour ça je t'aime bien."

Alfredo fut ému par ces mots et il l'étreignit, instinctivement. Puis, craignant que le garçon puisse ne pas apprécier son étreinte, il se dégagea de lui et, presque dans un murmure embarrassé lui présenta ses excuses.

"Désolé pour quoi ? de bien m'accepter?" demanda Alfredino. "De bien m'accepter et de me le montrer ? Ne sois pas stupide, Fredo. Ne te demande pas comment... comment je peux interpréter ton geste d'affection..."

Alfredo réalisa que Alfredino avait correctement deviné sa peur, et il en admira l'intelligence, et même ressentit une grande affection pour le garçon, si jeune et pourtant si mûr.


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