ON NE S'EST JAMAIS DIT "JE T'AIME" |
CHAPITRE 5 Le premier baiser |
Le froid augmentait progressivement. Libero, dans son grand manteau militaire, était debout, appuyé contre le tronc d'un arbre dépouillé, fumant une de ses cigarettes, une expression détendue sur son visage. Il jeta un regard à Alfredo qui était à un pas de lui, et qui le regardait avec un léger sourire sur ses lèvres. "Il ne m'arrive presque plus de rêver la guerre, sais tu ?" lui dit Libéro. "Bien plus rarement, au moins." Ajouta-t-il en tira une autre fois sur sa cigarette, puis en lançant une bouffée de fumée et en la suivant du regard pendant qu'elle se dispersait dans l'air. "Très bien." "Il est en train de faire de plus en plus froid." "On est en hiver. C'est naturel." "Oui. Ça te plaît d'être ici ? Ce travail ?" "Assez. Et à toi ?" Libero hocha la tête alors qu'il regardait le bout allumé de la cigarette qu'il tenait entre le pouce et l'index, face à la paume de sa main. "Ça me plaît, oui. Mais aussi parce que tu es ici." dit-il presque à voix basse, sans le regarder. Alfredo eut l'air légèrement surpris. Puis il fit un pas, de manière à se trouver en face de lui, il lui mit ses mains, légères, sur la taille, et pencha en avant son visage, jusqu'à ce que ses lèvres effleurent celles du compagnon. Il sentit Libero se raidir, mais sans tenter de se dérober. Encouragé, il lui frotta légèrement les lèvres avec les siennes, en pressant un peu. Puis il les desserra à peine, en faisant sortir sa langue, qu'il passait sur les lèvres fermées de l'autre, en la forçant un peu au milieu. Libero laissa échapper un léger gémissement, il était raide comme un manche à balai, mais ne se dérobait toujours pas. Alfredo devint alors un peu plus hardi : il sentait son sang battre avec vigueur contre ses tempes. Il se poussa tout contre lui, léger, et le baiser devint un peu plus intime, insistant. Libero laissa échapper à nouveau un gémissement, mais il entrouvrit les lèvres. Le baiser devint un peu plus intime, graduellement plus profond. Libero ferma les yeux et commença à trembler légèrement. Puis Alfredo sentit une main se poser sur sa poitrine et le repousser, mais presque avec délicatesse. Alfredo fit un pas en arrière, se détachant de lui, et le regarda droit dans les yeux, pour y lire une réaction, pour anticiper ce que l'ami lui dirait. Libero leva les yeux et leurs regards se rencontrèrent. "Pourquoi ?" demanda Libero, à voix basse. "Ça fait des siècles que je voulais le faire." "Mais pourquoi ?" "Parce que... parce qu'oui." Libero secoua légèrement la tête, comme s'il n'arrivait pas à comprendre ce qui venait de se passer. "Mais je... Je ne suis pas une fille..." murmura-t-il, avec une expression sérieuse. "Je le sais bien." dit Alfredo, lui aussi à voix basse, en ébauchant un sourire léger. "Et je... Je suis certainement pas un pédé." ajouta l'ami, en secouant de nouveau la tête. "Et alors ?" Alfredo demanda. "Ça a été bon." "Bon ? Mais tu m'as embrassé..." "Oui, bien sûr. Et tu... tu ne m'as pas fait arrêter." "Oui que je t'ai fait arrêter." "Pas tout de suite... seulement après un bon moment..." "J'étais... je suis surpris. Deux hommes... ne s'embrassent pas." "Oh que si qu'ils peuvent s'embrasser, aussi deux hommes." "Mais pas comme ça." "Comme ça... comment ?" "Comme tu l'as fait." "Et alors ? Maintenant, tu es furax contre moi ?" "Non... surpris. Je ne m'y attendais pas." Alfredo haussa les épaules, sans perdre son sourire léger. Dans l'ensemble il était satisfait de la réaction calme, tranquille, de son compagnon. Il se rendait compte de ce qu'il avait risqué. Libero aurait pu réagir violemment. Mais il ne l'avait pas programmé, ça lui était venu ainsi, spontanément, et il l'avait fait. Et il se sentait le désir de le faire de nouveau, mais il se dit que peut-être il était préférable de ne pas le faire encore. "Je ne regrette pas du tout, de l'avoir fait." dit Alfredo avec une voix encore plus faible. "Ah." ce fut le seul commentaire de l'ami. Puis, hésitant, presque en ayant honte de ce qu'il disait, il lui demanda : "Mais tu... tu es... ainsi ?" Alfredo sourit : il n'avait pas eu honte de dire qu'il n'était pas pédé, mais il en avait à lui demander s'il l'était. "Qu'en penses-tu ?" demanda-t-il, au lieu de lui répondre. "Je ne sais pas... Je ne le dirais pas, certainement pas, de toi... Non, je ne le dirais pas." répondit-il, et il éteignit soigneusement le mégot de sa cigarette, qui s'était complètement consommée sans qu'il eût fini de fumer, contre le tronc rugueux de l'arbre, en lui tournant légèrement les épaules. "À moi, ça m'a bien plu le faire..." dit Alfredo. Libero ne dit rien. Il se tourna de nouveau vers lui et le regarda. Alfredo tâcha d'interpréter ce regard : il semblait troublé, mais pas en colère. Confus, mais pas offensé. "Je ne m'y attendais certainement pas..." murmura encore Libero. Il prit le fusil qu'il avait appuyé contre le tronc, le mit à l'épaule, puis il dit à son ami : "Allons. Nous devons terminer le tour." Ils marchèrent pendant quelques heures, en silence, presque toujours côte à côte, lorsque le sol le permettrait. Occasionnellement Alfredo lui jetait un regard, mais Libero regardait ostensiblement autour, jamais vers lui. "Jusqu'à présent, on n'a pas encore vu aucun braconnier." dit Libero à un certain moment, sur un ton délibérément décontracté, indifférent, comme pour dire que ce qui était arrivé devait être oublié. "Peut-être qu'ils viennent à la belle saison." dit Alfredo, d'un ton banal, lui aussi. "Et le baron Altieri et ses amis ne sont jamais venus faire une battue de chasse." "Eux aussi, ils vont se faire voir avec la belle saison, tu verras ; maintenant il fait trop froid." "Oui, il fait vraiment froid !" Il avait aimé l'embrasser, et peu avant qu'il le pousse loin, il avait eu l'impression qu'il commençait à répondre à son baiser. Peut-être à cause de cela il avait décidé de le repousser, même si sans la moindre rudesse. Par conséquent, se dit-il, Lino aussi l'avait aimé, ce baiser. Peut-être que c'était ce qui l'avait troublé... "Je ne m'y attendais pas", était tout ce qu'il avait dit. Pas de mauvais mot. Pendant qu'il l'embrassait, Alfredo s'était immédiatement excité, il avait senti son membre presser, arrogant, contre les tissus. Il lui aurait plu de savoir si Libero avait aussi eu une érection. Mais il n'aurait pas pu certainement le toucher entre les jambes, ça aurait peut-être été... trop osé, avec Libero. "Je ne suis pas pédé", il avait dit, donc il avait perçu que ce baiser était une proposition sexuelle. Eh bien, il ne pouvait pas le prendre pour un baiser amical, fraternel... se dit Alfredo en souriant. "Je ne comprends pas quel plaisir il y a à chasser, à tuer des pauvres animaux." dit Libero. "Eh bien, nous aussi, ou ceux qui pour nous, tuent des bœufs et des poulets et d'autres animaux, pour les manger. Eux, les nobles, les riches, ils aiment à le faire comme un passe-temps, mais ensuite, eux aussi, ils les mangent. Et il semble que le gibier soit meilleur que la viande du boucher ou du charcutier." "Ce sera comme tu le dis. Mais je doute que je peux trouver quelque chose d'amusant à tuer un animal. On doit le faire pour manger, d'accord... mais pour s'amuser... Je ne le comprends pas." Libero semblait plus bavard que d'habitude et Alfredo comprenait que c'était un moyen pour éviter de penser à ce qui venait de se passer, pour revenir à la «normale» d'une manière ou d'une autre. Alfredo mourait d'envie de l'embrasser encore, de l'embrasser plus longtemps, de le serrer contre lui et lui faire sentir son érection, dans l'espoir de sentir celle de Libero, en réponse à la sienne. "Mais pourquoi tu l'as fait ?" lui demanda Libero de but en blanc. Lui, comme Alfredo, ne réussissait pas à penser à autre, bien qu'il ait essayé. "Quoi ?" "Allez !" dit Libero, sans le regarder. "T'embrasser ? Parce que j'en avais envie, parce que j'en avais besoin." répondit-il honnêtement. "Besoin ?" il lui demanda d'un ton étonné. "Besoin, oui, besoin !" "Ça te manque, une fille ?" "Tu n'es pas une fille." "Non, bien sûr. Mais ici, il n'y en a pas." "Pour celui-là... Je peux toujours me défouler tout seul comme tu le fais quand tu crois que je dors..." "Ah. Mais alors ? De quel besoin tu parles ?" "De toi. Tu me plais." "Toi aussi tu me plais, mais je, certainement, je ne..." "Et moi par contre oui. Ça te crée beaucoup de problèmes ? Ça te dérange qu'on doit travailler ensemble, toi et moi, maintenant ?" "Mais non... cela n'a rien à voir. Mais je ne... je ne comprends pas." "Il y a peu à comprendre. J'en avais envie et je l'ai fait. Voilà tout." "Envie... et besoin, t'as dit." "Bien sûr, aussi besoin." "Besoin de moi." souligna Libero, d'un ton légèrement incrédule. "De toi, oui, de toi." Ils continuèrent à marcher pendant un moment en silence, à nouveau. Puis Libero dit : "C'est à toi d'aller faire les provisions, cette semaine, pas vrai ? Demain, non ?" Il tâchait de ne pas y penser de nouveau, c'était clair. "Oui. Sauf si tu veux y aller toi..." "Non, non, ça va bien. C'est à ton tour. Tu devrais trouver une pierre à aiguiser pour le rasoir et aussi pour les couteaux de cuisine. Ça devrait certainement être à la charge du baron, pas à la nôtre." "J'essaierai de le dire à l'intendant. Besoin d'autre chose, au village ?" "Non, je ne crois pas. Eh bien, les dix cigarettes habituelles. Ce n'est pas que j'aime vraiment les Éva, mais apparemment ils n'en vendent pas d'autres au village..." "Ève ne me plaît pas à moi non plus..." dit Alfredo et se demanda si Libero aurait compris sa plaisanterie. "Mais tu ne fumes pas." dit Libero d'un ton un peu surpris. Évidemment, il n'avait pas compris le jeu de mots... ou il avait délibérément fait semblant de ne pas avoir compris. Plus tard, pendant le dîner à la lueur de la lanterne, Alfredo vit que, quand il pensait ne pas être remarqué, Libero le regardait avec une intensité particulière. Il était sur le point de lui demander pourquoi il le regardait ainsi, mais il choisit de ne rien dire. Il aurait voulu savoir ce qui était en train de s'agiter dans la tête du camarade. "Ici, le pain qu'ils font c'est vraiment bon. Et la fille du boulanger est certainement mignonne." dit Libero. "Plus que ta Cecilia ?" lui demanda Alfredo, d'un ton léger. "Non, mais quel rapport ? Dans un an, plus ou moins, nous devons nous marier. Quand j'aurai mis assez d'argent de côté." "Si tu ne fumais pas, tu en mettrais un peu plus de côté." "J'en ai pris l'habitude pendant la guerre. Ça me calme. Ça me plait. J'en ai besoin parfois." "Chacun a ses besoins..." dit Alfredo avec ironie légère. Libero le regarda un peu surpris, comme s'il avait été contraint de se rappeler ce qui était passé entre eux ce jour-là. Mais il ne dit rien et détourna le regard presque immédiatement. "Que dis-tu si on va dormir ?" demanda Libero. "Oui, nous préparons les deux braseros, bien que dans cette pièce si grande, c'est à peine si on réussit à tiédir l'air." "Sans, ce serait encore pire, surtout quand on se déshabille." "Mais quand nous nous habillerons ils seront éteint. Et le matin, il fait plus froid que dans la soirée." "Eh bien, Fredo, on doit se contenter de ce que nous avons." Avec deux braseros de cuivre en main, et les lanternes, ils quittèrent la cuisine et allèrent dans la pièce où étaient les deux lits. Chacun plaça le brasero sous son lit, la lanterne sur la caisse des vêtements là à côté et se déshabillant rapidement ils se faufilèrent sous la couverture et éteignirent les lampes. Après quelques minutes, la voix de Libero demanda, dans l'obscurité : "Tu dors déjà ?" "Oui, depuis un peu." plaisanta Alfredo. "Idiot !" "Merci." "Pourquoi tu m'as embrassé ?" "Ça t'a tellement bouleversé ?" "Non... c'est que je voudrais comprendre. Besoin, t'as dit... envie et besoin... Je ne comprends certainement pas. Besoin d'embrasser ?" "Aussi d'autre, à vrai dire. Mais un baiser... pour commencer." "Pour commencer ?" "Allez, tu n'est pas né de la dernière pluie, non ?" "Mais tu... tu l'as aussi... tu l'as fait... aussi..." "Avec un mâle ?" lui suggéra Alfredo, le sentant si hésitant. "Eh !" répondit l'ami. "Oui." "Oui ?" "Oui !" "Et... toi... ça te plaisait ?" "Bien sûr." "Et... tu voudrais..." "Je voudrais, bien sûr." "Avec moi ?" "Tu me plais, je te l'ai déjà dit." "Mais tu... tu n'es pas... tu n'es pas du tout... un de ceux-là, non ?" "Qu'importe ? Je le suis, je ne le suis pas... Mais j'aimerais le faire avec toi, voilà tout." "Je ne l'ai jamais... jamais fait." "Pas même avec une fille, tu m'as dit." "Eh bien... c'est différent, non ?" "Comment tu fais, Lino, pour dire que deux choses sont différentes quand tu n'en sais rien des deux ?" "Quel rapport..." "Il y a un rapport." "Mais il est naturel qu'un garçon et une fille..." "Tout ce qui se passe en nature est naturel." répliqua tranquillement Alfredo. Ils se turent un instant, chacun perdu dans ses propres pensées. Puis Libero dit : "Mais c'était étrange." "Moche ?" demanda Alfredo. "Étrange, pas moche. À toi... ça t'a plu ?" "Si nous l'avions fait un peu plus longtemps, et un peu mieux... Ça commençait à me plaire." "On... on sentait que... Je n'ai jamais... jamais embrassé ?" "Oui, on le sentait." "Mais tu commençais à aimer... tu as dit." "Parce que tu avais commencé à répondre." expliqua Alfredo. "Je me sentais trop bizarre... et je ne m'y attendais certainement pas." "De toute façon, il me semblait que tu commençais à aimer... Dis-moi la vérité, Lino." "Je ne sais pas, honnêtement, je ne sais pas." "Mais maintenant, en y repensant... tu ne voudrais pas... essayer de nouveau ?" hasarda Alfredo. "Je ne pense pas, non, je ne pense vraiment pas." "Pourquoi?" "Parce que non." répondit Libero. "Quelle réponse de merde." "J'en ai pas une autre. Laisse-moi tranquille." "Mais oui, n'aie pas peur." "Nous sommes amis. Restons amis." dit Libero d'un ton conciliant. "C'est toi qui a commencé cette conversation, pas moi." "Mais c'est toi qui a commencé... que tu as fait... que tu m'as embrassé, en traître." "Dois-je te présenter mes excuses ?" "Oublie ça. Dormons. C'est certainement mieux." dit Libero. Dans la pièce sombre, le silence descendit de nouveau. Peu après, d'abord Alfredo, puis ensuite Libero, ils s'endormirent.
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